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Mâadith

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— C’est elle.

Mère Augusta s’éloigna discrètement, ne voulant pas que sa présence me parût pouvoir influencer la petite convertie.

Les roses d’automne et les chrysanthèmes déroulaient des écharpes de couleur aux deux bords de l’allée de cyprès. Le jardin descendait vers la mer avec toutes ses floraisons et ses verdures, comme attiré par l’aimant scintillant des vagues. Entre les arbres alignés tels des cierges, Mâadith-Cécile venait à moi avec ce rythme qui enchante l’allure des femmes d’Orient et dont les Occidentales ne possèderont jamais le secret. Et ce rythme me semblait surprendre et modifier la rigidité des plis de la robe noire de la novice. Mais les mains brunes aux ongles bombés étaient dévotement jointes, les longues paupières baissées, le visage étroit penché et comme retiré dans l’encadrement profond, roide et blanc, de la coiffe monacale.

Mâadith releva la tête et souleva ses paupières en me saluant. Dans ce jardin de cyprès et de roses, où chaque bosquet renfermait un autel chastement fleuri, comment oublier jamais la vision de ce visage d’amour, de ces yeux intenses brûlant de langueur mystique, éblouissants dans leur indéfinissable regard ! Cette étrange et adorable figure était celle de quelque prêtresse, ressuscitée sous les arbres d’un décor archaïque, dans le puissant parfum de myrrhe et d’aromates qu’ils distillaient pour le mêler au subtil encens évaporé des roses. Mâadith, Mâadith, vous dormiez depuis plus de deux mille ans dans un sarcophage de pierre grise, aux sépulcres de la ville de Didon. Et vous voici réveillée, ô Mâadith, immobile et droite, toute embaumée de cire et de résine. Votre belle bouche a gardé son sourire énigmatique et inspiré. Si nous écartions ce voile, qui vous enveloppe d’un nuage obscur, vous vous érigeriez, fine et superbe, dans la tunique ailée aux couleurs de Tanit !

Mais sœur Cécile parla et j’en voulus un peu à Mâadith des pensées que son apparition m’inspirait. Sœur Cécile parla et si, sous la coiffe enserrant le front charmant, je n’avais aperçu le tatouage primitif, — la petite croix sarrasine, marque indélébile que l’ouchem, avec la pointe d’un couteau trempé dans du noir de fumée, mit au front de l’enfant kabyle, — j’aurais cru que jamais sœur Cécile n’avait été Mâadith.

— Je suis heureuse de vous connaître, Madame. Notre chère supérieure vous aime et vous devez l’aimer aussi. Elle est tellement admirable ! Ses traits me rappellent ceux de sainte Thérèse ou de sainte Cécile, ma patronne. Elle possède toutes les vertus du Ciel. Elle est parmi nous comme une lumière. Je n’aspire qu’à lui ressembler ; — mais deviendrai-je un jour digne d’atteindre à une telle perfection ?…

La voix chantait, émue et émouvante ; l’accent était délicat et sincère.

— Vous ne pourriez penser d’elle plus de bien que ce que j’en pense, ô sœur Cécile. N’est-ce pas surtout son influence qui vous fit apprécier et vous incline à choisir la vie religieuse de préférence à toute autre ?

— Son exemple spirituel, oui, et l’exemple, matériel puis-je dire, de sœur Bénigne.

Ah ! sœur Bénigne, dont la ronde silhouette, alerte et sautillante, parcourt les allées du jardin, enjambe les bordures, attaque les massifs d’un sécateur vigoureux et impitoyable, se penche sur un semis d’un geste attendri qui couve, relève les tiges d’une main qui semble soutenir un front affligé, sœur Bénigne, chef jardinier, guide aussi la convertie !

Je sais qu’elle remplit encore le rôle de médecin et d’infirmière de la communauté. Sa large figure, fraîche et à peine ridée, ses bons yeux toujours humides, son caractère plein de bonhomie et de gaîté, sont une panacée universelle près des malades.

— Vous lui vouez une affection particulière ?

— Je lui suis reconnaissante de ses soins pour moi ; mais j’aime également toutes nos sœurs, comme il convient selon notre règle et comme elles en sont dignes.

