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Maïténa : $b roman

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XVII

— La vie passe comme le gave, disait Ourtic vieillissant.

L’existence de Maïténa était sortie, depuis peu, de cette période immobile où, dans les glaciers, s’élabore le torrent d’Arudy. La nature et la veuve de Virgile avaient été violées en même temps, au mois d’avril, par leurs révélations respectives.

Le cours du roman de Maïténa se chauffait, aujourd’hui, au soleil de juillet. Il y a aussi les rochers contre lesquels on bute pour former une cascade et obtenir son épanouissement.

Avant la saison morte, celle où il n’y a plus qu’à laisser agir la nature, et qui dure depuis le 1er août jusqu’aux vendanges, les foins, les moissons et les derniers sulfatages exigent une activité intense. Les journées de travail sont aussi longues que deux journées d’hiver ; et l’on ne dort à midi que pour permettre aux bœufs de ruminer. On n’a le temps ni d’aimer, ni de réfléchir, ni de regarder devant soi la campagne pour en contempler la métamorphose.

Puis, un beau matin, lorsque les granges sont gorgées de gerbiers jusqu’à la gueule, que les vignes sont couvertes de taches bleues que la pluie ne nettoiera plus, les hommes et les femmes, en se levant, reprennent conscience d’eux. On va pouvoir rêver, « tirer des plans », faire travailler les maçons en profitant des longs jours. Nous sommes au moment des bals et des batteuses. Et le béarnais a tout le loisir de regarder la scène sur laquelle il va s’amuser.

Sa campagne n’a plus la grâce du printemps. Çà et là, elle est enceinte, solennelle ou en friches. Pourtant, les champs de blés et les prairies rasés comme une nuque sont d’une accouchée qui reste à la mode. Le rythme de ses transformations s’arrête.

A présent, lorsque Maïténa regardait, à travers le paysage dont les premières clartés de l’aube venaient de prendre la forme, vers le cimetière, elle reconnaissait difficilement son cyprès. Ses teintes inchangées se confondaient avec les pousses noirâtres de chênes centenaires nés brusquement, comme un nid de lapins, derrière le village. Ils étaient si chargés de force qu’ils accaparaient le soleil aussi bien que le regard de la jeune femme.

Malgré lui, le cerveau de Maï se laissait pénétrer par leurs couleurs, leurs contours, féconder par leur sève opiniâtre. Ils balayaient son esprit, comme ils balayaient le ciel, de leurs feuilles. Ils assouplissaient, enrichissaient ses pensées et son cœur avec la même science que le ventre des vallées et la tête des collines.

Cet assouvissement universel, en cette saison des semences mûres, la contaminait d’une façon languissante et comme à regret. Sa raison séduite à son tour ne désapprouvait plus sa peau de se contracter pour des caresses.

Maïténa détournait les yeux ; elle abaissait les paupières ; et elle trouvait en soi le même horizon voluptueux qu’au Béarn.

Là aussi, elle découvrait des moissons à dépiquer.

— On n’a pas retenu de batteuse, dit-elle soudain à Ourtic qui était dans la cuisine. Puisqu’il y en a une avec monte-paille dans le quartier de la route d’Oloron, je vais aller en voir le maître.

Elle noua le foulard de sa tête, jeta sur une chaise son tablier gros bleu, le remplaça par un petit tablier à fleurs ; et puis elle traversa la route pour s’engager d’une allure pleine et bien balancée dans un chemin de traverse.

Elle allait. Elle s’arrêtait une seconde devant les ruisseaux pour qu’ils reflétassent sa figure et les sautait sans se soucier des reflets de ses cuisses. Elle traversait les haies, aiguillonnée à vif par les épines, déterminait le lourd départ d’une compagnie de bartavelles, les sauts de poële d’une rainette, tandis que le soleil rougissait avec joie son cou blanc, lorsqu’en pénétrant dans un champ elle fut stupéfaite de voir qu’il n’était pas aussi vide que les autres.

Sur pied, le blé déjà noir, une paire de bœufs et un homme. Elle reconnut Pascal. Il préparait sa faucheuse. Elle s’arrêta, étourdie. Au-dessus des têtes de blés, comme s’ils eussent dominé une réunion publique, le jeune homme et la jeune femme prirent une attitude végétale. Pendant une minute, on n’entendit que la crécelle des cigales. Les bœufs profitèrent du répit pour agacer les mouches avec les longs poils de leur queue.

— Il faut aimer le blé pour s’en occuper même lorsqu’il ne vaut plus rien !

