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Maïténa : $b roman

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VIII

Il n’est animal au monde en butte de tant d’offenses que l’homme.

Montaigne (Apologie de Raimond Sebond)

Dès qu’elle fut rentrée chez elle, Ambrosine apprit à son mari :

— Sa sœur l’appelle chez les basques pour lui laisser l’héritage d’une tante sienne. Mais elle ne veut pas. Elle préfère travailler davantage et rester ici où elle a ses agréments. J’ai eu une pensée extrêmement regrettable, tout à l’heure. Je ne m’en étais jamais aperçue comme aujourd’hui : elle est la plus brave femme du village ! Elle s’occupe de ses amis et n’oublie pas son défunt.

Ce petit discours déplut à Pascal. Sa fièvre était tombée. Son pied allait mieux et serait guéri dans quelques jours. Il pouvait se rendre compte sainement qu’il agissait ce matin comme un innocent. Si, au moment de son aveu, il avait été capable d’héroïsme, il tremblait, maintenant, de peur de tous ses membres.

« Comment le savait-elle ? » pensait-il. « Elle n’en était pas sûre ! Il me suffisait de nier, de nier toujours ! »

Il essayait, pourtant, de se convaincre que rien n’était perdu :

« Peut-être en lui jurant que j’ai menti ! En en trouvant un autre ! »

Quand sa femme lui eut parlé, il ne put s’empêcher de hurler :

— Ah ! pourquoi n’y va-t-elle pas chez les basques ? Est-ce qu’on ne s’en passerait pas ici ?

Ambrosine s’indigna d’une pareille ingratitude.

— Comment, méchant homme, c’est toi qui dit ça, quand elle t’a soigné, ce matin encore ?

Ce fut, bientôt, une dispute épouvantable. Et, quoique Ambrosine eût à se féliciter de s’être vengée de Pascal par avance en n’attendant pas cette occasion pour le tromper, elle se promit bien de mettre Maïténa au courant de la nouvelle vilenie de cet homme afin de lui créer en elle une ennemie.

— Tu t’en repentiras, fils de chienne, d’être impoli.

Il se tut le premier, saisi d’inquiétude. Il n’était pas utile qu’il se créât, à présent, des ennuis dans son intérieur.

Il oublia tout de suite Ambrosine. Il ne songea plus qu’à Maïténa. C’est alors qu’il commença à se tourmenter de ne pas savoir ce qu’il devait craindre d’elle. Il ne supposait même pas qu’elle pût prévenir la police.

Ce jour-là s’écoula. D’autres suivirent tout naturellement. Il ne dormit plus. Il évita le quartier qu’habitait la veuve. Il possédait près de chez elle un champ qui le forçait, autrefois, à passer devant sa maison. Il le laissa sans culture.

Et, un beau jour, sa femme se plaignit publiquement de sa paresse. Elle se trouvait au lavoir avec d’autres ménagères et Maïténa.

— Le mien devient tout triste ! On dirait qu’il fait de la philosophie, ce monsieur. Tantôt, je le surprends à parler tout seul. Tantôt, il se met à pleurer d’une manière que je ne comprends pas. Il était plus vaillant quand nous étions chez le vieux !

— Pourquoi n’y revenez-vous pas ? Nous serions voisins, suggérait la basquaise.

— J’y ai déjà pensé, ma pauvre ! Mais il ne veut rien entendre.

Le soir même, ces propos furent rapportés au père Ourtic. S’il n’avait été maître de soi, il aurait remarqué :

« Fainéant, va ! après ce que j’ai fait pour lui ! »

Mais il ne sortit pas de sa réserve indulgente. Un sourire silencieux plissa doucement sa lèvre mince ; et il jugea avec bonhomie :

— Il est jeune. Ça lui fait peut-être du bien de changer d’air ! Je ne lui en veux pas.