Cela est dit d’un ton légèrement affecté, les paupières closes sur le regard éblouissant. Nous faisons quelques pas en silence. Je voudrais interroger la novice, la harceler de questions auxquelles elle ne pourrait se soustraire, escalader un mur mystérieux que je sens dressé, impénétrable, entre la vérité nue de son âme et la conscience que l’ambiance lui fit, son langage naturel et l’expression mesurée, non sans préciosité, qu’elle me livre. Je suis depuis trop longtemps familiarisée avec l’esprit secret de sa race pour subir candidement le charme à la manière des religieuses : mais je doute d’instinct et j’hésite par scrupule. Je risque de me tromper. Sœur Cécile est infiniment déconcertante dans sa grâce évangélique, sa beauté rayonnante et quelque chose de violent et de concentré à la fois, de passionné et de tendre, qui émane de ses gestes lents, de ses regards prompts, de sa voix précieuse et modulée.

C’est elle qui me questionne :

— Mère Augusta appartient à l’une des grandes familles de l’aristocratie française, n’est-ce pas ?

— Oui. Comment le savez-vous ? Car je ne suppose pas que ce soit elle qui vous l’ait dit.

— Non, certes ! Elle est trop modeste et trop délicatement simple pour révéler cette supériorité. Mais je le pressentais à la perfection de son caractère et à sa rare distinction. Nos autres sœurs, pas plus que moi-même, ne saurions prétendre à l’égaler.

— Ah ! petite aristocrate, vous gardez des influences musulmanes qui environnèrent votre berceau la prédilection et le respect des castes !

Les yeux de la novice flambent soudain de mécontentement et son visage exprime la fierté blessée. Ce n’est qu’un reflet fugace. Je devine que l’orgueil de Mâadith serait prêt à me répondre, avec une hauteur dédaigneuse, sur un sujet qui lui convient ; mais la prudence et les leçons d’humilité de Cécile s’imposent. La lutte est brève. La petite novice change de conversation.

— Quelle sérénité il y a dans ce jardin. L’éprouvez-vous aussi ? On dirait que ce sont les prières envolées de notre modeste chapelle qui le fleurissent de toutes ces fleurs comme elles fleurissent nos cœurs des grâces du Saint-Esprit. Aimez-vous la musique religieuse ? Quand Mère Augusta se met à jouer sur le petit harmonium du parloir, une force sacrée et toute puissante m’arrache à la terre et m’emporte au ciel. J’entends chanter les anges et je chante avec eux. Je vois leurs splendides visages et mes yeux en restent tellement éblouis que, longtemps après, mes paupières brûlent comme il arrive quand on a fixé le soleil couchant ou contemplé la flamme. Et quand Mère Augusta joue dans la chapelle, pendant les offices, je crois devenir folle d’extase. Je comprends ce que sera la félicité des bienheureux en écoutant les divins concerts. Dans ces moments-là, vous pourriez vainement torturer mon corps ; je ne sentirais pas la souffrance. Oh ! la musique, un accord, même le plus chétif, c’est radieux comme la lumière, magnifique comme la mer, immense comme le firmament ! C’est presque aussi beau que la prière et c’est la seule chose qui, avec l’élévation de nos âmes à Dieu, puisse nous enlever à notre misérable vie humaine pour nous faire goûter par avance les joies ineffables de la céleste existence, celle que nous nous efforçons de mériter par l’indulgence de Notre Seigneur Jésus-Christ !…

La poitrine de sœur Cécile bat très vite sous ses deux fines mains croisées. Ses traits irradient une allégresse indescriptible. Subitement, elle s’apaise, se courbe sur un massif de chrysanthèmes dorés et rouges, les cueille à brassée, en charge ses bras, les presse contre son sein, enfouit son visage dans leur touffe d’où s’exhale une amère et pénétrante senteur et, longuement, longuement, elle respire.

