Mâadith
TROISIÈME PARTIE
Certaines conversions sont définitives. Elles naissent d’une vision sur le chemin de Damas ou d’une lente évolution personnelle dans une volonté plénière et libre. Elles peuvent procéder de convictions indépendantes, s’accomplir et persister hors du temple ; mais il leur faut une rare qualité de certitude et de résistance.
D’autres sont une moisson, en terre souple et propice, ensemencée par l’exemple. Elles sont plus consenties que voulues, ce qui ne les empêche pas d’être bonnes et de rendre un grain de froment multiplié. Mais elles sont inaptes à vivre d’elles-mêmes et d’elles seules. Elles naissent dans des atmosphères égales et sûres ou possédées de prosélytisme. Elles n’éprouvent ni le désir de réflexion ni le besoin de discussion. Elles croissent à l’abri des vents contraires, sans la nécessité d’acquérir des vertus de combat. Elles représentent un chiffre dont la valeur dépend des autres chiffres constituant le nombre. Si l’atmosphère change, si l’isolement se fait, la conviction vacille puis s’exaspère, se désespère ensuite, hésite enfin, doute parfois, succombe souvent. De telles conversions doivent tout à l’ambiance et ne résistent pas à la solitude.
Hors du couvent, séparée et détachée de ses compagnes, privée d’exemples, influencée par sa race et le nouveau milieu, sœur Cécile était à la dérive. Cependant, elle luttait contre le courant, soit qu’il fût celui d’un torrent hostile et sans merci, soit qu’il coulât imperceptiblement, avec une onde enlaçante, dans la voluptueuse facilité de la vie musulmane. Mais les croyances, dont elle se nourrissait jadis dans une ferveur passionnée, perdaient leur pouvoir absolu. Elle devint moins mystique, puis moins affirmative. Elle renonçait à un apostolat religieux dont elle ne trouvait plus en elle tous éléments de force et de persuasion. Elle avait toujours évité de me parler arabe comme si les précisions ou les métaphores de cette langue, qui peut être la plus concise et la plus enguirlandée, contenaient quelque occulte puissance ennemie de son repos moral : elle s’obstinait à employer le moins possible le langage de ses élèves et à leur faire entendre le français : grief de plus contre elle dans les foyers traditionalistes où on la tolérait par égard pour le talent de Kralouk et à cause du prestige dont il jouissait. Depuis son entrée à l’hôpital des Sœurs Blanches, elle n’avait jamais prononcé un mot de kabyle. Mais le lent travail d’oubli et de recul s’accomplissait insensiblement et invinciblement en elle. Elle n’écrivait pas et ne lisait plus. Un jour, voulant tracer l’adresse d’une lettre pour le musicien, elle ressentit une difficulté à rassembler dans sa mémoire les caractères qui devaient former les noms et à les coordonner sous sa plume. Vers la même époque, jetant les yeux sur un journal, au sujet duquel Kralouk l’interrogeait, elle crut voir des lettres inconnues et ne comprit pas le sens des phrases. Et l’Homme au djaouak se mit à rire silencieusement un soir où, rentrant dans la petite maison, il surprit Mâadith et Louinissa se querellant dans le parler de la montagne.
Les ambitions et les idées de la convertie changèrent d’orientation. Elle venait de découvrir qu’elle deviendrait une personnalité indépendante et vénérée à l’égal d’une sainte si, au lieu de chercher à l’insinuer par la douceur, elle imposait sa doctrine par la violence et les éclats d’une parole enflammée ; mais déjà elle ne déterminait plus si cette doctrine relèverait strictement de la morale et de la foi chrétienne ou serait une manière d’évangile nouveau selon Mâadith-Cécile. Elle savait seulement, dans un orgueil grandissant en proportion de l’adversité, qu’elle voulait être écoutée, dominer ce peuple vers lequel elle se sentait revenir, modifier une ambiance dont elle avait peur encore et dans laquelle elle glissait sans recours. Alors, elle parla arabe pour se faire plus nettement entendre.
Elle entra résolument dans les maisons ; mais le plus souvent, et sans raison apparente, elle garda le silence et ne dit rien du virulent discours dont elle avait rêvé. Elle n’eût pu expliquer pourquoi. Ses plus grandes hardiesses furent de condamner les vieilles coutumes. Cependant, elle ne savait exactement lesquelles proposer pour les remplacer. Elle vécut des heures inactives sur la haute terrasse au-dessus du Rhumel. Kralouk s’attardait près d’elle sous les yeux sans jalousie de Louinissa. Il l’ensorcelait de son djaouak ; celle qui tremblait d’enthousiasme aux sons de l’harmonium de Mère Augusta restait d’une sensibilité profonde et frémissante à toute musique. Il l’enveloppait du réseau de ses contes et de ses bavardages.
