Maïténa : $b roman
XXII
A la campagne, le matin ne s’annonce pas par le chant du coq. On entend celui-ci à toutes les heures du jour et de la nuit, sauf à l’instant muet où le soleil voilé comme une femme arabe lance son premier regard. Les hommes et les animaux se gardent alors de l’effaroucher et Maïténa Otéguy est la seule qui ouvre sa porte en face de lui.
Elle vide devant le seuil, pour sa volaille, son tablier plein d’orge. Elle admire, pendu comme une lanterne au milieu de sa cuisine, le porc tué de la veille qui expose son ventre béant. Elle jette dans le foyer des sarments de vigne, et elle allume le feu. La soupe chauffe. La chaleur se transmet à toutes les parties de la maison. Ses habitants et le soleil entrent ensemble dans la cuisine.
On déjeune. Le petit garçon très éveillé part vivement pour l’école. Les valets vont tailler la vigne. Maïténa est de nouveau seule avec la maison. Elle se hâte de faire les menus travaux du matin. Elle a une course à faire. Elle noue son tablier à fleurs. Elle enfonce dans une de ses poches une branche de basilic, dans l’autre un petit revolver qu’elle a acheté à Pau le lundi précédent, jour de marché, et dont elle s’est fait enseigner le maniement. Elle met un foulard sur sa tête.
C’est alors qu’elle entend un appel qui n’est pas dans le programme.
Qu’est-ce qui pouvait se permettre de l’appeler ? Elle n’avait à obéir qu’au souvenir de son mari, c’est-à-dire à elle seule. Elle était d’autant plus stupéfaite d’être appelée que l’appel venait de celui qu’elle allait tuer dans un moment. Siffle-t-on ainsi son exécuteur ? Quelle outrecuidance !
— Hoou ! Maïténa !
Elle apparut à la porte de sa cuisine. Vis-à-vis d’elle, devant la barrière, Pascal portait dans ses bras, ruisselant d’eau, le petit garçon qui était parti tout à l’heure pour l’école. La présence de son fils aida la jeune femme à supporter la présence insolite de Pascal, et lui donna les moyens de se précipiter haletante vers lui.
— Le drôle ! Qu’est-ce qu’il a ?
Elle pensa tout de suite à la mare qu’on avait creusée à l’entrée du village pour que les canards n’allassent pas se perdre dans le gave, et où se noyait parfois un enfant.
— Il est tombé dans la mare ?
— Oui, dit Pascal.
Maïténa et Pascal ne pouvaient parler davantage. Ils étaient destinés tous les deux à une autre scène, à la même heure. Ils avaient manqué leur destin. La première, consciemment, le second, inconsciemment, ils en restaient très troublés.
Le petit garçon qui ne comprenait rien à cette gêne et qui d’ailleurs avait froid se mit à parler avec volubilité. Il ressentait quelque fierté de devenir ainsi, tout à coup, un personnage de premier plan.
— La terre était glissante. Ce n’est pas ma faute. Et puis, maman, ne m’en veux pas, car j’ai failli me noyer. Demande-le à Pascal. Il a failli se noyer lui aussi. L’eau est très profonde à cet endroit. Tu sais, c’est près du vieux peuplier. J’y passais pour aller plus vite. Heureusement que Pascal n’était pas loin. Maman, tu entends, j’ai failli me noyer.
Maïténa l’enleva brusquement au jeune homme. Après la mère fallait-il qu’il eût aussi le drôle ? Elle emporta son petit dans la cuisine ; elle le dépouilla de ses vêtements mouillés comme on dépouille un lapin. Ensuite, elle lui administra une fessée qui le réchauffa.
Elle avait aimé son mari d’un amour complet. L’amour qu’elle ressentait pour son fils ne pouvait être qu’accessoire. La passion de la femme est pour l’homme. Lorsque cette passion va à l’enfant, c’est qu’elle n’a pas trouvé d’homme à quoi s’adapter. Le cas de Maïténa est donc le plus naturel quoique le plus rare.
Son fils ne se rattachait pas à sa chair qui s’était révélée et absolument assouvie pendant la nuit de Pascal. Tous les matins, elle infligeait au drôle une correction préventive qui le rendait sage pour la journée. Aujourd’hui, elle avait oublié de le faire, et elle ne s’étonnait point qu’il se fût si mal comporté. Elle l’aimait lucidement.
— Reviens à l’école ! Et suis la grande route !
