Maïténa : $b roman
XX
Je gaigne tout, et demeure perdant.
François Villon (Ballade Villon)
La Toussaint fut une trêve. Le souvenir de Virgile devint un bouquet de chrysanthèmes. Maïténa aima de tout son corps, durant quelques jours, sa tombe fleurie. Son corps s’endormit dans ce culte universel. Et puis les fleurs se fanèrent. Il n’y en eut plus pour les remplacer. Le corps de Maï se réveilla.
Alors, elle se mit à pleurer. Elle pleurait comme un saule dont les larmes sont le corps lui-même, dont chaque sanglot est un accroissement, une beauté nouvelle.
Jamais ses pleurs n’avaient atteint cette violence. Pendant dix ans, elle avait gardé le deuil de son mari, aussi bien dans son cœur que dans ses apparences, avec rigueur, Depuis la révélation d’Ourtic, son chagrin s’amplifiait. Chaque particule de ce chagrin se développait, se révélait à son tour avec ses facultés nouvelles, devenait une planète et éclatait. Elle s’embellissait. Elle portait son mari en soi. Elle avait parfois en éclair l’idée que les désirs qu’elle ignorait auparavant pouvaient venir de lui et être intégrés en elle par lui. Sa chair amoureuse était chaude pour deux : pour lui, le mort, et pour elle, la veuve sage.
Un jour, elle venait de faire ses provisions au bourg, lorsqu’elle rencontra Omer Jouanou. Il avait repris quelques couleurs. Il souriait un peu. Il lui déclara tout de suite au lieu de la saluer :
— Il y a longtemps que je pense à toi. Tu te souviens de mon croc-en-jambes, près du gave, au mois de mars. Ce n’est pas tout. Je t’épiais tous les soirs à la lucarne de ta cuisine. Tu m’y as trouvé, un soir. Tu la connaissais, ta maison. Mais elle te connaissait, toi, mieux encore. Je te connaissais comme elle ; et j’avais fait sur toi beaucoup de raisonnements.
— Allons, adieu !
— Et bonjour au Jeanty !
Elle le quitta sans délai. Il resta au milieu du chemin pensif suivant son habitude. Il hésitait. Et puis, lorsqu’elle fut assez loin, il lui cria :
— Je suis bien content que ce ne soit pas avec Pascal ! hé !
Elle rentra chez elle, troublée. Ce goujat venait de lui rappeler Jeanty auquel elle ne pensait plus, quoiqu’il se trouvât encore à la ferme. Elle ne songeait qu’à Pascal et au mort.
Aussitôt sa mission achevée, au petit jour, son intérêt pour le berger avait pris fin. Elle était aussi pure qu’avant. Et il fallait qu’Omer Jouanou fût doté par son désir d’une bien grande subtilité pour discerner que la presque virginale pureté de la jeune femme avait changé de nature depuis le dépouillement des maïs, puisqu’elle-même ne le sentait point.
Jeanty, c’était la nuit de Jeanty. Elle y réfléchit ; et elle dut s’avouer qu’en se donnant à lui une fois elle n’avait pas encore assez fait pour le mort. Elle l’éprouvait d’autant plus que sa chair n’était pas apaisée.
Plusieurs jours passèrent. Elle réfléchissait encore. Elle désirait de plus en plus. Quant au berger, il ne se décidait pas à partir. Il attendait obscurément que le miracle de sa nuit se renouvelât. Il négligeait ses brebis. Il n’y avait plus d’herbes pour elles, ni dans les vignes, ni dans les champs.
Aussi, un beau soir, Ourtic, apitoyé par l’état lamentable du troupeau, les rappela rudement à la réalité. Puisque Maï redevenait inquiète, il valait autant que le montagnard s’en allât.
On dînait. Suivant son habitude, Ourtic avalait goulûment sa soupe près du foyer. Simultanément, il se réchauffait de l’intérieur et de l’extérieur. Il achevait sa soupe ; il s’approchait de la table, versait un bon coup de vin rouge dans son assiette creuse où demeuraient des particules de légumes, de romarin, de marjolaine, de lard haché et de graisse rance. Puis, il buvait d’un trait le mélange parfumé, le bord de l’assiette posé sur sa vieille lèvre.
— Quand pars-tu, berger ?
Le jeune homme qui n’avait pas fini de manger, fut saisi, s’étrangla, avala de travers, resta un instant sans pouvoir répondre ni respirer. Maï en profita pour détourner la conversation.
— Vous ne prenez pas de fricot, vieux ?
— Il sent bon ! Il t’assurerait la clientèle d’un ange ! Mais ta soupe me suffit, femme ! Tu y mets toutes tes qualités ! On dirait qu’on te mange ! Et c’est précisément pour ça que le berger oublie son pauvre troupeau ! Tu lui donnes un trop bon estomac ! Il supporte tout sans souffrir, même que ses brebis crèvent de faim !
Jeanty ne savait où se cacher. Malgré lui, il devenait de plus en plus visible. Ses joues rouges illuminaient. Enfin, il n’y tint plus. Il lança son départ en pâture au vieux.
— J’avais décidé de partir demain matin, du moins si ça vous plaît ainsi qu’à Mme Prébosc.
Ourtic lui tourna le dos pour l’approuver. Maï conservait son visage très pur. Elle était pour le garçon aussi indifférente que le lendemain de sa nuit. Et, quoiqu’il eût entendu parler de la dissimulation féminine, il avait l’impression qu’elle obéissait à des ordres surnaturels.
