Mâadith
Au seuil de la chambre étroite, à l’ombre du mur, Louinissa est savamment affairée.
Dans un mortier de cuivre, sous le poids d’un lourd pilon de cuivre aussi, elle broie un mélange d’antimoine, d’alun et de girofle. Elle y ajoute le noir de fumée précieusement recueilli contre un vase d’argile n’ayant pas encore servi. Elle y mêle une poudre plus précieuse faite de corail et de perles pulvérisées, parfumées de benjoin. Cela compose le kehoul dont s’avivera le regard de Mâadith et dont s’alanguiront ses paupières bistrées. Elle ouvre par son extrémité supérieure un superbe citron mûr et odorant ; elle l’emplit de sucre et l’expose un moment à la chaleur des braises d’un kanoun ; quand l’intérieur du fruit est en ébullition, elle en exprime le jus tamisé à travers un morceau de mousseline. Cela sera le fard qui doit donner à l’épiderme de Mâadith la finesse et l’aspect lustré du satin. Dans un vase de terre vernissée, elle pétrit légèrement des feuilles de henné pilées avec un peu de vinaigre et de l’essence de jasmin. Cela remettra aux cheveux de Mâadith des reflets d’acajou plus vifs et rendra ses ongles, la paume de ses mains et les talons de ses pieds charmants, couleur d’orange sanguine.
Pour la bonne matrone, comme pour toute femme indigène que gagne la vieillesse, il y a une volupté secrète et profonde à faire revivre la coquetterie de sa jeunesse dans le soin tendre, et sensuel un peu, qu’elle prend de la coquetterie d’une autre femme jeune. Près d’elle, Mâadith, le visage fermé, le geste lent et distrait, sème de paillettes d’argent le tissu velouté d’une serviette de hammam.
Louinissa s’inquiète de son silence prolongé. Elle voudrait la voir souriante, car son sourire est tel le lever du soleil sur les montagnes. Elle plaisante, non sans souhaiter que sa plaisanterie prophétise :
— O Mâadith, ô Mâadith, voici toutes ces choses préparées pour ta beauté, pour la beauté de la fiancée d’El Mensi peut-être !
— Il y manque le souak, dit Kralouk surgissant à l’improviste.
Sur les genoux de la brodeuse, il jette le petit paquet de brins d’écorce de noyer, que les femmes mâchonnent jusqu’à ce que leurs gencives soient brunes et leurs dents éclatantes. Mâadith a sursauté ; ses yeux rencontrent le défi de ceux du musicien. Elle détache un brin d’écorce et le glisse doucement entre ses lèvres.
— Attends ! fait vivement Kralouk. Chacun de tes gestes ne vaut-il pas une chanson ? Je te chante celle-ci, plus vieille que toutes les autres :
— O mes sœurs, reprend-il, soyez muettes le temps de tresser une chevelure, car ma matinée fut laborieuse et je cherche le sommeil.
Il pénétra dans la petite pièce dont le rideau retomba dernière lui.
Les deux femmes se turent un long moment. Mâadith était troublée. Des sanglots lui montaient à la gorge, qu’elle refoulait avec autant de dépit que de fierté. En reniant inconsciemment la foi de ses pères musulmans, elle avait trouvé du bonheur et de la sérénité dans la foi catholique du couvent. A présent elle était encore tourmentée. Sœur Cécile avait eu beau mourir du second reniement, conscient et volontaire, elle revenait parfois comme un fantôme lugubre et doux. Elle revenait plaintive et ravissante, avec son visage d’extase et d’adoration, le front pur sous le pur bandeau de la coiffe blanche serrée, — un front lisse et brillant jusqu’à rendre imperceptible, effacée presque, la marque tatouée de la croix sarrasine. Sœur Cécile ne reprochait rien à la parjure, mais elle était un regret, — ce mal que connaissent les civilisés, sentiment cruel, le seul peut-être dont restent imprégnés ceux que l’on civilise et qui finissent par échapper à la civilisation. Sœur Cécile ne désirait pas ressusciter ; elle oubliait son passé sur lequel avait soufflé le vent des modifications profondes ; mais Mâadith ne se sentait pas heureuse.
Louinissa guettait sur ses traits l’expression de son souci. Son affection maternelle voulait en deviner et en détruire les causes.
