Maïténa : $b roman
VII
Maïténa marchait vite. L’angélus de midi sonnait. Elle devait arriver chez elle la première, pour tremper la soupe de son monde.
Son premier voisin, Osmin Laloubère, qui attendait sur sa porte que ses bêtes eussent mâché leur ration pour les faire boire avant son propre repas, la salua d’un sourire réjoui et d’une bonne nouvelle.
— Le berger est arrivé !
Il la suivit, ensuite, des yeux jusqu’à sa barrière par où elle disparut. Lui aussi la désirait.
La cour de Maïténa était pleine de brebis, un beau troupeau, qui, tous les ans, à l’entrée de l’hiver, descendait des montagnes pour aller trouver sa nourriture dans le Vic-Bilh, nord du Béarn, ou bien dans la vallée de l’Adour. On y reçoit volontiers les bergers qui sont aimables, adroits et pleins de prévenances. Pendant les vendanges, ils aident leurs hôtes aux travaux de la cave, auxquels ceux-ci ne sont pas toujours très habiles. Plus tard, pendant les grands froids, ils tressent des vanneries, « les cougeoles », dont on a besoin pour apporter le foin aux bœufs et pour abriter les couvées ; ils préparent du « greuilh » ou du fromage d’Asson avec le lait des brebis et racontent à la veillée des histoires en un patois que les béarnais comprennent fort bien mais qu’ils aiment à railler. Quant aux brebis, elles paissent l’herbe des vignes et des jachères qu’elles dotent sans autre frais d’un fumier précieux.
Le berger de Maïténa, Jeanty, était particulièrement recherché. Tout jeune, de race musclée, assoupli et endurci par la chasse en montagne, il possédait une voix très douce et des talents féminins.
Quand Maïténa entra dans sa cuisine, elle le trouva ceint d’un tablier bleu et coupant du pain en tranches fines au-dessus de la soupière. La femme sourit.
— Alors, vous êtes là, Jeanty !
Il s’avança vers elle, respectueusement. Il tenait un petit béret au-dessus de sa tête ; et sa figure s’éclairait de plaisir. Il prenait cette attitude chaque fois qu’il arrivait dans une ferme. Ils ne se serrèrent pas la main. C’est un geste que les béarnaises ne savent pas faire.
— Je suis dans le pays depuis une heure ! Je me suis arrêté chez vous de préférence aux autres. Et je me mettais à tailler la soupe pour vous épargner la peine.
Elle ajouta un sourire à l’autre sourire. Il ressemblait à Virgile par quelques traits qu’elle seule pouvait discerner, et en particulier au fond de l’œil par une lueur d’un bleu idéal et qui imprègne le reste du corps.
Mais elle détourna très vite son regard comme on retourne un livre. Cette évocation lui inspirait des idées sévères.
Elle songeait :
« Je suis idiote de ne pas avoir profité de ce moment ! Est-ce qu’il reviendra ? Une petite serrée de plus et le travail était accompli. Qu’est-ce que ça me faisait, l’Ambrosine ? J’ai bien le droit, je pense ! Il a tué le mien ! Et pourquoi l’a-t-il tué ? L’atavisme n’a pas suffi. Ça ne serait pas sérieux ».
Mais tandis qu’elle pensait ainsi, elle disait :
— Mettez-vous tous à table pendant que je fais cuire la hampette ; et mangez la soupe. Les travaux doivent être faits à l’heure pour être bien faits. Pour manger, c’est à midi.
— Le facteur a porté une lettre, fit Jeanty.
Maï regarda l’enveloppe. Elle était de Maricha Otéguy, sa sœur, élevée au Pays Basque par une tante, et, depuis peu, mariée avec un tout jeune homme. La veuve n’ouvrit pas la lettre, mais la posa à côté d’elle et se mit à déjeuner sans parler pour ne pas distraire les autres de leur nourriture.
Elle mangeait peu. Elle était rassérénée par l’atmosphère saine qui l’environnait. L’haleine chaude de ses compagnons, le parfum excitant de la soupe aux choux assaisonnée de thym et d’absinthe, le feu qui la grillait par derrière, le soleil qui pénétrait pas à pas dans la cuisine, par la porte entr’ouverte, et qui sollicitait son cou, sa figure et ses bras, tout cela inclinait son esprit vers des idées paisibles.
