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Maïténa : $b roman

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XI

Après le déjeuner du matin, Ourtic, tassé sur sa chaise, déplaçait alternativement son béret à droite et à gauche de sa tête, signe de grande inquiétude.

Ses yeux mouvaient parallèlement au béret. Ils passaient du corps de Maïténa, frais, sain, bien nettoyé, aux parois de sa cuisine poussiéreuse et crasseuse, domaine prospère des araignées. Le four était gorgé de cendres. Les sacs à jambons pendaient comme des suppliciés. Le sel les raidissait. La fumée les avait rendus poisseux. Ils répandaient une senteur âcre. Ils étaient vides.

Tout était vide. Peu à peu, cependant, Maïténa remplissait la pièce ; sa tête touchait au plafond ; ses bras s’allongeaient. Elle meublait la cuisine ; et, derrière elle, on devinait des victuailles. Mais le béret du vieillard changeait de côté ; et elle disparaissait. C’était le désert, une table sans convive, une chambre sans amour.

Ourtic était très intelligent. Mais il ne comprenait pas pourquoi cette présence devenait si fugitive. Elle refusait de rester. Elle avait les yeux battus. Elle avait perdu sa maison, la veille. Elle était très malheureuse. Il lui offrait un domicile. Il ne comprenait pas qu’elle résistât.

— D’ici étant, par la fenêtre, tu peux voir que tu n’as plus de maison. Dans le temps, elle me cachait la côte du bourg. J’aurais cru que les murs tiendraient. Ils ont tellement bouilli qu’ils se sont écroulés. A mon âge, je n’avais encore rien vu de pareil. Regarde, ça brûle encore. On croirait que les pierres en veulent elles aussi. Et alors, que veux-tu faire ? Où mets-tu les récoltes, le bétail, et ton lit ? Si tu veux vendre, tu ne vendras pas.

— Je vous dis que j’ai de quoi vivre chez les basques.

Le vieillard se mit à hurler de cette voix aiguë qui lui valait, quand il était encore un homme solide, de réussir sur les champs de foire. Il avait été un peu maquignon comme tous les paysans. Il hurlait désespérément :

— Reste donc ici, je te dis. Tu y es bien ! Tu y engrangeras tes récoltes. Tu y feras tout ce que fait une femme. Et tu garderas mes biens quand je serai mort !

Elle fit un grand geste qui étouffa la voix aigre et l’envoya tenir compagnie aux cendres du four et aux araignées du plafond.

— Merci.

Il n’arrivait pas à discerner, d’après ses traits, la cause de son obstination.

Une franchise idéale s’étendait toujours sur le visage de Maïténa. Elle avait le regard absolument pur qu’on trouve souvent chez les jeunes anglaises lorsqu’elles sont vierges. Aucune ride ne troublait jamais l’harmonie de son rire. Aucune arrière-pensée ne changeait la direction de ses yeux et n’aidait à supporter leur curiosité toute nette.

Cet aspect virginal était encore plus singulier, ce matin, dans la cuisine, en face du vieillard. — Des yeux froids, des lèvres très minces et très pâles, un sourire comme détaché du corps, c’était ainsi qu’elle voyait Ourtic. — Rien d’équivoque ne flottait entre eux. Elle en profitait pour laisser sa vraie personnalité, celle qu’elle ne devait qu’à la nature, l’envelopper.

En ce moment-ci, Maïténa n’avait ni porté d’enfant, ni connu d’homme.

La nuit dernière se matérialisait, se solidifiait dans son souvenir. Sa douleur devenait une lourde fatigue physique qui favorisait son calme.

Découragé, le vieillard voyait clairement l’esprit de la jeune femme quitter le Béarn.

Il lui tourna le dos comme si elle n’existait plus. Il se sentait diminué. Il s’en alla, rapetissé, plié en deux, jusqu’à la porte ouverte ; et il s’arrêta au seuil, appuyé sur sa canne. Il regarda la terre de sa cour inculte, embroussaillée, abandonnée, stérile, comme un mâle sans femelle.

— Il vaut mieux qu’elle s’en aille, dit-il tout haut, mais pour soi. Ici, elle a cette idée de son mari ! Elle ne peut rien lui faire à lui, et qu’est-ce qu’elle peut lui faire à l’autre ? Une femme qui ne peut plus rien faire, elle s’en va ailleurs !

Un jeune homme aurait pleuré. Il ne pouvait pas. Il aurait voulu tressaillir. Il tressaillit, car Maïténa lui posait brutalement sa main sur l’épaule.

— Eh ! je reste !

La figure de la veuve venait de se métamorphoser. Elle avait la fièvre. Ses lèvres étaient crispées. Ourtic respira, satisfait d’avoir parlé pour soi. Il lui prit les mains et les serra dans ses mains dépouillées de chair.

— Je t’estimais.

— Nous n’avons pas tout dit, reprenait-elle, après un long silence. Vous prétendez que tout sera à moi quand vous mourrez. Vous avez deux filles : Ambrosine ; et une autre, qui a mal tourné, à Paris. Elles ont des droits. Si vous voulez que je reste, il me faut une vente. Il n’y aura que nous deux à savoir que je ne vous paierai pas. Je veux être maîtresse là où je suis.

Ourtic ne faisait aucun mouvement. Il s’était fâché avec son gendre parce que tous les deux voulaient être le maître.

— Ça ne se peut pas. C’est trop, répondit-il.

Mais il était apparent qu’il acceptait tout et qu’il ne pouvait contenir sa joie. La jeune femme le comprit.

— Et maintenant, lui cria-t-elle, allez-vous-en dehors.

Quand elle fut seule, elle se pencha à la fenêtre, les yeux vers la maison brûlée. Elle essaya, par le canal de ses yeux, d’en faire le transbordement ici. Elle y arriva. Et puis, elle se pressa, les bras en croix, contre la muraille pour pénétrer dans le corps de sa demeure et pour ne pas éclater en sanglots.

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