— Mon petit chevreau de Kabylie, je te prie d’être à l’abri de la tristesse. Quelle chose pourrait t’affliger, en vérité ? Allah t’a mise là où tu dois demeurer et pour que ce soit dans la satisfaction. C’est comme si tu étais née, hier, sur mes genoux. Te voici grandie par le soleil d’une seule journée et le matin de l’amour va déjà se lever pour toi. Cependant, si tu songes encore à quelque péché avec un esprit chrétien, je te dirai une histoire véritable pour te rassurer et pour que tu trouves le repos. — « Yaya Amsili était pauvre dans la montagne et ses parents morts ne protégeaient plus sa vie. Il se réfugia dans un village chrétien et ce fut pour lui presque comme ce fut pour toi. Un prêtre français le recueillit et l’adopta. Même il l’emmena dans une grande cité de France et le fit devenir savant. Il devait être prêtre comme cet homme de bien qui l’avait secouru ; mais celui-ci lui conseilla de revoir son pays et les gens de son village auparavant, car c’était un vieillard plein de sagesse. Yaya Amsili consentit et revint parmi les Kabyles. Je l’ai vu. Il revint et ne retourna jamais près de son père le prêtre. Yaya Amsili s’est marié avec une fille de Guenzet. Il est toujours pauvre. Il travaille chez des colons. Il a oublié toute sa science. J’ignore quelles sont ses prières et quelle est la religion de son cœur, mais il est heureux. Quand les Français l’interrogent avec étonnement, il répond : — « Vous ne pouvez pas comprendre ; votre sang est trop froid et votre tête étroite. » — Ainsi tous ceux qui quittèrent l’Islam et la montagne reviennent quand ils veulent retrouver le bonheur.
Parce que Mâadith n’aspirait qu’à être convaincue, un esprit de contradiction lui fit objecter :
— Tous ne reviennent pas. Regarde ces autres Kabyles baptisés, qui habitent près des maisons des Pères blancs, orphelins mariés avec des orphelines baptisées aussi ; sont-ils malheureux ?
Louinissa eut une moue sceptique.
— Il y a tout dans le monde et qu’est-ce que cela prouve ? Quel est le nombre de ces gens dont tu parles ? Et j’ai entendu dire qu’ils pouvaient frapper leurs épouses et que celles-ci pouvaient être infidèles aussi bien que les gens des villages musulmans. Où est la vertu de la vie, je te prie, sinon dans la magnificence de ton cœur et dans la beauté ?
— C’est Kralouk qui t’apprit cela ?
— Kralouk, et le nombre de mes jours, et l’exemple des hommes et des femmes que j’ai vus, puisque, quant à moi, je n’ai ni esprit ni savoir. Ma petite sultane, connais le plaisir d’être épouse et ta sérénité sera bonne et savoureuse comme un fruit mûr.
Elle parlait à voix basse, mais se rapprocha de Mâadith pour dire plus bas encore, afin de ne pas éveiller son seigneur :
— Je t’apprendrai tout ce que je sais. Ce matin, je suis allée chez les Smadja tandis que tu dormais. C’est Hadjira, la nourrice, Hadjira qui a cent ans d’expérience dans les choses de l’amour, c’est elle qui a parlé au Nomade. Elle a si bien parlé que celui-ci croyait te voir devant lui, dit-elle ; son visage était celui d’un lion et ses yeux luisaient comme un feu sous la tente. Et il a récompensé Hadjira. Il l’a priée de se hâter, de demander à Kralouk de fixer la somme qu’il doit verser pour ta dot. (Je suppose que Kralouk exigera beaucoup, car tu es la perle sans prix, et cet argent te servira pour de nouvelles parures.) Puis le djïied a dit qu’il enverrait la somme avec le coffre de ses présents. Il va retourner au désert. Il faut que les fiançailles soient convenues pour que nous partions avec lui. O petite sultane, petite sultane, les belles noces qui te fêteront là-bas ! Kralouk a promis de voir El Mensi aujourd’hui ; mais il convient que tu paraisses l’ignorer.
