Maïténa : $b roman
XXI
Quoiqu’elle parlât très peu avec ses voisines et qu’elle eût toujours repoussé les avances de celles qui voulaient devenir ses amies, Maïténa était admirée par tout le village. Elle était aimée. Elle était même populaire.
Un sentiment aussi universel n’a, le plus souvent, aucune cause. Un paysage est tel qu’il est sans motif. Et ce n’est pas sa faute s’il est un état d’âme. Donc, les paysans étaient fiers de posséder une aussi jolie femme dans leur village. Alors que leurs filles les plus belles s’en allaient vers Paris, cette belle étrangère était venue chez eux. Elle donnait de l’appétit aux vieillards, de l’amour aux jeunes hommes. Les autres femmes s’en trouvaient bien.
Lorsque, durant la nuit de Pascal, les cris de Maïténa apprirent à tout le pays qu’elle avait un amant, on l’estima encore davantage. On lui sut gré de condescendre aussi gentiment à ne plus vouloir se singulariser.
Ainsi, dans son milieu, la situation de Maï ne changeait point. Cette sympathie de tous ne servait qu’à l’isoler au centre d’une métamorphose que personne ne remarquait.
Calmée, elle avait la sensation d’être plus belle depuis l’étreinte de Pascal. Elle était fière du plaisir qu’elle avait recueilli et honteuse de celui qu’elle avait accordé. Quand elle voyait de loin son amant, elle reconnaissait sur lui son corps à elle, comme si ses empreintes fussent ineffaçables. Et, en se voyant sur lui, elle regrettait d’avoir tant de charmes.
Elle ne pouvait supporter que sa chair fût contente d’elle tandis que son cœur était dégoûté. Mais, malgré soi, ses yeux étaient plus tendres qu’avant Pascal, sa bouche plus sensuelle, et son sang circulait plus gaîment parmi les sinuosités de sa chair.
Beaucoup de femmes ne peuvent recevoir la grande volupté qu’assez avancées dans la vie. Elles n’osent pas l’avouer. Et inconsciemment elles attendent. Beaucoup de femmes sont vouées à deux hommes : l’un à qui elles doivent accorder du plaisir ; l’autre par qui elles doivent s’en faire accorder.
De tout temps, la chair de Maï était vouée à Pascal sans qu’elle s’en doutât.
Tout s’étant accompli en temps, lieu et action qu’il fallait, elle s’inquiétait beaucoup moins des causes de sa nuit que de ses effets. Elle aimait à considérer que Pascal ne vivait encore que grâce à cette nuit. Quel scandale ! Et quel réconfort !
Le souvenir de Virgile que seule sa veuve portait en elle, qui n’existait que par elle, n’allait-il pas être revivifié lui-même par l’étreinte du meurtrier ?
Virgile était l’esprit. Pascal était la chair. Elle avait satisfait sa chair. Il lui fallait maintenant satisfaire son esprit en tuant Pascal.
Le froid de l’hiver qui stimule l’énergie et cicatrise les plaies n’agissait pas sur la jeune femme. Il lui manquait pour tuer Pascal cette secousse sacrée qui ressortit plus à la vue qu’aux autres sens. Elle devait subir un véritable acte de génération. Elle le subit dans toute son ampleur, en passant par toutes les gammes, de la plus subtile à la plus émouvante du frisson, le jour où l’on saigna le porc.
Ce matin-ci, la clarté et l’animal avaient les mêmes couleurs, roses et dorées. Et, à l’horizon, les nuées prenaient de la peine à s’élever, comme si elles eussent été trop grasses. La campagne revêtait cet aspect d’abondance qui convient aux fêtes de famille.
Le « pelle-porc » est, en effet, la fête de la maison et de la nourriture. C’est le dieu domestique qu’on y sacrifie, et qui, en reconnaissance de cet hommage, pourvoira à la vie de l’année. On invite les voisins et les parents, qui le tiennent jusqu’à ce qu’il soit bien mort, le dépouillent ensuite de ses soies dans une maie d’eau bouillante, puis le suspendent à la poutre maîtresse de la pièce d’honneur. On l’ouvre, on l’adore, et on le laisse en croix jusqu’au lendemain, une serviette propre attachée à son cou en symbole et pour étancher le dernier sang.
