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Maïténa : $b roman

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XIX

Berger, as-tu de la philosophie ?

Shakespeare (Comme il vous plaira)

Fin septembre, un matin, on apprit à Maïténa qu’un troupeau de moutons faisait bouger la route vers le sud. Et elle sut tout de suite que c’était son berger, que c’était l’automne, qu’elle allait avoir froid, et qu’il fallait faire préparer les tonneaux pour la vendange.

Peu après cette émotion, Jeanty arriva. Il portait sur l’épaule une peau de brebis que suivaient toutes les brebis. Ses jambes s’étaient encore allongées. Il était devenu absolument mince comme les jeunes gens qui font des sports, et naïf comme ceux qui vivent dans la solitude. Les nuages et les neiges conservaient frais son âme et son teint. La nourriture lactée lui faisait les yeux et le derme très doux.

— Pour combien êtes-vous là ? lui demanda la jeune femme d’une façon gentille et en signe d’accueil.

Son béret à la main et son sourire aimable à la figure, il parla de sa voix aigrelette :

— Un mois si vous voulez ! J’ai l’intention de tondre ici mes brebis. Je ne partirai que s’il fait trop froid pour elles. Mais le proverbe dit : « A brebis tondue Dieu mesure le vent. » Et je vous aiderai pour la vendange.

Dès cet instant, la maison d’Ourtic prit une animation plus intime et sa tenue d’hiver. L’été, on vit au dehors ; quand vient le froid, au dedans.

Maïténa se trouva bien de ce contact nouveau. Sa garnison sensuelle allait-elle prendre elle aussi ses quartiers d’hiver ? Au moment de se transformer pour s’accorder avec le rythme des saisons, celle-ci négligeait son âme pour être tout entière aux prises avec elle-même.

Jeanty dormait dans une petite pièce noire où l’on avait jeté deux paillasses ; les moutons dans une grange attenante.

De même qu’ils constituaient une fourrure pour la ferme — leur chaleur traversait les murs, — de même la jeunesse pacifique de leur berger entrait tranquillement chez ses hôtes et gagnait sans secousse leurs pensées. Cette forme de quiétude comportait, il est vrai, son ferment d’activité intérieure qui procédait des montagnes inconnues et des récits merveilleux que Jeanty apportait avec lui.

Maïténa, ayant ainsi oublié pendant quelques jours son tourment, reconnut qu’il durait dès qu’elle songea à s’assurer de sa disparition. Cette insensibilité, cette lutte silencieuse de l’esprit et du corps, leurs forces se compensant par miracle, avaient duré fort peu.

Depuis, son désir, au lieu d’être chauffé par le soleil, vécut d’un foyer intérieur. Son sang réagissait. Auparavant, il lui fallait épancher son trop plein de chaleur. Aujourd’hui, elle la recherchait, elle faisait le geste de l’attirer. Elle n’entr’ouvrait plus son corsage, dans la solitude, pour faire prendre l’air à sa poitrine. Elle la vêtait d’un tricot de laine qui l’enveloppait de caresses continuelles.

Le calme apporté par le berger était comme ses vêtements d’hiver. Il ne servait qu’à attendrir son corps davantage et à l’apprêter soigneusement pour la possession.

Elle comparait la douceur de Jeanty aux enthousiasmes et à la brutalité des gestes de Pascal. Malgré ce qu’une pareille distribution avait d’arbitraire, elle se représentait symboliquement le nouveau venu par le lait de ses brebis, et le meurtrier de Virgile par la couleur aphrodisiaque du sang.

Elle s’expliqua bientôt pourquoi le berger était revenu, pourquoi elle le comparait à Pascal, quoique rien ne les reliât l’un à l’autre, et pourquoi il occupait son esprit.

Après un déjeuner de midi, la « vêprée », et le départ des ouvriers, Ourtic, excité par la nouveauté de la température et par celle de Jeanty, retenait quelques minutes ce dernier dans la cuisine pour le plaisanter.