Il regardait gravement, du pas de sa porte, le champ inculte de Pascal, en évaluant la faible distance qui séparait cette pièce de la maison de Maïténa. Le vieillard renouvelait souvent cette contemplation et ce calcul. Ils le consolaient un peu de ne pouvoir faire labourer ses propres terres.

Depuis le départ de son gendre, il ne trouvait pas de valet pour le remplacer. La crise de la main-d’œuvre sévissait fortement en Béarn. Tous les jours, un jeune homme nouveau s’en allait vers la ville. Là, il aurait le cinéma ; il ne se lèverait plus à quatre heures du matin pour soigner les bœufs qui mangent pendant deux heures avant de boire ; et il pourrait s’amuser le dimanche.

Le dimanche, Pascal, lui, ne s’amusait point. C’était le jour que sa femme choisissait pour aller retrouver Maïténa.

Et puis, elle l’attirait dans sa métairie. Elle avait fait la veille à son intention un « pastis bourrit » ou un pâté feuilleté ; et, dès qu’elle était là, elle extrayait les meilleures bouteilles du caveau pour la recevoir dignement.

Pascal n’osait rien dire puisqu’il s’agissait de Maï ; mais, ces jours-là, il fuyait.

Il fuyait. Il allait droit devant soi. Et, quand il finissait par être assez fatigué pour s’arrêter, il choisissait une lande bien isolée et s’étendait au milieu des fougères. Il ne dormait pas ; son cœur se détraquait dès qu’un lézard agitait les feuilles mortes ; et il répétait tout haut, comme si elle allait apparaître :

— Non, ce n’est pas moi ! Je me vantais, voyons ! Celui qui l’a assommé, c’est le Jean Brocs qu’on a enterré, mardi-a-fait-quinze-jours ! Je l’ai vu tuer ! Oui, c’est vrai, je l’ai vu ; mais c’est tout ce que j’ai fait ! Laisse-moi ! Laisse-moi, femme !

Il attendait que la nuit fût tombée pour rentrer. Il s’approchait prudemment de sa maison. Il écoutait longtemps et repartait au moindre bruit suspect.

Sa femme l’accueillait en murmurant :

— Tu as bien couru ! Tu es content qu’il n’y ait plus personne ! Sauvage que tu es !

Elle n’insistait point. Elle n’était pas fâchée d’avoir ses coudées libres tous les dimanches.

Elle s’apercevait lentement qu’il évitait la veuve et qu’elle ne risquait pas de le voir revenir à l’improviste quand cette dernière se trouvait là. Elle se souciait peu de la cause de cet éloignement. Il lui suffisait de savoir qu’elle-même ne participait pas à ce mystère. Le mystère inquiète rarement ceux qui touchent de trop près ses acteurs. Ambrosine accusa simplement son mari de détraquement cérébral. Elle fuit par ce moyen les scrupules inutiles et les recherches dangereuses.

— Ce n’est plus un homme !

Pascal disparaissait ainsi aux yeux de sa femme. La peur diminuait son âme et amincissait sa silhouette. Or, Ambrosine avait besoin d’un mâle très palpable ; et, bientôt, elle dut se consoler avec deux ou trois de ses anciens amis.

Un jour, ils ne lui suffirent plus ; elle désira un des jeunes admirateurs de Maïténa.

— Qu’est-ce que tu dirais si je l’invitais dimanche prochain ? lui demanda-t-elle. C’est un garçon très sérieux. Il pourra m’aider pour ma vigne. Pascal ne fait plus rien. J’ai tous les travaux en retard. Il est temps que j’attire un ouvrier capable.

— Ne te gêne pas pour moi !

Dès lors, comme Ambrosine l’avait prévu avec humilité, les jeunes gens du village vinrent chez elle parce qu’ils y trouvèrent Maïténa ; et, celle-ci décourageant toute familiarité, ils se rabattirent sur la maîtresse de maison.