Et un rire prodigieux la secoua.

Une joie immense se tenait droite et se gonflait comme sa vie et sa chair. Elle éclaboussait l’homme et le champ piteux. Son rire, petit génie de la terre amoureux des belles récoltes, était soutenu par un rayon de soleil pour châtier le mauvais cultivateur. Ce rayon de soleil aveuglait Pascal. Ses oreilles restaient seules ouvertes. Il y recevait une cascade de sons cristallins comme dans une sébile.

Pascal éprouvait la sensation d’avoir les pieds collés à la terre qui était en haut, et, la tête en bas, d’aller s’abîmer dans le ciel, acrobatie pénible pour un mendiant honteux.

— J’avais les travaux en retard, dit-il du ton qu’il aurait dit : « Je chante toute la messe en latin, ma bonne dame ! »

— Ta femme et tes travaux ont eu des retards en même temps ! Quel méchant ouvrier tu fais !

Quand Maïténa parlait, l’air devenait lascif et charnel. Sa voix avait cet enrouement naturel qui est voluptueux. Son corps venait de s’imbiber de tous les parfums des champs parmi lesquels celui de la menthe dominait. Il les distillait, les pulvérisait autour de lui. Les cinq sens à la fois étaient possédés par elle. Le champ bordé de tous côtés par des haies vives en était saturé et semblait vouloir la retenir dans son enceinte. Elle était de l’opium, du beau temps et des seins. La flamme qui veillait dans ses yeux mettait le feu à ses phrases. Son interlocuteur s’étonnait que ce feu adhérât à lui, — il en sentait les crépitements et les étincelles, — et qu’il ne le fît pas souffrir.

Après quelques mots prononcés, elle se mettait à rire ; et, tout de suite, les limites du champ de blé prenaient du champ. L’atmosphère qui ne formait qu’un bloc se disloquait. Ses milliers de parcelles montaient jusqu’au ciel, et allaient en heurter la voûte illuminée comme une fête de village. Les arbres flottaient comme des drapeaux.

L’esprit de Pascal avait été emporté dans ce tourbillon, et valsait quelque part dans l’espace. Son corps privé d’un guide aussi léger s’abandonnait à lui-même. Il s’approcha. Ses lèvres et celles de la jeune femme, qui se cherchaient dans le ciel, se joignirent.

Leurs lèvres étaient parfaitement dessinées. La volupté coula dans leurs interstices comme le sang coule dans les rigoles des baïonnettes modernes. Le baiser, né de lui-même à la manière des molécules de Darwin, se prélassa longuement sur son double berceau et puis mourut encore de lui-même. Son cadavre disparut. Il ne laissa qu’un goût de vie sur la bouche de ses deux assistants.

Pascal venait d’acquérir quelque espoir. Il osa murmurer :

— Pourquoi pas ?

Maïténa découvrit la différence de leurs désirs. — Lui subissait un amour intégral. Son cœur et son intelligence étaient pris. Il désirait donner un autre aspect au souvenir qu’il garderait de Virgile. S’il l’avait vraiment tué d’un coup de hache, quel acte peu délicat ! Le tromper avec sa femme démontrerait une autre sensibilité et une autre éducation. Ceci se substituerait à cela dans sa mémoire. D’autre part, il s’attendrissait de pouvoir aimer quoiqu’il fût un assassin. — Quant à elle, elle ressentait un amour pur, tout dépouillé de ces scories sentimentales.

Elle répondit honnêtement :

— Ça me contenterait, sans doute, moi ! Mais toi, tu y as mis le cœur !

— Tu ne sais pas si tu ne me donnerais pas le temps de le contenter aussi. On dit que les femmes n’accordent leur cœur qu’après le reste.

Elle sourit à la façon d’Ourtic ; et Pascal se sentit prodigieusement isolé dans son champ, isolé comme on ne peut l’être qu’en pleine campagne où les créations sont peu humaines et ressortissent surtout à la fatalité.

— Je te veux quand même, affirma-t-il énergiquement.

Mais les feuilles des peupliers ne tressaillirent pas comme tout à l’heure à l’appel de Maïténa ; et les blés secs gardèrent leur dignité.

Elle cessa de sourire.

— Si je m’écoutais, je serais d’abord à toi ; et puis je te tuerais. Deux plaisirs. Mais je ne dois pas prendre le premier !

Il aurait voulu se jeter sur cette femme, la dépouiller de sa robe et de son autorité, et la posséder violemment. Mais il ne pouvait pas. De même qu’à l’horizon les Pyrénées tout en glaces malgré l’été se dissolvaient dans un léger brouillard, de même Pascal se dissolvait dans sa propre haleine, dans son désir.