La lettre même qui était près d’elle faisait ressortir la plénitude de sa tranquillité. Elle amenait la famille lointaine, toute l’agitation extérieure qui l’avait portée ici, dans la vie de tous les jours de Maïténa Otéguy. Cette cuisine était pour elle l’aboutissement final, le centre du monde.
Aussi, ce fut avec soin qu’après le repas, les ouvriers et le berger sortis, elle fut ouverte, et lue méticuleusement par une jeune femme penchée.
« Ma chère sœur,
« Tu sais que mon mari doit faire son service militaire cette année. Or, il a eu le malheur, à seize ans, de faire du mal à un douanier qui l’attrapait portant de la contrebande. Comme il a été en prison, on veut maintenant l’envoyer en Afrique. Et ça l’ennuie.
« Il veut être libre.
« On a décidé ça hier soir, sur la route, quand le facteur lui a remis sa feuille. Il y a des basques à gauche et à droite de la Bidassoa. Nous passerons demain en Espagne et nous resterons près de la rivière. Le Guipuzcoa est plein d’Otéguys.
« Mais la tante ne veut entendre parler de rien. Quand on sera parti, elle laissera tout à des voisins, à moins que tu viennes prendre notre place. Si tu viens, tu seras dix fois plus riche que là-bas. Et tu ne seras plus à l’Étranger.
« Vends le coin de ton défunt et viens.
« Chère sœur, je t’embrasse. »
« Maricha. »
Cette lettre bouleversait tellement les idées de Maïténa qu’elle dut la relire pour se pénétrer de son sens. Mais, quand elle l’eut bien comprise, elle s’abandonna à l’enthousiasme.
Elle était née dans un petit bourg près de la Bidassoa, un petit bourg si pauvre que ses habitants devaient aller chercher fortune au delà des mers ou vivre de contrebande. Son père chérissait le sol, mais détestait la mer et les aventures aussi vivement que ses compatriotes les goûtaient. Il émigra à l’intérieur de la France c’est-à-dire dans le Béarn. Il s’arrêta, un jour, au sud de Pau où les paysans sont riches, accueillants aux ouvriers agricoles, et où il retrouvait un peu l’isolement de son pays.
Quoique béarnaise depuis l’âge de sept ans, Maï se rappelait nettement le Pays Basque. Son village natal était suspendu à l’un des derniers rochers de la chaîne qui s’étalait ici multiple et insaisissable. Ces Pyrénées qui lui faisaient peur à leur centre, elle les avait chéries à leur naissance, vers cet endroit merveilleux que le soleil choisissait tous les soirs pour s’évanouir.
Elle possédait une mémoire lumineuse, et elle voyait encore admirablement l’extraordinaire teinte bleue qui, là-bas, se répandait partout, sur les maisons, sur les touristes, sur les prairies. Il lui semblait que la mer n’ayant pu absorber tout le bleu de l’espace le surplus se déversât sur les cantons basques.
Aujourd’hui, cette féerie qui est purement basque et que les étrangers ne découvrent pas du tout, car le pays, comme l’âme basque, ne se dépouille que devant un basque tout seul et tout nu, émerveillait Maïténa.
Cette passion défendue se cachait si bien jusqu’ici qu’elle avait fini par être comme si elle n’était pas. Maintenant, Maïténa se rattrapait. Elle oubliait les deux malheureux dont elle allait prendre la place.
Une sorte de justice qui veillait dans son inconscient lui faisait, d’ailleurs, trouver équitable que sa sœur connût quelques déboires. De nombreuses années auparavant, leur tante, après avoir habité Paris et gagné une large aisance dans la galanterie, était revenue chez elle d’où elle avait aussitôt réclamé la jeune Maricha. Elle n’était plus ni belle ni généreuse, mais, dans sa maison, Maricha ne manqua de rien. Cette idée put rendre amère l’enfance misérable de l’aînée.
Celle-ci ne songeait donc pas à sa sœur. Elle songeait à elle, à « la patrie basque », à son enfant qui serait basque. Elle exultait. Et dans ce même temps elle entendit une voix surnaturelle.
