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Maïténa : $b roman

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XV

Peut-être que demain nous ne reboirons pas.

Ronsard (Second livre des amours)

Depuis dix ans, la chasteté de Maïténa qui l’éloignait de la vie commune, l’isolement que cause le travail, le fait de ne pas être née dans le pays, l’avaient souvent empêchée de comprendre les actes et les goûts des béarnais. Et elle avait eu besoin d’un interprète pour les lui expliquer, Ourtic.

Mais, aujourd’hui, tandis que son corps ne lui appartenait plus, elle se trouvait beaucoup plus maîtresse qu’autrefois dans son âme. Elle se suffisait. Le Béarn s’expliquait par elle. Elle en était le noyau. Elle possédait et dirigeait le monde entier, excepté son propre corps qui était un empereur en captivité.

Aussi, lorsque Pascal entra dans sa cuisine, après le déjeuner de huit heures, ne fut-elle pas surprise. Elle pressentait sa venue.

— Où est Ourtic ? cria le jeune homme. Il est venu chez moi hier soir ! Je suis sûr qu’il y a fait du mal !

Puis il se tut ; et il regarda à droite et à gauche, sans saluer.

— Et alors, tu rapportes la hache ?

Il ne s’attendait pas à cette réclamation. Il fut frappé de stupeur.

— Pourquoi la hache ? fit-il faiblement.

Elle s’intéressait donc à cette hache qui n’avait jamais été sienne !

Pascal se mettait à soupçonner avec angoisse l’existence de chemins de traverse par lesquels la Maïténa Otéguy d’antan était revenue du Pays Basque où il l’avait envoyée. Il commençait à croire que l’incendie lui-même ne détruisait pas le virus du souvenir. Son étonnement était si honnête, si naturel, que Maïténa eut peur d’exagérer l’importance de sa hache.

Une atmosphère voluptueuse l’environnait, depuis l’entrée de Pascal. Un singulier appétit sensuel faisait se dresser ses seins, s’ériger toutes les papilles de sa peau. Son ventre se rentrait. Elle était incurvée et dure comme pour happer et écraser. Des frissons ineffables ruisselaient jusqu’à l’extrémité de ses doigts ; et, pendant ce temps, elle retrouvait sa tranquillité intérieure.

— Ferme la claire-voie ! Tu vas laisser entrer la volaille.

Cette maîtrise de soi impressionna le jeune homme. Il en remarqua les manifestations tangibles autour de lui.

Cette cuisine ressemblait déjà à la cuisine où elle évoluait auparavant. Les toiles d’araignées n’existaient plus ; les pavés étaient lavés et passés à l’ocre ; une fournée toute fraîche couvrait la nouvelle planche à pain ; et, sur la lourde table, un pichet de boisson préparée pour les sulfateurs se prélassait. Elle avait emporté son âme avec elle de son ancienne maison jusqu’à celle-ci.

— Et alors, on se retrouve, dit-il d’un air accablé.

Tout ici, surtout les yeux de Maïténa, alarmait le jeune paysan. Elle ne pouvait dissimuler sa fièvre qui était de désir. Elle ne s’en inquiétait point. Qu’est-ce que ça lui faisait qu’il sût la vérité ?

— Il n’y avait que toi à penser qu’on ne se retrouverait pas !

Elle l’engagea ensuite à s’asseoir, non par pitié mais par besoin de lui.

Malgré tout ce qu’il avait fait pour s’éloigner d’elle et l’éloigner, il se sentait attiré, aspiré, par son ennemie. Une force abominable le mettait sans cesse entre ses griffes.

— Tu vas boire un coup, fit-elle en allant au placard des bouteilles et des verres.

— La vie est difficile, répétait-il d’un air pénétré.

Ces mots lui venaient naturellement aux lèvres ; mais, sans s’en apercevoir, il ne leur donnait pas du tout le même sens que les paysans durant les périodes de misère.

Pendant dix ans, depuis la mort de Virgile Prébosc jusqu’au commencement de cette année, Pascal avait eu une existence remarquablement simple. Il avait subi patiemment une femme acariâtre, un beau-père autoritaire et vingt mois de tranchées. Autour de son cœur, s’était formée une enveloppe de protection semblable aux doubles écorces spongieuses qu’acquièrent pour vivre et pour porter des fruits certaines espèces de vignes attaquées par le phylloxéra.

Il supportait les vexations comme une pénitence. Cette pénitence ne lui donnait aucune fièvre, ne le blessait pas, mais l’isolait. A l’aise, il pouvait rêver. Seulement, le rêve est dangereux pour un prisonnier. Après l’avoir amené à l’extérieur de sa geôle, il peut lui suggérer les moyens de s’en évader réellement. Le captif saute le mur. Il ne fait pas un bond suffisant. Il est abattu par le factionnaire.

Pourquoi remarqua-t-il, un jour, ce que lui disait Ambrosine ?

« Nous ne gagnons rien, ici. Le vieux dure. Nous pouvons prendre la métairie des Riaulets qui est libre pour la Toussaint. Nous y vivrons dessus largement, et nous reviendrons vite ici, maîtres. Le médecin a défendu au père de se faire du mauvais sang. Il ne trouvera pas d’ouvrier pour te remplacer, puisqu’il n’y en a aucun. Et il se fera du mauvais sang. »

Il avait déjà entendu des propositions pareilles de la part de sa femme qu’Ourtic ne ménageait pas souvent. Pourtant, cette proposition lui sembla la première, et il fut décidé.