Quand elle relève la tête, sa figure est idéalement souriante et paisible, ses yeux sont telles deux larges coupes pleines de ciel nocturne, avec un lointain, très lointain scintillement d’étoile et qui m’apparaît inexpressif, comme si la révélation dont il était chargé se diluait dans la distance. Elle s’est remise à marcher. J’écoute sa voix, devenue précise et posée, qui prononce des paroles d’érudition gracieuse, autour de l’une de ces réminiscences qui surprennent Mère Augusta :

— Tout à l’heure vous parliez des influences et vous songiez sans doute aux origines de mon berceau. J’en ai perdu le souvenir ; mais je crois que ces origines relèvent bien moins de l’Islam, dernier conquérant politique et religieux de mes ancêtres berbères, que des envahisseurs romains ou vandales et de leurs mercenaires. Vous devez savoir qu’il y a, parmi les tribus, des hommes blonds aux yeux bleus tels des Gaulois, des adolescents roux et des femmes brunes au profil pareil à celui des médailles anciennes. La montagne berbère connut à peu près tous les dieux et toutes les idolâtries : mais mes aïeux furent certainement chrétiens et, par la miséricorde de Dieu et la grâce du Saint-Esprit, je n’ai fait que me restituer à la Vérité.

Je ne retrouve pas ses yeux, réfugiés sous les longues paupières ambrées. Elle s’exprime avec une lenteur discrète et sûre, une conviction définitive, où passent de brusques frémissements. Et cette conviction, qui cherche à s’affirmer en elle et qu’elle affirme, me laisse incrédule et vaguement inquiète comme le Père André, avec une impression de malaise, peut-être de regret. Si elle ne me parlait plus français, il me semble que je déchiffrerais mieux l’énigme. Je la sollicite affectueusement :

— Sœur Cécile, je voudrais que Mâadith me dise quelques mots dans sa langue maternelle ou dans ce parler arabe que je préfère à tous les autres et que vous connaissez.

Je revois les yeux merveilleux. Ils posent sur moi leur noirceur, opaque et dure tout à coup. Un souffle de vent ramène sur eux le voile de la novice.

— Il n’y a plus de Mâadith et j’ai oublié son langage, répond doucement cette élue d’entre toutes les converties.

J’ai quitté sœur Cécile au bout de l’allée, face à la mer immense. L’âme odorante des cyprès et des roses s’exaltait sous les rayons obliques du couchant. Une cloche tintait au couvent et des sons d’harmonium jaillirent de la chapelle, idéalisés, élargis vers l’infini avec le bruit des vagues. Une flamme chaude comme une bouffée de plaisir illumina le visage de la prêtresse à guimpe de nonne. Elle eut hâte de me fuir pour retrouver le sanctuaire harmonieux, clos aux échos du monde réel, asile d’extase, illuminé, fleuri, embaumé d’encens, enivré de prières.


— Eh bien ! me demanda le Père André, qu’en pensez-vous ?

— Je ne sais pas et je ne prévois rien de ce que pourra faire l’avenir.

Il fixa longuement la baie débordante de calme azur sous lequel tanguait la houle profonde. Les reflets du crépuscule durcissaient sa face vigoureuse et franche. Son regard était triste et grave, tel que je l’avais rarement vu.

— Voilà, dit-il, cette mer a roulé le flot des siècles, nourri les mythologies et porté l’élan de plusieurs humanités. Elle n’a rien ignoré des temps les plus beaux et les plus atroces et rien n’en reste écrit sur sa face. Nous ne savons d’elle que ce qu’elle veut bien nous livrer ou plutôt ce que notre intelligence limitée peut en comprendre. Elle nous attire et elle nous fait peur. Nous ne cessons pas de la considérer avec autant d’amour que de crainte. Notre prédilection pour elle vient de ce qu’elle nous est mystérieuse. Je lui compare l’âme de Mâadith, car cette âme porte, inconsciemment je le crois, un mystère qui, peut-être, ne nous sera point révélé.

Il ajouta, après un silence :

— Pour les civilisés et les possesseurs de vérité que nous sommes, cette conversion d’une religion à la nôtre, d’une tradition à notre idéal si différent, d’un état primitif à notre civilisation, implique une immense responsabilité.

— Que craignez-vous ? Sœur Cécile est à l’abri des tentations et l’accoutumance à la règle la défendra contre le danger de lassitude.

— Je crains les à-coups de la vie, dont aucune retraite ne préserve aucune créature. Le salut serait dans la paix absolue et la paix n’est pas de ce monde.

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