Maïténa : $b roman
XIV
— Tu la veux, ta hache ! On va te la rendre ! fit Ourtic.
Il n’avait rien dit, dans le courant de cette journée, de sa dispute de la veille. Maïténa, habituée aux sentiments sous-jacents, ne s’étonna pas ; mais elle s’émut.
— La hache !
Il avait eu tort de parler.
— Eh oui, fit-il d’un ton bonhomme, puisqu’il prétend qu’elle est à lui, il faut la lui rendre !
Elle courait déjà à la pièce des outils, saisissait une vieille hache précieusement, l’emportait dans sa chambre.
Cette hache, en forme d’éventail à demi ouvert, « chaussée » plusieurs fois depuis que Pascal l’avait acquise, était lourde comme il faut.
La femme la regarda avec attendrissement. Elle caressa les empreintes qui pouvaient dater du meurtre de son mari. Elle aurait voulu que son cœur fût aussi dur que cette masse d’acier. Mais, pas plus qu’elle, il n’oublierait.
« C’est tout ce qui me reste de lui ! »
Elle ne pensait pas à son fils, un être vivant, donc très malléable, et qui serait forcément influencé par tant d’autres êtres. Tandis que ceci n’avait qu’un seul souvenir.
Et l’instrument tragique qui aurait pu figurer comme pièce à conviction entre un aréopage noir et rouge et un assassin, elle le glissa amoureusement, religieusement, entre deux draps, dans la grande armoire à linge qui se trouvait au pied de son lit.
Ourtic possédait une ouïe délicate. Sans avoir quitté la cuisine, il connaissait la cachette de la hache. Et il vint la reprendre, le soir même, après souper, pendant une courte absence de sa ménagère.
— Il vaut mieux que ce soit à cette heure-ci. C’est la Saint Jean. Ils sont tous allés regarder les feux.
Et il partit allègrement en prenant les chemins de traverse.
Il ne trouva personne à la ferme des Riaulets. Seul un âne attaché à un pieu broutait tout autour de lui l’herbe chaude. Ourtic fut heureux de constater la malpropreté des environs de la maison.
Il fermait un contrevent, brisait une branche de cerisier, caressait l’âne. Il éprouvait la sensation d’être le maître des biens de son ennemi, de lui succéder et d’améliorer ses biens.
Et, les pieds convenablement collés au sol, il laissait ses regards aller au loin.
Les feux de joie marquaient partout les sommets des collines. On en avait fait un immense dans le bourg, sur la place de l’église, le brasier que le curé allait bénir et qu’allumaient, d’habitude, les hommes les plus vieux du village.
— Il est de tradition que ceux qui font prendre le feu de la Saint Jean meurent dans l’année, dit encore Ourtic comme une remarque qu’il ne faut pas oublier.
Mais il devenait plus sérieux. Ses yeux faisaient abstraction des taches vives des feux. Elles rentraient dans la grande masse de la nuit.
Il méprisait ce que les hommes peuvent faire pour changer les « façons » de la nature. Deux formes seulement lui semblaient disputer l’empire du Béarn aux ténèbres : d’abord, le corps anguleux et phosphorescent des Pyrénées suspendu en l’air ; ensuite, une longue vapeur sinueuse, blanche et plate comme une route estivale, qui coupait l’espace en deux, la partie de lui-même que le gave avait envoyée à la hauteur de ses peupliers pour se mirer.
— Le temps va changer, estima-t-il.
Pendant qu’il contemplait, ses nerfs furent saisis, soudain, par une brusque sensation de fraîcheur qu’il considéra comme le rappel d’une obligation qu’il oubliait en soi. La nuit était chaude.
Il regarda complaisamment l’âne qu’il était venu pour tuer. Un bon coup de hache au jarret. La jambe tranchée nette. Il devait avoir un beau sang rouge et reconstituant comme tous les ânes.
— Tu es plus beau que ton maître, remarqua-t-il pour donner plus de valeur à sa vengeance.
Il avait le droit de le tuer. La chair d’un animal est le prolongement de celle de son propriétaire. Les gens qui ne possèdent que des briques et du ciment ne savent pas tout le corps et toute l’âme dont ils se privent.
Cette bête-ci pacageait en regardant Ourtic avec un petit rire bergsonien. Le vieillard ne put s’empêcher d’admirer son ouvrage. L’herbe était tondue avec autant de régularité et d’agrément qu’un tapis de Turquie. Il la laissait aussi rêche que sa propre pelure.
Cette pelure d’âne donnait une idée de confort solide, de pensées sérieuses, sous un bon toit, une bonne lampe, et dans une belle barbe.
Son appréciateur se décida à le laisser vivre et à employer autrement sa visite.
Il attendait de soi un acte retentissant.
Il déposa la hache bien en évidence devant la porte.