Cette fuite de la maison d’Ourtic, l’hégire de Pascal, marquait le début de ses malheurs. Il ignorait leur cause, puisqu’il ne savait pas que le vieillard avait apporté, un soir, sa bonne parole à Maïténa. Aussi, attribuait-il à cette maison-ci quelque pouvoir surnaturel. Il ne la détestait pas pour ça. Mais, lorsqu’il y était entré, il s’était senti tout ému.

« Dire que je suis si franchement bon et que mes actes voudraient prouver le contraire ! »

Il était même amoureux de soi.

Maïténa, devant son placard, choisissait le vin qu’elle devait lui faire boire. Sur une étagère, au-dessus des bouteilles, elle apercevait un flacon de liquide à base d’arsenic destiné aux taupes et aux rats campagnols. Ce flacon l’intéressait. Pascal méritait de se rafraîchir avec son contenu. Raisonnablement, elle aurait dû en verser quelques gouttes dans la bouteille qu’elle allait lui servir. Ça n’en changerait guère le goût, et puisqu’il boirait il ne pourrait pas dire qu’elle n’était pas une bonne hôtesse.

Il est assez naturel qu’une femme fasse couler le sang de celui qu’elle aime. Il vient de la féconder, elle le tue. Ainsi le rajeunissement de l’espèce est assuré. La pullulation humaine et la guerre sont évitées. Le fer, le feu et le sang sont désirables en amour. Mais le poison n’est pas voluptueux. Et la main qui devait verser l’arsenic était malheureusement de chair, d’une chair lascive. Débat du cerveau et de la chair.

Le cerveau fut simplement assez puissant pour que le spectateur ne vît pas sa défaite.

Maïténa prit un verre vide qu’elle posa devant Pascal.

— Tiens, que j’étais bête ! Tu vas boire le même que nous.

Et elle lui donna le vin du pichet.

Il but d’un air concentré, lécha ses lèvres et fit une offre intéressante :

— Que dirais-tu si je quittais le pays ?

Il n’essayait donc plus de la chasser du Béarn. Il était prêt lui-même à la fuir.

Elle ne s’enorgueillit point de cette victoire. Son corps et son esprit furent, cette fois, d’accord. Il ne fallait pas que cet homme qu’elle mènerait soit à la tombe, soit au lit nuptial, se dérobât. S’il était parti, elle l’aurait suivi comme une chienne.

— Tu n’as pas le droit d’abandonner le clocher et tes champs ! Les champs, ce sont eux qui t’ont forcé à te servir de tes doigts et de tes jambes ! Et on dit que la petite cloche a été baptisée la veille de ta naissance et que tu es le premier qu’elle ait sonné. Combien de journaux as-tu défrichés ? Combien de bœufs as-tu dressés ? — Non tu ne peux pas aller donner ton travail ailleurs !

Elle avait déjà employé les mêmes arguments pour d’autres jeunes gens, et celui-ci devait bien en comprendre la banalité. Elle ne voulait pourtant pas lui ordonner de rester à cause d’elle ! Il écoutait passionnément, car il discernait comme sa voix sonnait faux. Jamais il ne l’avait entendue parler ainsi. Il ne concevait Maïténa que franche et naturelle.

Puisqu’il lui fallait une explication extraordinaire de cet artifice, il crut d’abord qu’elle lui pardonnait tout. Mais ce n’était pas une raison assez formidable pour une transformation de Maïténa.

Il en restait abruti, stupide, grâce à quoi il fut éclairé. Les yeux de la jeune femme, d’ailleurs, ne se défendaient point. Elle le désirait.

Lui, le meurtrier, ne pouvait faire le moraliste et trouver cette attraction monstrueuse. Il ne réfléchissait pas et ne pouvait la trouver effrayante. Mais une joie prodigieuse bouleversait son cœur, le liquéfiait, en faisait une source de volupté. Il ne se sentait plus vivre ; et ses artères battaient à tout rompre. Son moi se fondait. Ses atomes allaient rejoindre les atomes épars pour les faire participer à son bonheur. Il se donnait au monde. Et, en même temps, Pascal, nom, corps, postérité, se magnifiait, s’amplifiait, devenait une raison, un but, une dignité.

Il n’avait jamais vu Maïténa ni la Vierge Marie. Quelle merveille ! Ses lèvres étaient du sang rouge, frais et chaud, et la plus nourrissante des nourritures. Ses yeux n’avaient pas de couleur ; ils étaient de chair et non plus d’âme. Ne méritait-elle pas, cette femme, qu’on fût honnête et généreux, et qu’on se pardonnât même le crime commis par soi ?

« Puisqu’il paraît que j’ai tué, pourquoi n’est-ce pas pour elle ? »

Il ne ressentait pas la nécessité de parler. Elle n’attendait rien. Ils avaient du génie. Ils se taisaient.

Et, enfin, sa joie se métamorphosa en gaîté et s’extériorisa. Il éclata de rire. Et il crut que c’était la cuisine qui riait, que c’était la fournée fraîche et que c’était Maïténa. Le verre du pichet en tintait.

Quand son étonnement commença à s’atténuer, il voulut aller le confronter avec la grande campagne et le grand ciel.

Et ils se tournèrent le dos comme lorsqu’on va se fiancer. Puis il sortit.

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