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Maïténa : $b roman

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Aou nouste Hénric
éncouè aquesto hémno.

B. N.

MAÏTÉNA

I

Un accusateur qui a de telles révélations à faire ne devrait-il pas être plus empressé ?

Lord Byron. (Lara.)

Le goujat était sorti en traînant ses sabots pour aller dormir dans l’étable. Sous le haut chambranle de sa cuisine, Maïténa Otéguy, la figure égayée par le feu, la jupe relevée sur la chair grasse et musclée de ses jambes que la chaleur marbrait de veinules rouges, s’amusait à faire griller des châtaignes. Elle les mangeait brûlantes, sans éloigner sa figure de la flamme, de ses petites dents polies, les lèvres haut retroussées.

Le silence convenait au vide de son esprit. Rythmés, le bruit de la pendule et la respiration d’un enfant qui dormait dans la pièce à côté flottaient très doux. L’éclatement des châtaignes gonflées de feu étaient les seuls épanchements de joie de cette solitude réconfortante.

Cependant, Maïténa, dont l’oreille était exercée aux mouvements de la campagne qui était au nord et du village qui était au sud de la ferme, se redressa. La boue du chemin clapotait de plus en plus distinctement : deux sabots s’approchaient de façon lente et régulière. Le vent qui soufflait dur par intermittences noya, quelques secondes, ce bruit dans ses insultes contre la quiétude des arbres. Lorsque Maïténa put entendre de nouveau, on frappait à la porte.

Un vieillard aux reins ployés entra d’un coup avec une vivacité singulière. Il laissa un moment ses doigts gourds sur le loquet, puis les leva jusqu’au bord de son béret pour saluer. Ce béret, posé sur le crâne à plat comme un cèpe, garni largement de crasse au centre pareil à une tonsure, verdi à ses bords, semblait l’auréole et le cadre du visage rasé au nez et aux lèvres minces. Ses yeux étaient verts comme un feuillage tout nouveau qui sort de sa paupière hivernale. Celle-ci, plissée soigneusement pour une longue ironie, descendait très loin sur la figure.

Quoique étonnée de cette visite à pareille heure, Maïténa Otéguy ne bougea pas de sa chaise, et recouvrit avec lenteur ses jambes nues pour bien indiquer à son vieux voisin qu’elle trouvait sa venue toute naturelle.

— Bonsoir, Ourtic !

— Adieu, Maï !

Ils se turent. Et il alla s’asseoir sous la cheminée en face d’elle.

Le silence est un état dans lequel se complaisent longuement les béarnais. S’il n’étend pas aussi bien que la parole l’influence de la personnalité, il ne la dilapide point ; il la concentre et la consolide. Et puis se taire n’est pas seulement rêver, c’est surtout l’art de ne pas penser.

Le silence était plus complexe qu’avant l’entrée d’Ourtic. Le rythme de la pendule, la respiration de l’enfant qui dormait derrière la cloison, attendaient quelque chose de la rencontre de ce vieillard lointain et méprisant, et de cette jeune femme plantureuse, gonflée d’avenir.

— Vous devriez venir plus souvent à la veillée, dit-elle enfin. On mangerait ensemble quelques châtaignes en buvant du picpoult.

— En somme, tu possèdes une belle situation tranquille, fit le visiteur sur la cadence énergique et lente de la conversation. Je sais bien que tu es vaillante et que tu ne manques pas d’ordre. Mais, tout de même, tu as de la chance ! Si ce n’avait été ton malheur…

Il affala brusquement son nez sur son menton ; et il saisit des deux mains la pomme d’un chenêt avec un grand air d’accablement.

— Il y a dix ans, aujourd’hui ! finit-il. C’est un anniversaire.

Elle secoua ses épaules avec humeur.

— Vous auriez mieux fait de rester chez vous, Ourtic, que de venir me raconter ça !