En manière de préambule, plusieurs personnes attendaient le tueur dans la basse-cour d’Ourtic. Un beau fumier à pans droits, placé comme dans toutes les fermes béarnaises traditionnelles devant la porte de l’habitation, fumait tranquillement et réchauffait l’air pour aider un soleil trop pâle.
On pensait au cochon.
— Le pauvre ! Il a l’estomac vide ! Il va souffrir de la faim si on le fait attendre encore !
Le tueur arrivait enfin. Il était dans sa période de travail, la seule de l’année. En hiver, il mangeait, il buvait pour les douze mois. Le reste du temps, il ne faisait rien. Ce matin, il avait déjà tué et « dîné » quatre fois, comme on dîne aux pelle-porcs. La saison commençait à peine ; aussi, n’était-il pas encore très gras, mais il était ivre.
Pascal passait sur la route. Attiré par les quolibets, il s’approcha ; et puis il s’accouda à la barrière sans parler, pour profiter d’une occasion de voir Maï.
Elle se cachait dans sa cuisine pour ne pas assister à l’égorgement de son nourrisson, comme toute fermière qui a un peu de cœur. Mais, lorsqu’elle aperçut le jeune homme par la fenêtre, elle sortit.
— Allons ! donne tes outils ! viens te faire saigner ! disait-on au boucher.
— Il ne peut pas travailler. Il est trop plein ! déclara judicieusement Ourtic.
Cependant, on tirait de sa loge un cochon rose et noir, aux oreilles courtes, au groin allongé, pur spécimen de la race béarnaise — car le Béarn a une faune absolument originale.
Quatre hommes le saisissaient par les pattes, et le retournaient comme un matelas d’un mouvement bien concerté. Hurlement sans grâce et sans modulation, mais qui réjouit Ourtic. L’animal gueulait la richesse de la ferme.
Le saigneur s’approcha. Il avait ingurgité un liquide trop précieux. Il avait trop de dignité. Il s’étala par terre de tout son long.
Maïténa éclata de rire.
Le long couteau dont le fil brillait et qui gisait près du bonhomme l’attirait. Elle le saisit avec autorité, le serra comme si elle eût voulu se le souder au poing. Après avoir poussé une bassine au bon endroit, elle enjamba le ventre énorme gaillardement. Elle ne craignait pas qu’on vît ses cuisses. Sa robe était, d’ailleurs, très ample, et ses beaux mollets paraissaient à peine, moulés dans des bas de laine naturelle filée à temps perdu.
Sous sa main, le cœur de l’animal palpitait d’une façon pesante. Elle le chevauchait avec quelque sensualité pour recueillir sa chaleur et s’en faire de la force. Son bras se leva pour prendre son élan.
— Attention ! cria Ourtic.
Mais déjà la lame se cachait tout entière dans la chair. Maïténa la sortit lentement. Puis, elle la jeta loin d’elle avec le même dégoût qu’en chassant Pascal de son lit.
Les cris de la victime s’échappèrent, un instant, par la plaie, et moururent par saccades.
Maï se redressa. Une joie tumultueuse roulait dans son cœur. Elle savait s’y prendre pour tuer. Elle contempla le sang qui coulait avec force comme le vin rouge d’une barrique pleine. Elle y trempa ses mains ; et, sans aucune gêne, elle regarda Pascal dans les yeux en haussant les épaules.
— Il n’y a plus du tout de jus ! dit un homme.
Elle saisit la bassine rouge. On ne l’observait pas. Elle s’arrangea pour passer près de la barrière.
— Je sais m’y prendre !
Et Pascal eut l’impression qu’elle emportait dans ses bras la charge de son propre sang.