Elle le regarda partir. Elle le conduisit des yeux jusqu’au tournant. Pascal était resté en face de la maison, sur la route. Il n’avait pas osé entrer. Par la porte ouverte il avait suivi la fessée ; et maintenant il regardait aussi le petit garçon qui s’en allait, le corps redressé.
Pascal attendait il ne savait quoi. Au bout d’un moment, cette attente lui pesa. Au même instant, le revolver pesa dans la poche de Maï.
Il la gêna.
On ne voyait plus l’enfant. Il n’y avait plus là de raison tangible à la présence du jeune homme. Il ressentit la nécessité de remplacer la raison de sa présence par quelques paroles.
— Je suis content d’avoir pu te le ramener.
Il la gênait autant que le revolver, outil ridicule et inconvenant. Un paysan bien équilibré se sert-il du revolver, l’arme des cocus ? La jeune femme en rougit. Elle s’assimilait à une machine. S’était-elle servi d’une machine pour regretter son mari ? Et s’était-elle servi d’une machine pour jouir ? Pour punir, une machine était absurde.
Le revolver et Pascal la gênaient. Elle donna d’abord son congé à l’homme.
— Tu peux t’en aller tranquille ! Il n’y reviendra pas ! Dans ma famille, nous ne faisons pas deux fois la même bêtise.
Et puis, débarrassée de l’homme, elle ferma sa porte pour aller se débarrasser du revolver. Elle le déchargea et le jeta au fond d’une armoire.
Tout l’édifice du châtiment de Pascal s’écroulait. Elle n’en souffrait pas beaucoup. Elle éprouvait autant de plaisir aux préparatifs qu’à l’acte lui-même. Les préparatifs étaient achevés. Et elle songea même, une seconde, à laisser vivre Pascal.
Elle y renonça. Elle n’avait pas assez d’imagination pour abandonner un projet qu’elle nourrissait depuis le début de l’année. Elle n’était ni médecin ni sorcier pour faire vivre les gens.
Mais elle regrettait de ne plus avoir d’idée pour le supprimer. Elle avait épuisé toute son imagination durant la nuit de Jeanty. Il fallait bien qu’elle prît son parti de ne plus avoir d’autre idée dans sa vie.
Elle connaissait pourtant quelqu’un qui en avait à revendre. Il vous en donnait sans même s’en apercevoir, contre l’amour, contre la vérité, et contre lui-même. Et, impatiemment, elle se mit à attendre Ourtic.
Il rentra bientôt. Il sortait tous les matins pour respirer frais et pour causer. Il tenait absolument à connaître toutes les nouvelles, le premier. Manière de vieillir. A quelque instant qu’il mourût, il serait à la page.
Et, lorsqu’il n’existait pas de nouvelles à apprendre, il se faisait dire des secrets plus anciens, des histoires de filiation, de bâtardises, de testaments et de faillites. Il savait dans quels lits les Maures avaient couché en 732 et les Anglais en 1815. Il connaissait des descendants d’Alaric et de Gaston Phébus. Il avait ses idées sur l’hérédité. Aujourd’hui, il savait que Pascal avait tiré le fils de Maïténa d’une mare. Il savait qu’Omer Jouanou en voulait mortellement à son frère des droits ainsi acquis sur Maï. Ils s’étaient battus devant lui.
Il apprit cela à la jeune femme.
— Ce n’est pas très étonnant, ajouta-t-il. Omer est un sentimental. Et Pascal lui en fait bien voir. Partout, il arrive avant lui. Il devrait bien en laisser à son cadet ! Enfin, ça n’arrange pas les affaires de cette famille ! J’ai vu les yeux qu’Omer faisait à Pascal !
Maïténa réfléchissait aux paroles du vieux. Réfléchir sans penser est digne d’estime. C’est déjà de la persévérance. Et, pendant qu’on réfléchit ainsi, tant d’événements peuvent arriver. Un pauvre coq peut tuer un coq. Un frère peut tuer un frère. Et il peut arriver aussi que personne ne veuille plus la mort de personne.
Maïténa était devant sa cheminée où brûlait un grand feu. Les flammes flottaient comme des voiles de corsaires. Mais la jeune femme les comparait à un essaim d’abeilles filant dans l’axe d’un rayon de soleil. Vol nuptial. Le mâle le plus robuste rejoint la reine, s’accroche à elle. La reine jouit glorieusement. Son favori éclate de bonheur. Ses entrailles s’éparpillent dans les airs. Il y a des cymbales et des grelots. La suite de la reine bourdonne. Apothéose.
Dans l’axe de la broche un poulet rôtissant était blond comme un rayon de soleil. Maïténa l’observait glorieusement. Sa tête et le feu bourdonnaient.