— Et ta bonne amie ! Où l’as-tu laissée ? A Laruns ; ou aux Eaux-Bonnes ? Tu peux me le dire, va ! A mon âge, on sait que les femelles des bergers passent l’hiver à réchauffer les vieux qui ne quittent plus la montagne.

Maïténa ne rit pas. Jeanty rougit à peine. Ourtic fut un peu déçu.

— Monsieur Ourtic, vous le savez bien, je n’ai pas de bonne amie !

— Oh ! Tu caches ton jeu !

— Mais non ! Ne croyez pas ! Une bonne amie c’est bon pour ceux qui ne savent pas, qui n’ont pas le temps de réfléchir au danger que c’est de prendre une femme à changer. Je choisirai bien la mienne. Une seule, quand on s’aime bien c’est beaucoup, allez !

Le vieux était vexé d’avoir raté son effet. Il se rattrapa comme il put.

— Une seule femme ! Il ne pense qu’à lui ! Mais ça la fatigue ! J’en ai connu un autre qui n’en voulait qu’une. Elle s’en souvient encore.

L’allusion à Virgile était claire. La vie de Maïténa se ralentit, comme une voiture ou un roman se ralentit pour prendre un virage. Elle regarda de l’autre côté pour tourner. Elle retourna la figure de Virgile. Elle regarda Jeanty. Et elle reconnut Virgile.

La ressemblance du mort et de ce garçon très vivant elle l’avait déjà reconnue, au début de l’année. Et puis cette ressemblance s’était préparée. Elle s’était endormie. Et elle éclatait comme un éblouissement.

La jeune femme en oublia de reprocher à Ourtic son manque de respect envers Virgile, et de s’étonner de ce qu’une ressemblance aussi magnifique n’eût pas frappé tout le monde.

L’automne arrivait. La sensibilité de Maïténa, en même temps que son désir, se mettait au chaud, devenait plus profonde. Dans les visages, elle ne regardait jamais que les yeux ; et elle finissait par y voir la forme des âmes. On voit ainsi, du fond d’une mine, les étoiles en plein jour. A la vérité, dans Virgile et Jeanty seules les âmes étaient semblables, mais elles étaient semblables entièrement.

Dès cet instant, la jeune femme fut surveillée par son mari, représenté par les yeux du berger. Il venait évidemment contrôler son souvenir.

Elle ne craignait pas que son regard la trahît. Il ne pouvait être que l’image d’une admirable fidélité. Mais son corps était sans cesse en état d’adultère virtuel.

Elle voyait tellement bien son corps épanoui en vue de l’amour, en vue de Pascal ; elle le voyait tellement bien avec son esprit qui était un étranger, qu’elle ne pouvait concevoir que les autres étrangers n’eussent autant de perspicacité.

« M’aime-t-il toujours ? » se demanda-t-elle, quelque temps après, un soir, en pensant à Virgile. Elle reporta automatiquement cette question sur le mandataire de son mari. N’était-ce pas lui qui avait fait naître la question ? Elle jeta un coup d’œil sur Jeanty. Après quoi, elle se répondit affirmativement.

Maïténa, jusqu’à présent, ne remarquait pas que le jeune homme lui faisait discrètement mais passionnément la cour.

Au printemps dernier, elle n’était pas si bonne observatrice. Les raisins qu’on venait de cueillir, les comportes promenées comme des vases de parfums à travers la campagne, saturaient le sang et l’air de ferments capables d’activer l’esprit de Maï. Et puis, n’avait-elle pas entendu involontairement, au sujet de l’amour de Jeanty pour elle, dans ces endroits dangereux pour les confidences que sont les vignes à hauts tuteurs, des paroles restées obscures jusqu’ici en un coin de sa mémoire ?

Il lui faisait la cour sans lui adresser la parole. Un jour, pourtant, il eut l’idée de mettre en valeur devant elle ses talents. La providence le conduisait à l’aveugle. L’événement prouva qu’elle lui voulait du bien.

— Madame Prébosc ! appela-t-il à travers la table. — Il était le seul à la nommer ainsi. Les gens du pays lui donnaient toujours son nom de jeune fille. — Madame Prébosc ! puisqu’on a fini la récolte, pourquoi ne pas travailler un peu, le soir, à la veillée ?