Malgré sa rigidité, la veuve supportait sans dégoût visible la société équivoque d’Ambrosine. Mais, ce qui semblera une contradiction plus singulière, celle-ci paraissait surexcitée par la froideur même de sa sévère amie. Jusque-là, sa débauche avait été normale ; depuis son intimité avec Maïténa, elle devenait frénétique.

Aux simples petits goûters succédèrent des réceptions suspectes. La « jeunesse » qui en sortit raconta que Maï parlait de moins en moins. Comme si la peur qu’elle inspirait à Pascal eût été contagieuse, aucun homme, même ivre, ne s’aventurait à plaisanter avec elle.

D’ailleurs, dès qu’elle pouvait profiter d’un moment d’inattention et d’ivresse générales, elle sortait de la ferme joyeuse. Elle prenait le petit sentier abrupt qui menait au bourg et au cimetière. Et là, affalée sur un marbre, elle disait amèrement :

— Ce n’est pas encore ça que je lui dois ! Mais que faut-il faire, mon dieu, que faut-il faire ?

Elle ne se soucia point des bruits fâcheux qui couraient dans le village au sujet de ces réunions dominicales. Elle ne se soucia pas plus que certains jeunes gens, parmi lesquels le frère même de Pascal, Omer Jouanou, se fussent vanté d’obtenir ses faveurs. Ce fut, au reste, une prétention tellement invraisemblable que personne n’y attacha foi et qu’elle tomba dans le ridicule. On se contentait généralement de la plaindre d’être en butte à des sollicitations aussi dépravées.

Il n’en fut pas de même pour Pascal et Ambrosine. L’opprobre s’appesantit sur eux, tout d’un coup. Une nuit, ils furent réveillés par des hurlements et par des sonneries de cors de chasse. Et ils assistèrent à leur charivari.

Pascal vint suivre patiemment, derrière un contre-vent bien clos, les couplets orduriers composés sur ses complaisances. Quant à Ambrosine, elle saisit d’abord un vieux fusil, et puis se recoucha découragée en reconnaissant parmi les cris injurieux les voix de quelques-uns de ses amants.

Le lendemain, chose plus ignominieuse parce qu’elle s’étalait à la lumière, une traînée de plumes d’oie avait couvert la route depuis leur porte jusqu’à celle d’Osmin Laloubère, favori éphémère d’Ambrosine.

Les jours suivants, la couche de plumes diminua régulièrement d’épaisseur. Pascal passait ses nuits à les enlever.

— L’Ambrosine aura de quoi refaire ses paillasses ! criait-on au lavoir.

Le vieil Ourtic vint dire à Maï la joie que lui causait l’humiliation de son gendre. Elle ne lui laissa pas voir, en échange, ce qu’elle ressentait. Mais la dissimulation fut une chose difficile devant un homme aussi perspicace.

— Tu peux bien me dire que tu es contente, toi qui l’as voulu comme ça !

Elle n’avouait ses secrètes pensées qu’en face du cyprès, là-bas, au sommet de la colline, et silencieusement.

Un dimanche soir, sortie de la ferme chaude, elle suivait le petit sentier et elle arrivait près de son but. Elle était toute seule dans ce coin inhabité du village. Les portes de l’église venaient d’être fermées. Le vent, l’air lui-même, semblaient absents et ne faisaient bruire aucune feuille. Seulement, la petite église paraissait tragique à Maïténa à cause de la couleur de ses piliers de soutien rouges comme du sang séché, couleur étonnante, commune aux pierres du pays, et qu’un archiviste local attribuait victorieusement au sac et à l’incendie de l’église par Jeanne d’Albret, pendant les guerres de religion. Cette idée et quelques autres du même genre valaient au bonhomme d’inspirer autour de lui une frayeur dont il se montrait fier.

Maï quittait des yeux ces pierres qui se mêlaient à son rêve et l’alimentaient solidement, lorsqu’elle poussa un grand cri.

Après avoir poussé son cri, elle regarda mieux sa tombe qui l’avait provoqué. Cette tombe remuait, se voussait comme une croupe, se subdivisait en mille fragments : un grand nombre de doigts, un grand nombre de cheveux, une montre, un couteau et un béret.

