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Maïténa : $b roman

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IX

Tout le Béarn était en mai. Quand Maïténa ouvrait sa porte, le matin, le vert l’éblouissait. Toutes les nuances du vert prenaient possession du paysage, à l’exception de quelques carrés de terres labourées, rouges comme du pain chaud. Tout le Béarn était vert, et la jeune femme en venait à regretter que le ciel ne le fût pas lui aussi. Elle se reprochait son enthousiasme pour le bleu du Pays Basque.

Elle restait ainsi à regarder sans penser jusqu’à ce que quelque appel vînt la tirer de son extase.

La colline qui se trouvait devant la ferme se détachait des autres et s’avançait vers elle. Des plans se formaient. Des maisons sortant de l’ombre marquaient les vallées d’une tache blanche. Un chemin insoupçonné se déroulait entre deux mers vertes. Tous les jours, un trésor nouveau se révélait à Maïténa. Elle respirait largement et riait malgré soi.

Les parfums vierges de la nuit se pressaient vers elle et la sollicitaient. C’étaient surtout ceux des foins en fleurs, capiteux et divers. Des arbres fruitiers, çà et là, laissaient s’égoutter leurs ombelles multicolores. Le premier ouvrier passait sur la route.

— La lune est trop tendre pour qu’on entre dans les champs. La vigne est chaussée. Alors, avant le second sulfatage, je n’ai qu’à aller couper la litière.

Il ne s’arrêtait pas. Il élevait la voix à mesure qu’il s’éloignait. Il parlait aussi bien pour les plantes que pour la jeune femme. Et il continuait sur son chemin à interpréter les idées muettes de la végétation.

Mais Maïténa tendait l’oreille. Un roulement sourd brisé de bruits de ferraille lui venait du point où la route commençait à se tordre pour contourner le village.

Une caravane de bouviers allait, les arches de ses chars vides brinqueballant sur les essieux, chercher du gravier au gave. Une quinzaine de bouviers à la file. Ils s’entendaient pour faire ensemble leurs prestations et se « faire corde » au sortir de la rivière.

Le premier attelage de bœufs rouges s’avançait d’une allure allongée et houleuse, la peau de mouton posée sur le joug, les longs draps marqués de bleu noués sous le cou. Maï en arrêta le meneur qui marchait l’aiguillon dans le dos négligemment retenu à la saignée des coudes.

— Hoou !

Le char s’arrêta à la voix, et derrière lui les chars qui le suivaient l’imitèrent automatiquement.

Aussi automatiquement, l’un après l’autre, d’un pas mou, les bouviers vinrent à la barrière. Ils ne demandaient qu’à causer avec la jeune femme. Le but secret de leur voyage était de s’arrêter devant les maisons qui contenaient des vins réputés.

— Alors, Maïténa, vous vous préparez à faire le café pour Monsieur Curé ! Nous l’avons rencontré derrière une croix avec une dizaine de femmes. Les Rogations !

— C’est la Gervasie qui fait le café ! Elle a été jalouse l’année dernière et elle a réclamé au presbytère. Alors, si vous voulez venir me le faire oublier en buvant un verre de picpoult ?

— Ce sera le premier de la journée !

— Hé, goujat ! appela la maîtresse. Tu vas joindre les bœufs tout de suite ; tu les attelleras au char qui est prêt ; et tu suivras ces messieurs pour nos prestations.

Et puis, elle les conduisit devant la barrique.

— Je vous accompagnerai aussi, leur dit-elle.

Leur verre plein d’un vin doré qui sentait le soufre, ils oublièrent leur ennui. Ils se seraient bien passés de Maïténa. Une femme, quelle gêne, dans une partie de campagne !

Cependant, les vieux, les gens sérieux de la bande, ceux qui se saoulaient et qui étaient là en grande majorité, devaient se féliciter de la présence de la basquaise plus tard, quand on fut au point du gave d’où l’on pouvait tirer les pierres. Elle soutint l’un, empêcha qu’on se moquât d’un autre, distribua en masse des cerises blanches hâtives, dont les jeunes gens faisaient hommage à son tablier, à ses cheveux et à ses sandales.