— Mâadith, cervelle confuse et visage de lune, écoute ceci. Lorsque je suis né, mon père m’a fait namil en me plaçant une fourmi dans la main. Les gens affirment que cela rend avisé ; mais cela n’est rien pour la félicité. Dans le Sahara, je fus un moula drâa (un homme d’action) ; mais cela n’est rien pour la félicité. Vois cet oiseau noir dont s’écartent les vols de pigeons ; c’est un descendant de Sidi Mohammed le Corbeau. Tu ne connais pas l’histoire de ce saint ? Salah-bey, seigneur de Constantine, le condamna comme imposteur. Le sabre du nègre bourreau trancha sa tête. La tête rebondit, vint se recoller sur le cou et le cadavre, devenant corbeau par miracle et témoignage, s’envola. Il se posa au faîte du palais du bey et les gens ouirent cette malédiction : — « Dieu taille la part du bey dans les supplices ! Que la terre soit rendue égale sur lui ! » — C’est pourquoi Salah-bey mourut étranglé. Mais être bey ou saint ne vaut rien pour la félicité. Pour la félicité, il n’y a que l’amour avec la beauté des femmes. L’amour est pour la perfection de la femme ce que la prière est pour la perfection du croyant. Il faut prier, il faut prier beaucoup.
Mâadith-Cécile ne fronçait plus les sourcils aux allusions hardies de Kralouk. Elle s’efforçait de manifester une suprême indifférence. Elle s’accoudait au mur bas, le regard perdu dans l’abîme, ne pensant à rien ou à des choses encore confuses qui émouvaient l’hérédité de sa chair plus que son esprit dépaysé. Vides de volonté, ses yeux s’en allaient, errant sur la double cité européenne et indigène qui juxtapose les uns aux autres leurs idéals et leurs industries sans les confondre. Cela avait été un bourg antique avant de devenir la ville de Constantin : ville capitale d’un riche et laborieux pays, citadelle imprenable que les zouaves de La Moricière prirent cependant, aire d’aigle ou repaire de petits rapaces, rassemblement dense et actif de toutes les traditions et de tous les sentiments précurseurs, caravansérail de races et d’individus. Au-delà s’étendait en âpres paysages la Numidie montagneuse, dont la pierre et le roc portaient la cité vers le ciel, dont le torrent formidable la défendait contre le viol de l’étranger. Pour la faire accessible, les Français, amis de tous les hommes, avaient jeté des ponts sur l’abîme, comme des bras tendus d’un élan de bienvenue. Là était passé Massinissa, le roi Berbère qui montait les étalons sans selle et qui, mourant à quatre-vingt-dix ans, réjouissait ses derniers instants aux balbutiements de son fils dernier-né. Là, Jugurtha avait assassiné son compétiteur et cousin et tenu victorieusement campagne contre les Romains desquels il apprenait l’art de résister et de vaincre. Là, l’empereur Constantin apporta l’Évangile et la Croix. Des Byzantins, des Arabes, des Turcs, avaient respiré cette atmosphère que respirait la Kabyle et songé devant les pentes nobles du djebel Ouach, le moutonnement des collines lourdes de céréales, les lignes bleuissantes des sommets lointains. Mais les grands maîtres et les plus anciens possesseurs de ces roches grises et de ces terres rouges avaient été les Berbères, ancêtres de Mâadith. Venus dans un exode initial dont on fixait mal le point de départ et les causes, ils régnèrent les premiers d’entre tous, orgueilleux, têtus et pourtant versatiles suivant ce qui pouvait servir leur orgueil, race dure, audacieuse et fière !…
Est-ce à cause de la douceur de la lumière sur la haute terrasse, à cause des contes ou du djaouak de Kralouk ? Mâadith-Cécile ressent avec joie la jeunesse et la vigoureuse santé de son corps. Après avoir vécu pieusement contemplative ou exaltée de forces qui ne se définissaient point, elle prend conscience de ces forces dans leur énergique simplicité ; la vie lui apparaît meilleure, plus tangible et plus vaste. Elle a la confuse impression d’un seul geste à faire pour saisir un univers délicieux et se reposer sur son cœur. Une route s’ouvre devant elle, merveilleusement envahie de sensations et de bonheurs inconnus. Elle s’élance comme sur une voie triomphale. Elle prend ces bonheurs comme des visages entre les paumes de ses petites mains et baise leur bouche de douleur ou de plaisir…
Elle haletait, sans discerner de quel émoi profond, et elle disait :
— Je te prie, ô mon cousin, cesse de parler et de jouer. Il y a un sortilège entre nous.
Et l’Homme au djaouak répliquait, dans un sourire de sa bouche spirituelle et sensible :
— Il n’y a que la sagesse et la vérité, ô Mâadith.