— Parbleu ! Il veut te faire de l’accordéon ! lança un valet à la gouge.

La maîtresse de maison ne répondit pas, quoiqu’elle fût indignée de l’apostrophe du valet. Elle était tellement émue par les yeux de celui à qui elle avait accordé son âme une fois pour toutes qu’elle ne pouvait en ce moment ouvrir devant eux ses lèvres qui résumaient tout son désir monstrueux, des lèvres possédées par le meurtrier. Ourtic la tira d’embarras.

— Voilà une bonne idée, jeune homme ! Tu nous aideras à dépouiller le maïs !

Et, le soir de ce jour, comme Ourtic était allé faire une tournée chez les voisins, et même assez loin dans le village, une quinzaine de personnes munies de picots se réunissaient dans la grange autour du tas d’épis. On avait refoulé dans une partie de la borde le troupeau qui ajoutait une animation obscure au dépouillage, et dont la compagnie encourageait les hommes timides.

De plus, une lanterne suspendue à la claire-voie invitait les passants à entrer.

Les assemblées à la campagne comportent toujours de l’enthousiasme. Les paysans sont, par instinct de conservation, insociables, surtout en pays de maisons disséminées. — En Béarn, votre plus proche voisin demeure parfois à un kilomètre. — Il leur faut une sorte de folie, d’enivrement, pour se réunir. Afin d’obtenir cette excitation préalable certains tempéraments ont besoin de « picpoult ».

Ceux qui vinrent chez Ourtic, ce soir-là, furent tout de suite agrégés par le fluide sensuel qui émanait de Maïténa Otéguy. Mais personne ne se doutait que ce fût d’elle — elle se tenait bien droite comme l’y obligeait la largeur de sa poitrine et parlait peu — . Aussi, les hommes et les femmes qui subissaient son emprise échangeaient-ils au hasard de rudes galanteries.

Cependant, pour dissiper l’équivoque qui planait et créer artificiellement, de toutes pièces, une cause de cette cohésion sans cause connue, certains plus délicats se tournèrent vers Jeanty :

— Fais-nous de la musique, berger.

— Son accordéon il est démoli.

— Alors, fais-nous quelque légende !

Il n’attendait que ça. Il commença de sa place. Il ne participait pas à la timidité des gens du pays. Il ne craignait même point de regarder Maïténa. Il ne se troubla un peu que lorsqu’il vit Pascal et son frère entrer, au milieu de son récit, et s’adosser au mur d’une façon toute naturelle. Il les devinait amoureux de Maïténa.

Jeanty racontait l’histoire véridique de Marguerite, comtesse de Comminges et d’Armagnac, dame chaste et pleine de très vertueuses qualités, qui, à son corps défendant, dut supporter trois époux.

— Son premier mari, un Monsieur de l’autre côté de l’Adour, s’empara du château où on la conservait pucelle. Ceux qui sollicitaient qu’il épousât la dame s’étaient réunis en grand nombre pour l’aider comme vous aidez Ourtic, ce soir. Les gens de Paris et ceux de Mirande dépouillent une dame comme vous dépouillez le maïs. On lui apporta une peau de brebis ; et il se maria gentiment devant des hommes d’armes en belle quantité pour qu’il fût bien connu qu’il devenait tout aussitôt le comte de ce pays.

Par ma foi, il aurait été bien bon pour cette dame de ne pas rencontrer une autre manière de faire chez les deux époux qui vinrent après. Puisqu’on l’avait habituée à celle-là, elle l’aurait mieux vue une seconde fois. Cependant, l’un après l’autre, ces Messieurs la mirent en prison le lendemain même de la cérémonie. C’était pour qu’elle ne risquât pas d’enrichir de son comté quelque autre seigneur de son goût. Ils considéraient leur comtesse comme un sceptre qu’on ne porte qu’une fois et qu’on met ensuite à l’abri. Sa peau devenait très fraîche.

