Maïténa : $b roman
XVI
Pascal avait à peine disparu qu’Ourtic s’encadra dans la porte d’entrée.
— Vous étiez là ? demanda la jeune femme un peu saisie.
— Mais je n’ai pas fait de bruit !
Il alla au placard, examina le flacon d’arsenic.
— J’avais peur que tu t’en serves.
Sa voix avait une grande douceur. Maïténa craignit qu’il ne cherchât par des chemins tortueux à reconquérir son autorité.
— Les vieux sont bavards comme les femmes. Vous ne manquez pas de voisines moins occupées que moi. Allez leur dire vos fantaisies !
Il s’assit tranquillement près de la table.
Il avait une idée. Il voulait l’émettre. Et il était trop vieux pour attendre.
— Elles ont leurs amants. Je ne suis plus jeune. On ne m’aime que lorsque je raconte des histoires ! On ne te racontait pas d’histoires tout à l’heure !
Elle fit un mouvement trop vif. Elle ne pouvait supporter à présent le ton d’Ourtic, fluide, acide et artificiel. Elle avait besoin d’un style sévère, concentré. Des pleurs même n’auraient pas été malséants.
Elle croisa ses bras sous ses gros seins.
— Alors, il y a un instant je voulais empoisonner ! Et maintenant !
— Empoisonner ! Moi, qui te veux tant de bien ! Mais non ! Un jeune homme et une jeune femme qui se plaisent ! Le pauvre Ourtic ! Je veux que tu fasses à ton goût pour que je sois tranquille !
Elle était froissée. Fallait-il toujours que ce vieux dît tout haut les choses mystérieuses !
— Quand ça serait ? hurla-t-elle.
— Alors, ce serait très bien ! Quel joli garçon et quelle intelligence, le Pascal ! Tu pensais toujours à lui à cause de son pauvre ami Virgile. Un homme ressemble à un homme. Tu avais peut-être besoin du second et tu as le premier sous la main. Quel joli garçon !
Dualité. L’âme de Maïténa était impassible. Sa chair était en joie. On l’approuvait donc ! Elle le savait bien qu’il était le plus beau garçon du pays !
L’idée du véritable amour naturel la métamorphosait. Ourtic qui avait la mauvaise habitude de regarder plutôt l’âme que le corps des gens, finit par s’en apercevoir. L’air austère qu’il prit n’était pas affecté.
Il ressentait pour les lois de la nature un respect religieux. Durant sa vie, il leur avait obéi avec ferveur. C’était là qu’il puisait largement ce sentiment de supériorité que gardent les paysans à l’égard des citadins. Ce n’est pas par des calculs compliqués, mais d’une façon directe qu’ils vont jusqu’à l’essence des choses.
Dans l’amour, il ne concevait plus la recherche de la volupté ; il ne distinguait que la règle à laquelle il était dangereux de se soustraire.
Il observait la jeune veuve de bas en haut en hochant la tête. Il s’en voulait honnêtement de n’avoir pas songé plus tôt à lui donner un mâle. Puisqu’elle lui faisait la soupe, elle méritait bien de faire l’amour. Elle était taillée aussi bien pour l’un que pour l’autre de ces deux actes principaux de la vie. Les reins courbés et chauffés au travail se caressent et s’apaisent au lit. Quelle jolie femelle !
En imagination, mais d’une manière aussi peu sensuelle, aussi grave, que celle d’un maquignon qui examine une paire de bœufs, il mettait à nu la dure gorge de la femme, son ventre minuscule. Il s’émerveillait de sa peau duvetée.
Et il se frottait les mains comme si elles eussent été veloutées par cet attouchement.
— On n’attend pas comme ça, fit-il avec effroi.
Il découvrit, alors, avec intérêt, des yeux de Maïténa très angoissés dans une figure rayonnante de satisfaction.
— Et Virgile ? demanda-t-elle, en dirigeant la tête vers la fenêtre, vers le bourg, le cimetière, et le jet noir du cyprès.
Cette question expliqua les yeux au vieillard. Ils l’aidèrent à exprimer une chose à laquelle il jugeait que l’esprit ne devait pas participer.
— Mais ce n’est pas pour ton plaisir ! Pourquoi n’y aurait-il que le Virgile pour cela ? Il n’est pas à ta disposition ! Il est mort. Pourvu qu’il soit vaillant, n’importe lequel sera assez bon. Tu le verras ! Il suffit de t’en choisir un.
Ce conseil la déchira comme un couteau mal aiguisé. Une volupté ignoble. Une initiation faite par un vieillard — Ourtic avait soixante-dix-huit ans — peut être délicate. Elle paraît toujours brutale, ratée. Mais trop tard ! Quand tout fut fait, elle reconnut, avec un grand trouble, le viol moral qu’elle venait de subir. Elle cessait d’être vierge.
Elle dissimula son émotion.
— Lequel ?
— Ils ne manquent pas. Mais il faut choisir. Les plus beaux, ici, tu les auras rien qu’en leur faisant signe. Une femme comme toi ! Tu es la plus belle, tu dois le savoir. Il y a, d’abord, ceux qui te cherchent. Osmin Laloubère, ton ancien voisin ! Il pleurait, pendant que ta maison se brûlait, et il a une jolie borde. Omer Jouanou. Lui est fou de toi. Je le rencontre souvent, le soir en allant prendre le frais. Il est toujours dans tes parages. Il est en chaleur. — Mais il est trop jeune.
— Et il a une jolie famille ! fit Maïténa avec mépris.
— J’aurais dû en effet te parler, avant lui, de son frère qui est l’aîné ! remarqua Ourtic protocolairement.
— Mais vous êtes fou ! hurla-t-elle.
Elle regrettait de ne pas avoir sous la main la hache de la veille pour mettre en morceaux le banc où s’était assis Pascal et le vieillard avec ses paroles.
Ce dernier n’avait de pouvoir qu’en parlant. Aussi continua-t-il en redressant la tête et en frappant du poing sur la table comme s’il voulait faire une proclamation :
— Il est le premier ouvrier du pays !
— Ce n’était pas d’un ouvrier qu’il s’agissait !
— Pour travailler la femme et la terre, il faut le même, articula-t-il avec dignité.
Il y eut un petit silence, à la suite duquel il reprit doucement :
— Il travaillerait pour le fils de Virgile. C’est la meilleure manière de lui faire payer ses méchantes façons.
Maï éclata :
— Taisez-vous ! C’est à ceux qui travaillent à réfléchir et à donner des conseils. Vous, vous ne faites rien.
Pourtant, elle se domina.
— Je vais préparer la soupe. Faites-moi de la place, en attendant.
Le vieux sortait. Puis, peu à peu, la cuisine devenait une simple femme, mais jeune et bien faite, peinte par les soins de la nature, et qui sentait l’absinthe sauvage et le thym frais.