— Et tu as de la chance, continuait-elle, que je ne puisse pas me venger sans être à toi, c’est-à-dire au diable !

Elle entr’ouvrait son corsage comme on entr’ouvre un lit ; très légèrement elle caressait la peau sensible à l’extrême de sa poitrine, et la flattait pour la calmer.

L’image de la mort était projetée par les paroles de Maïténa avec un tel relief que Pascal eut un haut-le-corps.

Il recula, ensuite, de deux pas et détourna les yeux. Elle suivit la nouvelle direction de son regard ; elle perdit contenance à son tour.

Un homme très raide, idiot et pâle, venait d’arriver près d’eux. On ne l’entendait pas respirer.

Omer Jouanou se demandait si c’était bien lui qui arrivait là. Il éprouvait la sensation atroce d’être une simple créature du cauchemar de Maï et de Pascal.

Il n’avait rien entendu ni rien vu de compromettant. Il parla le premier pour se prouver son existence. Il avait préparé sa phrase depuis longtemps.

— Et si ça me plaît de vous ennuyer !

Au son de cette voix de l’un d’eux, les trois personnages se remirent à vivre. Une soupape secrète se déclenchait. Leur sang pouvait de nouveau circuler en toute liberté.

Pendant ces derniers mois, Pascal et Maïténa étaient si préoccupés l’un par l’autre qu’ils n’avaient pas remarqué la métamorphose d’Omer. L’épais goujat du début de l’année devenait un garçon mince, presque fin, qui intéressait les matrones et qu’on croyait poitrinaire.

Ses yeux seuls représentaient sa substance dissoute. Ils brûlaient au fond du visage comme dans le creux d’une cheminée. Ils étaient si beaux qu’on se demandait si c’étaient toujours les mêmes.

Vexé de l’étonnement des deux autres, il répéta sa phrase, mais d’un air plus agressif :

— Si ça me plaît de vous ennuyer, à moi !

Pascal haussa les épaules. Maïténa sourit. Alors, le garçon accomplit de tout son corps un grand geste obscène.

La jeune femme fit deux pas en arrière. Incarnat, Pascal se demandait si elle jugerait bon qu’il se jetât sur son insulteur, quand celui-ci fit entendre un long rire niais et pacifiant. Puis, comme si ce n’eût pas été suffisant pour mettre fin à cette scène, une batteuse toute proche siffla.

— Je passais, dit Maïténa pour se remettre en marche.

Et son premier pas fut léger comme si elle eût eu de l’élan et comme si elle ne se fût pas arrêtée.

— Tu t’en vas comme ça ? demanda Pascal humblement.

— Un des deux frères suffisait ! répondit-elle sans se retourner.

Cependant, un peu plus loin, lorsqu’elle eut mis une haie entre elle et les jeunes gens, elle ne put résister à l’envie de regarder derrière soi. Sans risquer d’être vue, elle s’aperçut qu’ils causaient avec cordialité. Elle en ressentit une sorte de déception. Elle ne savait pas l’influence de l’atmosphère sensuelle qui l’accompagnait partout.

De son côté, d’ailleurs, elle rentrait dans sa chair dont elle s’était déprise tout à l’heure. Le seul événement qui demeurât en elle n’était pas le baiser, mais d’avoir trouvé et exprimé son secret : « Je ne pourrai te tuer qu’après m’être donnée à toi. » Cette certitude l’éclairait si miraculeusement qu’à sa lumière il lui fut permis, — acte bien rare dans son existence, — de se poser quelques questions.

Pourquoi éprouvait-elle un appétit de vengeance aussi violent ? La vengeance était un sentiment naturel qui se mariait bien, autrefois, avec son caractère. Mais comment, à l’instant où elle se déjugeait et où elle se démontrait si femme, conservait-elle cette ténacité si peu féminine ? Elle se demandait si son cœur — le mot tuer — aurait été aussi véhément si sa chair avait été plus calme.

Le premier tintement de l’angélus arrêta ses réflexions. Le temps avait passé très vite sur le chemin de traverse qui va de la maison d’Ourtic à la route d’Oloron.

Le son des cloches du village était d’une pureté merveilleuse. Il paraissait l’expression même de la belle saison, des bonnes nouvelles, du désir voluptueux qui vous appelle vers les soupes bien mitonnées. Midi était sonné par le carillon, par Maïténa et par les clochettes incarnadines des bruyères.

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