Maïténa : $b roman
XVIII
En août, les béarnais sont amoureux. Ils n’ont rien de mieux à faire. La chaleur de leur pays est prodigieusement humide. Elle amollit leurs corps, les met en contact direct avec la sensualité universelle, qui est elle-même la chaleur humide. Des couples y naissent et se séparent et forment des individualités. Et ces individualités courent former ailleurs d’autres couples, puis se divisent elles-mêmes. Désirs. Natalité. Confusion. Anéantissement de la médecine. L’amour coule dans tous les fossés.
L’amour n’est rien. Les hommes ne pensant plus à rien sympathisent. Les femmes pensent un peu, et dépassent maintenant les hommes. Les enfants et les vieillards sont en vacances et sourient. Il y a aussi les poètes qui pleurent derrière leurs contrevents.
Un jour, Maïténa demanda à Ourtic.
— Où couchaient-ils, l’Ambrosine et le Pascal ?
— Mais dans ton lit !
Depuis la naissance de Maïténa, jamais les pendules n’avaient été aussi épuisées et aussi fainéantes que cette journée-là. Pourtant, tout s’écoula, même le soleil, même Ourtic vers sa chambre pour aller dormir.
Quand elle fut seule, elle éteignit tout. Elle se précipita vers son lit avec des cris de joie. Sa gorge tremblait. Son lit tremblait. Elle n’osait pas se donner à lui toute nue. Elle gardait sa chemise. Et elle entra follement dans ses draps, des draps froissés, comme dans la peau d’une femme qui avait déjà reçu le jeune homme. Mais ses draps étaient une bouche, une main moites. Ils se collaient aux endroits les plus sensibles et les plus suants, ils avaient la fièvre. Ils se brûlaient eux-mêmes, se liquéfiaient, s’évanouissaient. Elle les recherchait. Sa gorge, son ventre, ses cuisses, les écrasaient pour en retrouver une parcelle. Son sang courait après eux dans ses veines.
Deux jours après, elle enleva sa chemise.
Venger Virgile, lui être fidèle, étaient pour elle deux passions aussi fortes. Mais la douleur d’être fidèle la poussait à exalter une vertu si difficile.
Chaque fois qu’elle allait sur la route, elle le découvrait, lui, Pascal. Il rôdait sans cesse autour de sa maison et de sa conscience. Il sortait de derrière une haie, marchait à sa hauteur, et lui parlait. La porte de Maï ne s’ouvrait plus que sur l’amour.
— Saigne-moi, ou donne-toi, ou fais les deux. Mais ne me laisse plus vivre. C’est pour le Virgile que je parle. Ton esprit est à lui. Ton corps est à moi, à moi. Tu ne le tromperas pas plus que tu ne le trompes. Et tu ne le trompes pas du tout. Tu me saigneras ensuite.
Elle se méfiait, d’une façon obscure, de pareils arguments. Il avait acquis une certaine finesse depuis qu’il aimait. Cette métamorphose n’était pas parallèle à celle de Maïténa qui concernait uniquement la chair. Elle comprenait bien cette différence. Les habiletés de Pascal n’attaquaient pas le moins du monde son cerveau, mais seulement sa peau qui était déjà toute conquise.
Ourtic observait souvent sa ménagère à la dérobée. Son menton remontait jusqu’à son nez par-dessus sa bouche dépouillée de dents. Il ne cherchait pas à cacher son inquiétude, car personne ne songeait à la remarquer. Que ferait-il si elle mourait, elle qui faisait une soupe si savoureuse, surtout depuis que la graisse était rance ?
— Ton existence a été déviée, Maï ! Fais-lui reprendre un autre courant.
— Pour cela les rivières changent de lit.
Par la fenêtre, il considérait le hongreur qui passait sur la route, à cheval, les pieds ballants, portant en sacoche son rasoir et quelques antiseptiques vétérinaires.
— Quel dommage qu’on ne puisse pas nous arranger, nous aussi !
Il souffrait de voir un pareil conflit entre l’âme et le corps dans un être aussi parfaitement naturel, créé pour une vie rectiligne.
Ourtic était sorti tout pensif sans se douter qu’il laissait derrière soi une idée à Maïténa.