Louinissa se tut tout à coup. L’Homme au djaouak se tenait au seuil de la porte, écoutant. Sa physionomie très pâle revêtait une expression sauvage et ses yeux verdâtres étaient tels que Mâadith frissonna sous leur regard. Il ne fit aucune réflexion et redescendit dans les rues.
— Louinissa, Louinissa, cria Mâadith d’un accent de détresse, nous ne partirons pas pour le désert ! Je ne serai pas la femme d’El Mensi et ce bonheur ne sera pas pour moi, parce que Kralouk ne le veut pas.
La bonne matrone parut frappée comme d’une révélation.
— Crois-tu vraiment cela ? murmura-t-elle.
Elle se mit à réfléchir.
Parmi les paillettes de son ouvrage, Mâadith sanglotait éperdûment. Il lui semblait n’avoir jamais connu pareil désespoir, que toute lumière finissait pour ses yeux et toute espérance pour son esprit. Au moment de participer à ce qui lui était resté la vie défendue, secrètement enviée et désirée de toute son hérédité et de toute sa ferveur imaginative, un obstacle pire que toutes les règles et toutes les lois, la volonté de Kralouk, lui interdisait de cueillir cette grande fleur de volupté épanouie pour elle et plus belle d’être plus nouvelle et plus inattendue. La volonté de Kralouk… Maintenant elle saisissait mieux la signification menaçante et provocatrice de la chanson de l’Homme au djaouak, cette chanson jetée comme un défi à la face du seigneur saharien. Lui, ignorant des choses, n’avait point compris et les serviteurs s’approprièrent les pièces d’or dédaignées par le chanteur. Maintenant, elle savait pourquoi celui-ci ne voulut pas les prendre et cela révélait la haine et le mépris de Kralouk pour le Nomade. Et Mâadith traduisait, comme une indication plus tragique, la strophe scandée tout à l’heure par Kralouk, tandis qu’elle glissait entre ses lèvres un des brins du souak.
— Crois-tu vraiment cela, répétait machinalement Louinissa. — Mais déjà l’évidence se précisait. Elle se souvenait des gestes de son mari et les interprétait comme Mâadith. — Oui, reprit-elle, tu as raison, Kralouk ne voudra pas. Elle ajouta en enveloppant la désolée d’un regard mélancolique où fluaient un peu de déception et très peu d’envie : — Il ne voudra pas parce qu’il est jaloux de toi, ô la petite beauté. Nous devions le savoir avant cette heure.
Mais Mâadith se rebellait :
— Je ne suis ni la fille, ni la nièce, ni la sœur de Kralouk et il n’a point de droits sur moi. Je quitterai cette maison et je suivrai El Mensi !
Elle disait cela, et dans son âme, elle savait qu’elle ne l’accomplirait pas. Louinissa secouait la tête, incrédule :
— Il n’existe aucune femme ayant résisté à un désir ou à une volonté de Kralouk. Serais-tu la première ? Alors, parle-lui, dès qu’il rentrera. Peut-être te répondra-t-il, peut-être te regardera-t-il seulement et votre destin sait ce que cela voudra dire.
Elle poussa un soupir, puis se rapprocha encore de Mâadith et la prit dans ses bras. Elles redevinrent silencieuses et demeurèrent ainsi, tristes et douces, déjà résignées et veules, quoi qu’il advînt. Les velléités de résistance de Mâadith se fondaient dans la tiédeur des bras de Louinissa. Son désespoir s’abolissait peu à peu dans l’amollissement de l’immobilité et la torpeur enivrée des parfums imprégnant leurs vêtements et s’exhalant des vases et des mortiers de cuivre. Interroger Kralouk et lui tenir tête, Mâadith n’y songeait plus. Depuis trop longtemps un sortilège était entre eux ; depuis trop longtemps l’Homme au djaouak était le plus fort. Incarnait-il le puissant génie de la race ou de la religion ? Devait-il son pouvoir à son audacieuse pensée ou à l’influence occulte de quelque plan patiemment élaboré, invariablement poursuivi, certain de son aboutissement comme d’une prédestination ?…
Quand Kralouk revint, très avant dans la nuit, il trouva les deux femmes endormies. La tête de Mâadith reposait sur le sein de Louinissa ; dans le sommeil, elle avait le visage d’un enfant.
A la clarté du ciel nocturne, Kralouk la contemplait longuement et il pleurait.