Elle savait pourtant bien qu’elle n’avait pas fait poser à plat sur la dalle une statue symbolique de Pascal.

Celui-ci se tenait sur le ventre et, pour passer son dimanche, s’occupait à nettoyer de la pointe de son couteau l’inscription funèbre. Il ne redoutait plus rien, depuis qu’il avait découvert ce refuge. Maïténa ne pouvait pas, au même instant, honorer son mort et déshonorer son meurtrier dans sa propre demeure. Il jouissait d’une grande sérénité.

Pourtant, il fut bien obligé de reconnaître que son ennemie s’avançait vers lui. Il la voyait de bas en haut. Il se redressa pour la voir mieux. Il remarqua alors qu’elle le contemplait comme on doit contempler un personnage de rêve. Il devint un rêve ; et il alla à reculons s’adosser au cyprès qui se trouvait derrière lui, pour prendre quelque consistance.

— Pascal sur Virgile ! cria la jeune femme.

Ils restèrent l’un en face de l’autre un long moment, pendant lequel les morts du village se battirent bruyamment la poitrine à grands coups de cœurs. Elle eut, enfin, la force de hurler plus haut que cette clameur sous-jacente :

— Qu’est-ce que tu fais là ?

Il ne répondit pas. Mais cette interrogation les noua l’un à l’autre comme un lacet. Lui, il était accroché à son arbre. Elle, elle était dans l’espace. Elle sentit bientôt l’interrogation se resserrer. Elle ne put pas lui résister. Elle marcha. Elle toucha l’homme debout de son front et de ses seins. Il ne bougeait pas. Elle se débattit. Elle fit dans l’air des gestes qui se métamorphosèrent durement en gifles sur les joues de Pascal. Il oscilla sur sa base comme un drapeau rouge quand la voie est ouverte. Ils étaient libérés de leurs rêves.

La main de Maïténa tremblait. Le corps de Pascal tremblait. Et, emportées par le même mouvement, les idées de Maïténa tremblaient aussi. Par-dessus, sa petite tête se relevait naturellement avec orgueil, mais ça n’avait aucune signification. Elle ne savait lequel des deux devait craindre l’autre. Et, tout à coup, ce fut elle qui s’enfuit.

Il y eut plusieurs jours vides.

Le dimanche suivant, malgré les instances d’Ambrosine, Maïténa ne revint pas à sa métairie. Et il passa assez de dimanches pour que Pascal sût qu’elle ne reviendrait point. Il se mit à veiller à l’honorabilité de son foyer. Auparavant, l’inconduite de sa femme ne l’inquiétait pas. Elle se fit sage, et il se fit sévère. Malheureusement, elle était déjà grosse.

Et il prenait conscience de sa déchéance.

Il souffrit violemment de ne plus oser passer devant la veuve. Il considéra comme un acte de courage de pousser Ambrosine à fréquenter encore Maïténa. Elle ne demandait que cela, et Maïténa l’attirait de plein gré. Les deux ennemis essayaient, par Ambrosine, de connaître leur situation respective.

Un jour, elle rentra chez elle en disant, lorsque son ventre proéminent eut dépassé la porte :

— Elle vient de recevoir une lettre de sa tante qui lui demande, une fois de plus, d’aller chez les basques. Elle est bien décidée à rester ici. Je lui ai fait jurer de ne pas changer.

Il s’approcha d’elle et la gifla durement. Il pensait à la scène du cimetière. Il espérait compenser. Mais il ne put avoir d’illusions.

Pourtant, le soir de ce jour, comme il s’attardait dans la nuit à la barrière de sa cour, il se prit à tendre le poing dans la direction de la ferme de Maïténa Otéguy.

— Méchante que tu es ! dit-il. Ça ne peut pas durer.

Et le souffle du gave, calmant et adhésif, lui rendit son poing et ses mots brisés.

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