De son côté, elle aussi, elle eut son idée. Elle la garda secrète ; on m’a dit que ce fut le plus terrible. Elle, qui passait tout son joli temps en prison, elle se montait la tête sur celui qui la gardait. C’était un sourd qui n’entendait pas ses déclarations.

Ça finit, à la fin ! Le roi de France, — car il y avait à cette époque des rois en France et des vicomtes en Béarn, — il la fit mettre en liberté, quand elle n’en voulait plus de liberté. Elle dut quitter celui pour qui elle se brûlait et qui était toujours resté près d’elle, de l’autre côté de la porte de son cachot. De cette séparation elle mourut dans l’année. Il est vrai qu’elle avait déjà quatre-vingt-cinq ans.

Tout ça, hommes, ça se passait au siècle quatorze, du temps qu’on a bâti votre église et que les Anglais étaient à Bordeaux. Il y a très longtemps !

Quand il eut achevé son récit, tous les auditeurs se mirent à rire bruyamment. Dans le conte le plus tragique, les paysans soupçonnent qu’on a mis quelque ironie, et c’est lorsqu’ils ne l’ont pas distinguée qu’ils la considèrent la plus fine.

Ourtic fut le seul à émettre un jugement sur l’histoire. Sa remarque ne fut comprise de personne. Il ne la faisait que pour lui.

— Pourquoi rire ? Elle ne fut pas malheureuse, cette comtesse ! Elle se laissait toujours faire. Ce qui est très dur pour une femme, c’est de ne pas se laisser faire, et de faire aux autres !

— Je vous dirai demain, ajouta le berger, les aventures de la belle-sœur de cette dame, Béatrix, qu’on surnommait « la Gaye Armagnagoise », la sœur aussi de Bernard d’Armagnac qui était le connestable.

— Elles sont trop vieilles, tes histoires ! railla tout d’un coup Pascal que la jalousie rendait hardi. Elles ne peuvent intéresser que ceux qui courtisaient les femmes il y a cinquante ans ou ceux qui tètent encore leur lait.

Jeanty allait répondre sans se fâcher, quand Maïténa se leva brusquement, très pâle, la tête jetée en arrière comme une chevelure.

— Va-t’en, lâche ! Tu l’attaques parce qu’il est très jeune. Ça ne l’empêche pas d’être tout à fait différent de toi ! Qui est-ce qui te ressemblerait ? Tu n’as jamais su rien faire ! Pas plus à lui qu’à un autre tu n’apprendras à courtiser les femmes ! Quelle est la misérable qui voudrait de toi ?

Les yeux tournés vers Pascal, tous les ouvriers attendaient sa réponse. Ils la sentirent, plutôt qu’ils ne l’entendirent venir. Et encore peut-être n’était-ce qu’un écho.

— Toi !

Les assistants se préparaient à deviner ce que ça voulait dire. Mais ils ne purent goûter tout de suite ni les agréments de leur imagination, ni la fin de cette querelle imprévue. Il devait y avoir, ce soir-là, un autre intermède. On se demanda, d’abord, si ce dernier n’était pas une féerie.

Une lumière totale enfilait soudain le hangar. Dans le chemin qu’elle avait tracé, deux figurants projetés par elle arrivèrent au bord de la scène.

— Monsieur Ourtic ! appelait une voix d’homme.

Le vieux se levait.

— Mon père ! Tu ne me reconnais pas ? demanda une voix de femme.

Le vieux n’osait dire :

— Si fait, tu es celle qui a tourné mal !

Le manteau de zibeline, les diamants, et des yeux, des yeux trop luxueux pour être portés sur soi en automobile, la peau mate et le kohl, tout cela l’éblouissait. Il ne voulut pas en convenir. Il garda son sourire ironique et ses rides bien tuyautées. Il rendit ses baisers à sa fille.

— Dire qu’il y a des drôles qui n’ont rien pour se vêtir ! fit-il avec admiration en examinant un petit chien enveloppé d’un paletot de fourrure.

