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Maïténa : $b roman

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III

Cependant, quatre immenses jambons vinrent se placer dans son champ visuel. Ses paupières durent remonter entièrement pour les englober tous les quatre à la fois. Ce mouvement des paupières lui fit mal, car, depuis vingt-cinq ans, il n’avait dû les ouvrir aussi complètement, depuis le jour où sa femme avait mis au monde deux filles jumelles. Mais il ne s’aperçut pas de sa légère souffrance. Les jambons étaient énormes.

Ensachés de toile blanche, ils étaient bien plus éblouissants que le soleil ; ils évoquaient une constellation qui eût été tout entière suspendue au plafond de la cuisine. Jamais Ourtic n’en avait vu d’aussi gros. Ils ne lui donnaient pas une idée de nourriture mais d’opulence. Et le cochon dont ils avaient été distraits se reconstituait dans son esprit, pièce par pièce, avec le luxe de sa croupe et la richesse de sa hure.

Vraiment, la femme capable de produire un pareil chef-d’œuvre valait toutes les impératrices, toutes les avocates et toutes les femmes galantes de la terre. Et Ourtic avait envie de se mettre à genoux devant elle, comme on se mettait autrefois à genoux devant le taureau qui était dieu parce qu’il créait de la viande.

L’enthousiasme d’Ourtic était invisible. Il avait l’habitude de ne pas montrer ses sentiments profonds. Il gardait ainsi sa sensibilité intacte. Les impressions qu’on présente à tout venant se fanent vite. L’admiration pour les jambons n’occupait pas entièrement son esprit. Elle était combattue par son admiration pour la fournée de la semaine, en pains de cinq kilos, ronds, chapeautés et bien assis sur leur planche. L’un d’eux, en coupe, laissait voir son âme, une mie mousseuse et vaporeuse. Et puis, il y avait aussi des urnes, lisses comme les flancs de leur maîtresse, qui celaient dans leur cœur des provisions délicates : du confit d’oie et des foies gras entiers sertis de graisse.

Tout cela avait d’autant plus de valeur pour le vieillard qu’il perdait aujourd’hui sa ménagère. Aussi, oubliant sa révélation de tout à l’heure, il demanda respectueusement :

— Ne connaîtrais-tu pas une femme dans ton genre qui voudrait se louer, Maïténa ?

Elle le regarda avec surprise.

— Mais, moi, je ne savais pas, cria-t-elle, que le Virgile avait été tué par le Pascal ! Il faut que vous m’expliquiez. Je le veux ! Et pourquoi êtes-vous resté si longtemps ?

— Les jeunesses sont impatientes, dit Ourtic avec philosophie. Pour raconter une chose de cette importance il faut réfléchir car on pourrait se tromper et prononcer un mot plus haut que l’autre ! Et puis il fallait que je sache si le Pascal, si toi, et si moi, nous méritions que je parle. Il fallait que nous le méritions en même temps. Ce soir, il y a une éclipse de lune.

— Hé ! parlez !

Ourtic n’était pas étonné que la créatrice de tout ce qu’il voyait autour de soi lui intimât des ordres en son nom personnel et au nom de ses provisions. La nourriture ambiante lui donnait de l’estomac pour raconter ou ses souvenirs ou son rêve. D’ailleurs, depuis longtemps il avait réfléchi aux moindres détails de ce qu’il devait dire. Il le débita religieusement tandis qu’il rôtissait à la flamme ses mains vénérables.

— On ne pouvait pas se tuer en tombant dans le fossé où l’on a trouvé ton mari. Je puis te l’affirmer, moi, puisque j’étais tombé au même endroit, un instant avant, sans me faire le moindre mal.

Il faut te dire qu’il y a dix ans j’étais encore un homme solide. Je ne ressemblais pas aux mauviettes qu’on vous bâtit aujourd’hui et dont les femmes sont obligées de se satisfaire. J’ai conservé jusqu’à plus de soixante ans toutes mes facultés. J’entends par là qu’épuiser une belle fille ou un pichet de trois litres ne me faisait pas peur, à quelle heure que ce fût.

J’étais parti pour la foire d’Arudy en même temps que le pauvre Virgile. Mais, il n’avait malheureusement pas de défauts. Il était arrivé avant que je ne fusse à moitié chemin. Tu le sais, les auberges ombragent toute cette route, et, devant chaque auberge, par un hasard extraordinaire, se trouvait un de mes amis à qui je ne pouvais refuser une politesse.

Aussi, vers cinq heures, je couchais au fond de ce fossé qu’on a tant calomnié, et où, ma foi, on n’était pas si mal que ça.

Je dormais pendant que les voitures de retour d’Arudy mâchaient les graviers de la route. Et puis le silence arriva, et ça ne me réveilla pas non plus. Quand il me chut quelque chose de très lourd sur le corps.

Tu ne vas peut-être pas me croire ; je t’assure, pourtant, que je reconnus tout de suite ton mari et que ça me dégrisa. Je le voyais à l’envers, dans ses habits de dimanche pleins de poussière. Et j’étais tellement ému par nos situations à tous les deux que je me demandai, un moment, si ce n’était pas moi qui l’avais tué.

Sans bouger, je l’interrogeai :

— Qu’est-ce qui t’arrive là, mon pauvre Virgile ?