Il lui fallait un moyen d’apaiser sa chair. Son sang était trop chaud, trop ardent, trop virulent. Elle avait trop de sang.
Elle fit quelques préparatifs, retroussa très haut sa manche gauche. Son bras était blanc comme du papier vierge. Elle y traça une entaille avec un couteau de cuisine, bien propre comme tous ses couteaux. L’entaille rougit, s’ouvrit, coula. Elle était assise. Il y avait un seau près d’elle qui recevait la petite rigole. Elle était très sage. Elle avait vu saigner un apoplectique par le pharmacien, bonhomme imbu des vieilles traditions. — La saignée a fait ses preuves. — Elle savait opérer.
Ourtic rentra au moment exact où l’opération devait s’achever. Maïténa n’en attendait pas moins de lui. Elle lui fit signe de prendre une bande de charpie toute préparée pour serrer son bras. Mais il s’affola. Il ne comprit pas. Il cria. Et la jeune femme dut se panser elle-même.
— Quand une femme se calme tout à fait, les hommes deviennent fous. C’est la règle.
Il ne répondit pas sur-le-champ. Il suffoqua. Elle le regarda avec intérêt. Elle était contente de cet intérêt dont elle ne se croyait plus capable pour un vieillard. Elle se convainquait ainsi déjà de sa métamorphose.
Le surlendemain, Maïténa, ayant bu un peu plus d’eau que de coutume, avait refait son beau sang tout naturellement. Seulement, Ourtic ne lui donnait pas de conseils et veillait sur elle sans distraction.
Cela lui était facile. Elle ne sortait plus de peur de rencontrer Pascal. Elle espérait faire mourir son désir d’inanition.
Hélas ! elle n’avait pas besoin de voir le jeune homme pour savoir qu’il errait aux alentours. Des frissons couraient sur sa peau avec plus ou moins d’intensité suivant qu’il surveillait sa maison de près ou de loin. Il était sans cesse aux aguets.
Il n’ignorait plus qu’il ne pouvait la convaincre par des raisonnements. Il se décida. Un jour, il choisit un moment où elle était seule. Il se précipita dans la cuisine et sur elle. Elle saisit aussitôt la pelle du four. Comme la pelle de bois allait s’abattre sur Pascal, Ourtic entra. Il était temps.
— Tu es bien méchante, Maï, fit-il.
Il la désarma, tandis que le jeune homme sautait par la fenêtre. Il haussa les épaules ; et il sortit de nouveau, mais ce fut sans succès.
Le soir de ce même jour, lorsque l’horizon eut fini de dévorer le crépuscule, Maïténa pénétra dans sa chambre après avoir fermé à clef la vieille porte de la métairie et couché son fils. Ourtic dormait déjà.
La chambre de la jeune femme était blanchie à la chaux, pavée de carreaux rouges posés sur la terre. Aucune glace ne l’ornait. Un rameau de laurier béni encore vert suspendu à l’un des murs empêchait ceux-ci d’être complètement nus. Elle ne savait pas faire les bouquets. Elle ne savait pas davantage agrémenter une pièce. Jusqu’à présent, ça ne lui manquait pas. Quand elle voulait voir de belles choses, elle regardait le paysage ; et, sa chambre fermée, elle dormait.
Maintenant, pendant les longues veilles où son sexe de plus en plus altéré la faisait se tordre sur ses draps, elle n’avait plus la ressource de voir la nuit à travers ses fenêtres qu’elle n’osait ouvrir à cause de Pascal. Aussi, avait-elle obscurément l’idée des ornements qui auraient pu la distraire. Ne serait-ce pas ainsi qu’à l’origine l’amour naturel créa la poésie ?
Il lui fallait un certain temps avant de se mettre au lit. Quand elle était déshabillée, elle laissait lentement le vide de la pièce s’emparer de sa forme. Peu à peu, sa peau se rafraîchissait au contact de l’air, se laissait admirer en détail par la chandelle.
Autour de cette chair protégée des murs, août se traduisait par les cris de la campagne poussés par les animaux en chaleur. Il y avait des nuits monstrueuses consacrées aux crapauds, aux chouettes et aux rats ; des nuits violentes offertes aux chattes ; des nuits crapuleuses aux renards ; des nuits conventionnelles aux rossignols ; des nuits spirituelles aux grenouilles ; et des nuits universelles aux femmes qui imitent les cris d’amour de tous les animaux. Toute cette harmonie érotique se répandait dans le Béarn, par ses bois, ses petites vallées, ses collines successives.