Les deux figurants s’expliquaient :

— Nous faisons la route des Pyrénées, d’Hendaye à Cerbère. Nous couchons ce soir aux Eaux-Bonnes. J’ai eu brusquement l’idée de te dire bonjour en passant. C’est toujours calme ici. Vous n’avez pas de troubles d’âme. Quel repos ! Nous sommes pressés. Nous repartons.

Lorsque, dans l’auto silencieuse et invisible, la femme et l’homme se furent engloutis, que leur rayonnement et celui de leurs phares ne furent plus qu’au service de la voirie, Ourtic qui était le seul à avoir bougé pensa :

« Si riche ! J’ai peut-être eu tort de la déshériter ! »

Mais cet incident était, pour ainsi dire, extérieur. Les béarnais attachés au sol ne suivent pas par la pensée ceux des leurs qui ont quitté la campagne. Ils les voient souvent rentrer chez eux poitrinaires pour y mourir. Ils ne les dédaignent pas. Mais ils les attendent.

Dans la grange allégée de ces corps étrangers, la vie reprenait. Les paupières battaient. Les dépouilles se déchiraient comme des chuchotements. Maïténa s’était compromise en défendant un jeune homme avec cette vivacité. On lui donnait l’exemple de ce qu’il faut faire quand on s’intéresse à un garçon : pas de paroles ; pas de regards.

Elle se tourna vers Pascal pour voir sa contenance. Il ne savait pas ce qu’il devait faire ; et ce mouvement le décida. Il s’avança dans le sillage du regard de Maï.

Quand il fut près d’elle, elle ouvrit les yeux plus grands pour le contenir dans ses orbites. Et, alors, il ouvrit la bouche.

— Tu es la plus méchante femme. Un étranger ! Il est honteux de soutenir un étranger contre un enfant du pays ! Je ne te considère plus !

Maïténa éclata de rire. Pascal se souvint de la rencontre du champ de blé. Il sortit de ses gonds.

— Quand on excite les hommes comme toi, on se cache, garce !

Ourtic s’interposa. Un jour, dans une prairie, Maïténa l’avait débarrassé de Pascal. Il allait avoir sa revanche. Il le prit de haut.

— Je connais ça, jeune homme ! Tu diras la suite quand tu auras cuvé ton vin.

Pascal se tut, interloqué. Il ne buvait jamais. S’étonner était une faiblesse. Maï en profita tout de suite. Elle entra dans cet étonnement et le dilata. Elle prenait vivement Jeanty dans ses bras et le baisait sur les joues, deux fois, quatre fois, sur les yeux, sur les lèvres.

Pascal se désespérait. Jeanty se laissait faire. Omer était dans la joie la plus pure, car il ne jalousait que son frère aîné. Il n’aimait d’ailleurs que les femmes choisies par celui-ci. — Il avait, à son époque, fréquenté Ambrosine. — Quant à Ourtic, il était furieux. Il détestait l’imprévu. Et cette soirée en était pleine. Il gueulait. Il trébuchait. Il remplissait la grange de vacarme. Lorsque tout le monde fut bien abasourdi, il changea de ton ; et il n’eut plus qu’à dire : — « Allez-vous-en ! allez-vous-en ! mes petits ! » — pour que tout le monde s’en allât.

Puis, comme on le saluait, il ajouta :

— Nous vous aiderons la même chose à notre tour !

Maïténa et Jeanty allèrent se coucher chacun de son côté. Ourtic resta dans la cuisine l’instant nécessaire pour se confier ses impressions.

— Ces disputes c’est parce que le vin bout. Les hommes et les femmes sont comme les raisins. Quand le jus fermente, on doit ouvrir la porte de la cuve. Autrement, le tonneau éclate.

Maintenant, Maïténa se trouvait seule. Elle regardait avec admiration le lit qui contenait, toutes les nuits, une substance devant quoi elle-même ne pouvait rien. N’était-il pas prodigieux qu’elle eût réussi à la dominer jusqu’à présent !