Ils s’approchèrent du foyer. Ils gardèrent le silence comme on ne peut le garder que lorsque le mutisme de la pensée confirme celui de la parole. Ils attendirent ainsi que les dernières braises se fussent éteintes. Et puis, imbibés de chaleur, ils allèrent se coucher.
L’ardeur de Maïténa ne se calmait point. Elle avait le pressentiment que celui qui ressemblait à Virgile allait mettre à profit sa dernière nuit. Il ne pouvait partir sans lui donner une pureté définitive et la force de supprimer le coupable. Avant de se mettre au lit, elle ôta le crochet qui retenait ses contrevents.
« La porte lui ferait peur. Entré par la fenêtre, il ne croira pas être entré. »
Sa chandelle s’éteignit. Son esprit se mit à construire des ombres dans les ténèbres du dehors.
Ces ombres devinrent une ombre, une forme, des angles. Un corps se condensa. Ce corps terminé passa la fenêtre et tomba dans la chambre. Il y eut d’abord le bruit unique de la chute, puis le tumulte de deux cœurs qui battirent du même rythme la même muraille. La bonne muraille !
La femme couchée, l’hôtesse, ne parlait point. Elle ne voulait pas effaroucher son visiteur, comme s’il ne lui eût pas été amené par un énorme désir, mais pour une mission très subtile et méritoire.
C’était la première fois que le mâle attendu légitimement venait la trouver sans qu’elle l’appelât. Du vivant de son mari, c’était elle qui avait dû l’entraîner vers le lit nuptial. Et, après sa mort, elle était allée réveiller dans sa chambre son mandataire.
Maintenant, elle ne réfléchissait plus. Sa personnalité se dissolvait. Et son cœur sonnait un tocsin joyeux pour la réunion de ses atomes égaillés.
L’ombre créée par son imagination était devenue un corps. Bientôt, les ténèbres elles-mêmes, les ténèbres de toutes les nuits, se confondirent avec lui, furent lui. Il fut toute la pièce. Le lit et Maïténa gênèrent son développement. Le lit crissa et disparut. Maïténa sans un cri disparut.
Elle fut le corps. Ses bras enveloppèrent une chair jeune sortie du sein de tant de nuits amoureuses. Elle aima l’univers. Et elle cria. Mais son appel n’alla que jusqu’à la colline d’en face.
— Ne crie pas si fort, lui recommanda Pascal.
Elle eut un immense soubresaut. L’étranger retomba sur le pavé de la chambre. Ce n’était plus une forme, plus une ombre ; c’était moins que rien, la négation elle-même de la vie : Pascal.
Il ressuscita, pourtant, par ses propres forces, mais pour une existence précaire, celle d’une émission de voix :
— Tu ne le savais donc pas ?
Elle sortit à son tour de son lit. Elle fuit jusqu’à l’autre bout de la chambre pour s’en éloigner. Ce lit avait un relief infâme.
Elle ouvrit les contrevents que le jeune homme avait refermés. La campagne pénétra d’un seul coup dans ses yeux. Elle y chercha d’un regard désespéré une ressource suprême contre ce qui venait d’être. A l’est, une blancheur caressait déjà la colline. La nuit allait être refoulée dans le passé.
Au lieu de chasser et d’absorber ce qui avait été, la campagne et la lueur l’éclairaient impitoyablement. Et Maïténa soupira. Ce n’était plus son corps qu’elle congédiait, mais son âme, qui alla tourbillonner dehors, lamentablement, parmi les feuilles mortes.
— Je n’ai pas été à toi ! Non ! Je n’ai pas été à toi ! hurla-t-elle, après s’être remplie de nuit comme de forces.
— Si, dit Pascal.
La voix de Maïténa flotta comme un drapeau usé, se déchira.
— Va-t’en !
Pascal, lentement, enjamba l’appui de la fenêtre, puis s’y accouda et parla avec méchanceté.
— C’est le premier pas qui coûte. Maintenant que je t’ai eue, je t’aurai d’autres fois. Tu seras de nouveau heureuse que j’aie tué le Virgile comme tu le fus tout à l’heure. A présent, tu es contente et tu me chasses. Mais tu reviendras.
Lui, le silencieux, il se découvrait une faconde intarissable. Il aurait parlé des heures sur ce sujet. Pourtant, il tressaillit. Il s’arrêta.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Un homme apparaissait au coin de la maison. La figure luisante, une lanterne d’étable à la main, il marchait tout droit sur Pascal. Il éclaira bientôt tout Pascal. La lumière disloqua ses traits. Pascal souffrit de surprise et de clarté. Une voix, brusquement, le pansa.
— Salaud !
— C’est toi, Omer ?
Celui-ci ne lui répondit pas ; mais il laissa tomber sa lumière, et le prit à la gorge.
— Je t’ai vu sortir, fils de charogne !
— De quoi te mêles-tu, bête que tu es ?
Maïténa, toute nue, ne songeant pas à se cacher avec les lambeaux de sa chemise, regardait ardemment.
Les deux frères roulèrent par terre. Ils échangeaient, par rafales, coups de genoux, coups d’épaules et coups de front. Finalement, Omer eut le dessus.
— Je veux que tu meures !
Le monde entier se résumait pour Maïténa dans cette bataille. Tous ses muscles se tendaient pour aider Omer. Les poings qui meurtrissaient Pascal communiquaient directement avec son esprit.
— Tue-le ! Tue-le ! cria-t-elle, soudain.
Alors, elle aperçut une chose inouïe. Omer se levait. Il ajustait sa ceinture qui tombait. Il aidait son frère à se remettre debout. Et il lui serrait la main.
— Puisqu’elle le veut, ce n’est pas la peine !