— Quelle misère ! disait-elle en jugeant de ses mains vives ses richesses charnelles. Il faut que ça cesse !
Elle se couchait donc, ce soir-là, quand on frappa à ses contrevents. Elle s’émut, éteignit la lumière. Puis elle continua à écouter, le cœur battant.
— Maïténa ! Maïténa ! gueulait une voix fiévreuse. Laisse-moi entrer, et tout sera fini ! Maïténa ! Après, je me ferai mon affaire, si tu le veux ! Et Virgile sera bien vengé, car j’aurai pu reconnaître ce que je perds ! Maïténa ! Je sais que tu ne dors pas !
La voix changeait, et devenait sarcastique :
— Et qui te dit que je t’aime, Maïténa ? Qui te dit que je ne veux pas, moi aussi, me venger de ce que tu m’as fait en excitant ta folie ?
Elle commandait :
— Ouvre-moi, Maïténa ! Tu verras comme je suis malheureux !
Puis, après des sanglots, le même homme, mais plus pauvre, insultait :
— Sale garce, basquaise, va donc coucher avec celui qui est au cimetière ! Je ne perdrai plus mon temps avec toi, charogne ! Il n’en manque pas d’autres femelles !
Ces dernières paroles allèrent en s’éloignant. Des pas d’homme aussi. Mais Maïténa ne s’endormit pas plus que les autres nuits.
Plusieurs fois, elle entendit des foulées inégales et compliquées dans la campagne, un couple, une chute, c’était son cœur.
Quand ce fut réellement un couple, ça ne l’étonna pas. Il était la suite naturelle de ses battements de cœur.
Maïténa s’assit sur ses draps brûlants, serra sa gorge pour être moins seule, mais sa gorge ne lui cédait pas. Elle s’attendait à ce qu’on frappât de nouveau à ses contrevents. Il n’en fut rien. Elle perçut simplement des paroles confuses, un rire. Paroles et rire s’arrêtaient près de son mur. Des feuillages que l’on coupe. Deux corps qui tombent. Dans la nuit, elle sourit.
Pour se distraire et se rafraîchir, grâce au couple, sous sa sauvegarde, silencieusement, elle entre-bâilla ses fenêtres.
Toute la terre réverbérait la clarté de la lune, et renvoyait au ciel une foule d’étincelles qui étaient des étoiles. Cette clarté n’écrasait pas les choses comme celle du soleil ; elle en était l’esclave ; elle n’existait nullement par elle-même.
Les êtres que Maïténa vit étendus à trois mètres d’elle ne lui firent pas l’impression d’avoir une durée brillante et très courte, comme tout ce qu’on aperçoit à la lumière du jour, mais d’être rares et éternels. Sur deux larges cuisses bleutées le clair de lune se concentrait. Ces cuisses étaient plus importantes que les lourdes collines qui s’ouvraient comme elles à droite et à gauche du gave.
Maï s’intéressait au spectacle émouvant de cette chair plus que nue, puisque illuminée, aurait-on dit, par ses propres moyens, et qui évoquait sa chair à elle, sa chair toujours cachée. Puis elle se représenta, enfin, que ce qu’elle regardait était en amour et que la clarté pouvait bien être créée par l’amour. Cette idée détermina un mouvement de ses bras. Elle ouvrit complètement les volets.
Elle n’aperçut pas d’abord Pascal qui faisait partie de la forme contemplée, qui s’en détachait, et qui courait vers elle. Elle n’entendit pas la voix d’une jeune fille surprise qui l’insultait. Elle ne reprit conscience que lorsque les cuisses nues furent recouvertes. La jeune fille se redressait très vite, un peu honteuse, un peu indignée. Et Maïténa ferma brutalement sa fenêtre, malgré la senteur acide et sauvage de la chair et des champs.
Il l’appelait maintenant, et tapait de nouveau aux fenêtres. Il continua jusqu’au jour, sans empêcher Maïténa de dormir comme elle ne l’avait fait depuis longtemps. Mais toutes les nuits se ressemblent-elles ?