Maïténa : $b roman
VI
Tu ne dois pas trouver mauvais que la scène se passe souvent dans l’âme des personnages.
Hoffmann (Contes)
Il fallait que Maïténa Otéguy fût dans une de ces périodes de la vie où l’on recherche aussi bien les vifs mouvements de l’âme que les mouvements du corps pour avoir été révolutionnée par la révélation d’Ourtic.
Il n’y avait pas de raison dans ce grand trouble. Suivant la croyance paysanne, la peau se renouvelle tous les sept ans, les états d’âme tous les cinq ans, les amours tous les trois ans. Le temps avait évaporé à grands coups de vent le sang de Virgile. Le souvenir est une chose rare, souvent artificielle. Les poètes — il y a de vieux bouquins de Lamartine et de Victor Hugo dans le trésor ancestral de tous les villages, des bouquins qu’on se passe religieusement — les poètes ont généralisé l’idée du long souvenir. Le ressentiment de Maïténa procédait beaucoup plus de la poésie que de la recherche de la justice.
Depuis sa mort, les vaches de Virgile avaient été saillies dix fois, sa maison recrépie, et sa femme s’était baignée à plusieurs reprises dans le gave. On ne voyait plus nulle part la trace de ses mains.
Quant à l’exemple à faire, Maïténa n’y songeait pas une seconde. Elle était trop jeune ; et ç’aurait été inconvenant.
« Voici comment j’ai tué la vieille », dit le 2 août 1914, dans un moment d’expansion, Ourtic à quelques anciens, à qui les événements de la journée et quelques verres de vin blanc rappelaient le temps de 70. « Elle ne pouvait plus faire la soupe ni même tirer le lait. Elle n’était plus bonne qu’à me rendre nerveux, qu’à faire partir les valets, et qu’à encombrer notre cuisine. Un soir, j’ai attendu qu’elle s’endorme pour qu’elle ne souffre pas, et je lui ai serré le cou. Ça m’a produit un si drôle d’effet que je ne peux plus voir tuer une poule. Il fallait la faire disparaître, cette pauvre, et j’ai mis le feu à son lit. Le lendemain, il n’y avait plus rien, ni cou serré, ni femme gueularde. Les gendarmes m’ont touché la main et la compagnie d’assurances m’a payé le lit. Quoi ? Pourquoi ne voulez-vous pas le croire, puisqu’il y a prescription ? »
Ourtic fut alors approuvé par tous ceux qui n’avaient pas encore tué leur femme. Ils n’étaient pas très nombreux.
Dans l’affaire qu’elle avait avec Pascal aujourd’hui, Maïténa ne pouvait donc être soutenue ni par la population, ni par une réprobation personnelle sérieusement motivée.
Au surplus, dix ans après ledit meurtre, Pascal était un autre homme ; il pouvait ne pas être le successeur de lui-même. Pourquoi le châtier ?
Aussi, pour tout dire, la cause profonde de l’atroce aventure qui commença ce jour-là pour Pascal Jouanou, ce fut que Maïténa Otéguy se trouvait depuis dix ans sans distractions, sans passions, sans mari, en pleine campagne.