Je n’eus pas plus tôt demandé ça que j’entendis sur la route quelqu’un qui s’échappait au galop.

Comment je suis sorti du fossé, je l’ai oublié. Ce qu’il y a de sûr, c’est que l’homme n’était pas bien loin quand j’en fus hors. Je le reconnaissais facilement. Il portait une ceinture bleue ; et Pascal Jouanou est le seul du village à ne pas en porter une rouge, comme tu sais.

Je le laissai aller. Je savais où le retrouver. Seulement, je ramassai la hache qui se trouvait par terre et dont il venait de se servir pour tuer le défunt. Elle avait bien sur sa partie plate du sang et de la cervelle, mais elle était neuve, et, mon dieu, je l’ai emportée chez moi.

Comme Maïténa faisait un mouvement, il eut peur de l’avoir blessée sans utilité.

— Je me laisse entraîner à te raconter beaucoup de détails. Mais je n’ai jamais dit cela à personne, et je m’en souviens comme si c’était hier. Je ne l’ai jamais dit à personne. J’ai fait ça pour toi.

Elle poussa un grand soupir qu’il considéra comme la ponctuation finale de son récit. Bien au chaud, il la considéra avec satisfaction. Le corps très dur de Maïténa s’affermissait encore pour contenir, de toute la force de ses seins et de ses bras, son secret nouveau et sa fièvre. Quelques paroles raclèrent sa gorge serrée.

— Puisque vous saviez, pourquoi l’avez-vous marié à votre fille ?

Ourtic ne comprit pas bien cette question. Vraiment, il ne trouvait pas qu’il eût récompensé Pascal en lui accordant une fille coureuse, dépensière et sotte.

— Parce qu’elle était enceinte, parbleu !

Et il expliqua d’un air amusé :

— Et alors, comme il me fallait un gendre, je suis allé trouver le Pascal ; et il m’a tout de suite écouté. Tu vois, je te dis tout ce soir !

— Il le soupçonnait donc que vous saviez ?

— Il m’avait vu passer avec la hache.

Elle se leva pour ne pas s’évanouir. Son cœur était serré comme s’il allait lui remonter à la bouche. Elle fut étonnée d’entendre, cependant, sortir de soi une voix naturelle :

— Vous allez boire un coup avant de vous en aller.

Il ne refusa pas. Et puis, elle l’accompagna jusqu’à la porte.

— Il fallait que je te dise tout ça un jour. Au bout de dix ans, ça ne peut plus faire de peine. Moi, je suis soulagé ! Ma conscience, tu comprends, pauvre ! Ah ! quel beau pailler ! Que tout est en ordre, partout ! Je viendrai te payer, ces jours-ci, la semence que je te dois.

Il parlait plus fort à mesure qu’il s’éloignait ; sa voix dissolvait le silence comme un acide.

Maïténa Otéguy avait traversé sa cour ; et, sur la barrière qui donnait sur le chemin, elle s’arrêta pour rêver. La tempête cessait. On l’entendait encore au loin faiblement, comme si elle eût été la respiration et les vagissements de la campagne nouvelle-née. Après sa violence, la nature avait une faiblesse émouvante. L’homme pouvait se camper en dominateur. Les branches d’arbres pleuraient. Une haie renversée humiliait un champ. Des flaques éclairaient le chemin d’un éclat pitoyable. Des rigoles éperdues filaient dans une multitude de frémissements. Et, là-haut, la lune, gros clou d’argent, attachait de la clarté dans le ciel.

A sa droite, Maï voyait s’ouvrir l’unique rue du bourg, tortueuse, gravée de pavés par plaques, grimpant mollement vers le clocher, et soutenue dans son ascension par le dos courbaturé des maisons.

Quoiqu’elle n’eût pas l’esprit romanesque et qu’elle ne lût jamais, la jeune femme sentait très bien qu’elle entrait dans le roman de sa vie.

Elle fit quelques pas en avant sur le chemin, le long du mur de clôture.

Sa force allait donc avoir une autre raison d’être que les travaux du ménage et des champs. Elle était faite pour vivre ardemment. Elle ne recherchait pas trop s’il était vrai qu’elle eût à se venger. Elle se demanda même, un instant, si elle ne se félicitait pas de la mort de son mari qui lui permettait une récréation aussi vigoureuse. Mais cette idée lui fit horreur. Et comme ses gestes accompagnaient souvent ses pensées, elle se retourna vivement pour la chasser.

Elle avait passé l’angle de sa maison et son mouvement dirigea son regard vers un homme immobile, profondément absorbé devant la lucarne de sa cuisine.

Dans un pays où les distractions sont rares, voilà un bon spectacle : une belle femme surprise. Elle s’approcha silencieusement de son admirateur inconnu. Il la vit brusquement, lorsque sa poitrine le toucha et qu’il sentit sa chaleur. Mais il avait besoin d’un plaisir plus raffiné que quelques reproches. Il s’enfuit en ayant bien soin de cacher sa figure pour qu’elle ne le reconnût pas.

Elle rentra ; et, pour la première fois, prudente, elle ferma soigneusement la lucarne de peur qu’on ne la vît, la tête dans sa main, veiller toute la nuit, chose indécente.

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