Au moment d’arriver au bout de sa résistance, elle cherchait désespérément une compensation à accorder à son esprit. Celui-ci n’avait jamais été davantage à son mari. Il le lui prouvait depuis qu’elle matérialisait son souvenir dans les yeux d’un vivant.

Pour que leur logement commun, l’être humain, conserve son équilibre, il faut que l’importance de l’esprit et celle de la chair se balancent. En Maïténa, la chair l’emportait. Tandis qu’elle cherchait à l’aveugle une ressource nouvelle, l’imagination vint chez elle au secours de l’esprit.

Elle trouva. Son âme au service du mort ne pouvait faillir.

Alors, elle se déshabilla joyeusement. Pour la première fois depuis longtemps elle communiait avec soi. Les forces qui l’attiraient étaient entrées en elle ; elle ne leur résistait plus. Et, lorsqu’elle put caresser sa gorge, elle trouva sous sa main que son cœur frémissait de plaisir.

« Il va être content ! »

Elle se représentait les yeux de celui qu’elle n’oubliait pas s’entr’ouvrant lentement pour l’appeler.

« C’est toi qui me l’envoies ! Merci. »

Elle ouvrit sa chambre sans bruit. Elle traversa la cuisine. Le réduit où dormait Jeanty était là, la porte entre-bâillée par négligence. Maïténa poussa celle-ci, pénétra. Elle reflétait encore le sourire de Virgile évoqué tout à l’heure.

Le berger se réveilla en sursaut, et crut qu’il rêvait toujours. Il ne reconnut pas tout de suite cette femme debout en face de lui, car elle était nue, et l’on ne pouvait deviner en la voyant habillée la réalité miraculeuse du corps de Maïténa.

Le bougeoir qu’elle tenait à la main éclairait son ventre. Le ventre, quintessence de rêve. Ce ventre était aussi uni, aussi parfaitement modelé que s’il n’eut jamais connu la maternité, ni même l’étreinte d’un homme. Harmonieuse et palpitante, en peau blanche, des cheveux bruns qu’on ne lui connaissait pas jetés sur les épaules, elle avait l’aspect très simple d’une jeune fille.

Jeanty qui n’avait jamais été admis à l’intimité d’une femme s’ébahissait que tant de mystères charmants se présentassent à lui dans cette simplicité.

Il poussa une exclamation de surprise qui détermina Maï à éclater de rire. Alors, il la reconnut à ses dents laiteuses et à la longue main qu’elle posait devant le triangle blond de son ventre. Il s’émut davantage. Il aurait été moins étonné que ce fût vraiment une jeune fille. Ne savait-on pas au loin la vertu de Maïténa Otéguy ?

— C’est pour toi, dit-elle. Fais comme si tu étais mon mari.

Il se leva. Elle s’étendit à sa place toute chaude sur le lit. Attente. Le berger, debout, s’habituait à la lumière de ce corps. Les mains et la tête brunies par le grand air restaient dans l’obscurité. Maïténa localisait ses facultés dans sa chair dont les mouvements se substituaient à ceux de son esprit.

Ce soir, elle rendait hommage à Virgile. Demain seulement, elle en ressentirait l’effet surnaturel.

Jeanty revenait peu à peu de sa surprise. Lourd de bonheur, il tombait à genoux devant les seins de la jeune femme. Ceux-ci étaient gonflés de tous les plaisirs et de tous les enthousiasmes. Jamais le garçon parmi ses agneaux, son lait, ses cascades, n’avait imaginé de seins aussi immaculés. Quoique ces seins fussent à la portée de sa main, il les crut d’abord inaccessibles comme les grands sommets. Il s’étonnait qu’ils ne crevassent pas de nuages.

— Que vous êtes belle !

En voyant ce respect, elle, qui songeait au roman de sa vie, comprit alors que son corps de femme était le centre de ce roman. Autour de cette substance soumise aux lois de la vie, évoluaient son souvenir, sa volonté, ses devoirs et le désir de ses voisins. Elle s’en rendait compte avec stupeur.

Et, tandis qu’elle réfléchissait ainsi, Maïténa Otéguy se laissait prendre par le berger.

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