— Hé ! Madame Prébosc ! Il y a cinq petits agneaux qui sont nés pendant que nous dînions. Il faudra venir choisir le vôtre.
Elle dirigea ses yeux tout doucement vers l’apparition. Et elle reconnut à la fois avec une émotion considérable la voix lente et les traits lactés de Jeanty.
Jeanty apparaissait à Maïténa comme Notre-Dame-de-Lourdes est apparue à Bernadette Soubirous. Sa ressemblance magnifique avec Virgile le faisait resplendir d’une façon sacrée. La jeune veuve fit effort pour ne pas se jeter par terre devant lui, les seins et les genoux sur les dalles.
Elle venait de rêver à son enfance ; et puis, tout à coup, elle se réveillait mariée. Le mariage est une résurrection. On reprend la personnalité d’une ancêtre déjà aimée, et l’on vit une autre vie. Le Béarn succédait au Pays Basque. Sa conception et sa naissance étaient remplacées par sa merveilleuse nuit de noces où, sur une colline molle comme une chevelure, la lune étant cachée par un nuage et par Virgile, son corps avait été éclairé par les deux yeux que voici.
— Vous êtes souffrante, Madame Prébosc ?
Comment pouvait-elle entendre ? Ça n’avait pas de sens. Comment put-elle répondre ?
— Je vais bien ! Soyez tranquille.
Et elle lui laissa tourner le dos sans courir à lui et lui baiser religieusement les paupières.
Quand il fut loin, elle se donna, en un éclair, une explication de la recrudescence de son culte pour son mari :
— Avant la visite d’Ourtic, je serais partie !
Mais elle s’effraya d’avoir parlé tout haut. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour voir si, derrière la haie, personne n’avait pu l’entendre. Elle redevenait tout à fait béarnaise. Elle trouvait même déjà un peu folle son exaltation à la lecture de la lettre, comme s’il eut été fou d’être basque.
Elle s’étonnait d’avoir médit à sa face du paysage qu’elle voyait. Il était bien plus beau que celui dont elle rêvait, il y a un instant. Ils ne possédaient, là-bas, ni les neiges éternelles devant leur cœur, ni ce petit coteau dressé comme un vase pour recevoir à son sommet le fameux cyprès de Virgile Prébosc.
« Que va-t-il penser de moi, ce pauvre Jeanty ? » se demanda-t-elle.
Elle rentra dans sa cuisine et prit sur le chambranle un vieil écritoire, de l’encre violette et une plume rouillée. Elle posa le tout sur la table épaisse, au bout qui ne servait point aux repas, et avec beaucoup d’application se mit à écrire :
« Ma chère sœur,
« Je m’empresse de répondre à ta lettre qui m’a beaucoup surprise et étonnée pour que celle-ci te parvienne avant ton départ. C’était donc ta destinée de ne jamais rester en place, de quitter d’abord les parages du père, puis ceux de la tante. Mais ce n’est pas ta faute, tu n’y peux rien ! Tu dois te garder ton mari.
« Et vous n’êtes pas à plaindre.
« Quant à moi, c’est ici que j’ai mes agréments. Il faut que je nourrisse le souvenir du pauvre Virgile. Alors, je ne reverrai plus le Pays Basque. Dis à la tante de prendre une orpheline de l’Assistance.
« Comme la tante ne vous donnera rien, et comme vous n’avez rien, je t’envoie un mandat. Vous aurez ainsi de quoi acheter un petit commerce. C’est tout ce que j’ai. Ce sont toutes mes économies.
« Espérons que l’année sera bonne !
« Je t’embrasse.
« Maïténa. »
Elle plia la lettre, et l’inséra dans une enveloppe qu’elle laissa ouverte pour y glisser le mandat quand elle serait au bureau de poste. Elle achevait ce travail et levait les yeux, lorsqu’elle aperçut, devant sa porte Ambrosine Jouanou, la tête mouvante et les bras repentants.
Celle-ci expliqua sa visite avant d’entrer, en pénitente irréprochable :
— Il gueule. Il te déteste. Et tu ne lui pétrissais pas la figure.