Et puis, chacun mangea à part dans un coin choisi, sous un saule ou les pieds dans l’eau. Chacun cachait instinctivement sa nourriture, les uns parce qu’elle était trop abondante, les autres parce qu’elle était trop restreinte. Les jeunes gens contemplaient la jolie veuve de Virgile, issue de ses cerises blanches comme la Vénus Anadyomène de l’écume de la mer. Quoiqu’on observât le silence respectueux dû à la vie que l’on consomme, tout le monde devait à Maïténa une joie concentrée, sérieuse et profonde, qui se traduisait par un mutisme de plus en plus complet, un abaissement des paupières et des nuques, un tassement des bustes.

Elle n’avait pas conscience de son action sur ses camarades. Elle ne participait qu’au repas des arbres qui s’alimentent d’air et d’eau et de la terre vivante.

Omer Jouanou, le frère de Pascal, était un des bouviers. Il ne la quittait pas des yeux. Ses yeux se rôtissaient au soleil, et il les servait à Maïténa tout chauds et très lubriques. Cyniquement, il avalait devant elle de gros morceaux de bœuf lascifs comme des lèvres. Il n’avait pas plus envie de lui sourire que s’il eut été en train de faire l’amour.

Elle ne s’en souciait point. C’était l’heure de la digestion des bœufs et des hommes. L’atmosphère paraissait repue et satisfaite, et tombait lourdement comme sous le poids d’un bon repas.

L’âme de Maï devenait plus légère. Elle surnageait l’air. Elle n’était plus repliée sur elle-même. Elle s’abandonnait, cédait le pas aux organes de la perception, se délectait d’ignorer qu’elle rêvait. Maï regardait de tous ses yeux. Les parfums remplissaient sa gorge. Le murmure du gave alentissait son cœur.

Par-dessus un champ de blé en fleurs, elle voyait, en levant la tête, sa ferme adossée à une colline inculte, dont un troupeau de moutons pacageant métamorphosait l’image.

Sa maison était pour elle comme une seconde peau. Elle lui attribuait son apparence. Elle regardait souvent ses murs par coquetterie, quoiqu’elle ne se regardât jamais dans une glace. Elle l’aimait comme un mâle aime sa femelle. Elle la fécondait sans arrêt, jour et nuit, avec passion.

Sa maison n’avait pas d’angles rudes qui l’eussent isolée dans le paysage. Elle avait des contours admirables, un toit légèrement incurvé et très long, une face arrondie par le four. Et, comme sa maîtresse venait de la faire recrépir, son aspect était d’une grande fraîcheur.

A sa droite, un bosquet était rond comme le plaisir. A sa gauche, un pailler, encore lourd de paille blonde malgré la saison avancée, était pour l’orgueil.

De tout cela, des flammèches de rêve s’échappèrent. La pupille de la jeune femme s’embrasa entièrement. Son esprit se remplit d’une lumière artificielle.

Le feu montait en fusée, se penchait sous le vent à la façon des peupliers, s’éteignait, renaissait, se partageait, sautait du pailler à la ferme, de la ferme au pailler.

Maïténa se réjouissait de se voir vivre d’une façon si nouvelle, si miraculeuse.

— Ça brûle, fit-on à côté d’elle.

— Ça doit être des herbes.

— Une haie ou une lande qu’on rafraîchit, plutôt !

— Non, c’est ma maison, annonça-t-elle.

— Vous êtes assurée, alors ?

— L’assureur a trouvé le pailler trop près. Il n’a pas voulu.

Cette réflexion pratique la réveilla. On criait. On s’affolait.

— Sauvez-vous, Maïténa ! Allez vite. Nous irons vous donner un coup de main, dès que nous aurons rentré les bœufs.

Sa maison l’aspirait comme une église aspire les fidèles, râlait la plus douce musique.

Et, en courant, elle sentit ses pieds et son âme se détacher de la terre.

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