Cependant, elle ne voyait plus le vieillard qui relevait sa tête ironique en la branlant doucement.

Elle se représentait déjà le jeune homme au front bas, au regard timide, qui vint un jour demander sa main. Il avait du bien. Ses soixante journaux de terre étaient cités parmi les plus fertiles du pays. Sa maison, aux confins du village, vieille, mais récemment ravalée et raffermie par des contreforts, abritait depuis trois générations deux paires de bœufs. Voilà des chiffres qu’on sait au loin.

Quant à Maïténa, elle était pauvre. Son père, un émigrant basque, appartenait à la dernière classe des ouvriers des champs. Il vivait en loyer. — Elle ne pouvait repousser un fiancé pareil.

Malgré cette nécessité de lui accorder sa main, elle l’aima tout de suite. Au début de leur mariage, ils ne coururent pas les foires et les marchés comme c’est la coutume en Béarn ; elle avait trop de travail : il lui fallait nourrir les hommes et les animaux, nettoyer la maison qui ne l’avait pas été depuis la mort de la vieille. Mais, le soir, lorsque tout le monde était rentré, ils sortaient, eux ; ils suivaient la route enlacés l’un à l’autre sans que personne les vît, car la pudeur des sentiments est la seule qui soit à l’aise en face de la nature.

Ils se taisaient. Ils ne savaient quoi se dire. La terre dure et facile, béante et pleine d’espoirs, parlait pour eux. L’odeur chaude des prairies les enivrait d’enthousiasme ; le chant du vent dans les arbres était juste assez mélancolique pour que leur bonheur ressortît ; et, lorsqu’ils voyaient des vignes symétriquement plantées à flanc de coteaux, labourées avec prédilection, soigneusement attachées contre de hauts tuteurs, ils croyaient admirer l’image idéale de la vie.

Un soir, enfin, comme l’ondulation des collines était plus voluptueuse, la terre plus molle, comme la campagne tout entière avait l’air d’une alcôve parfumée, un nuage tira sa draperie devant la lune et Maïténa se donna à son mari.

Virgile Prébosc était timide. Il n’avait pas connu de femme avant sa femme. Il fallait la collusion du printemps et de son désir pour qu’il renonçât à leur innocence.

Cet acte les bouleversa tellement que leur lune de miel cessa au moment où elle aurait dû naturellement commencer. Penser était pour eux une chose redoutable ; et ils pensaient trop à cette révélation pour oser lui donner une suite. Ils étaient habitués à ce que la nature fît arriver, germer, les choses en leur temps, sans que la volonté de l’homme y eût une part ; et ils attendaient qu’elle déterminât chez eux un nouvel enthousiasme.

Quelques jours après, comme Virgile Prébosc rentrait du travail, il trouva sur le seuil Maïténa toute souriante qui l’appelait. Cela l’étonna d’autant plus que, depuis la fameuse nuit, elle évitait de le regarder.

— Je suis enceinte.

Et, son ancienne timidité ayant complètement disparu, ce fut elle qui, avec de grands éclats de rire, le prit par la main et l’attira jusqu’à sa chambre. A partir de cet instant, ils furent réellement mari et femme.

Ils vécurent ainsi cinq ou six mois dont le souvenir brûlait encore le cœur de la jeune femme. Elle niait énergiquement un axiome trouvé dans un almanach et suivant lequel le bonheur n’a pas d’histoire. La moindre promenade avait eu une importance prodigieuse. Et la dernière en avait eu une épouvantable. Ils devaient la faire séparément.

Cette période rendait sans valeur toute sa vie antérieure, et voilà la conséquence habituelle du bonheur. Ensuite, le temps s’écoula avec une rapidité qui passait son imagination. Elle restait stupéfaite de ce que lui apprenait le vieux — qu’il y eût dix ans. — Dix ans qu’un maquignon du village avait ramené sur sa carriole le corps sale et exsangue de son mari.

L’avant-veille, Virgile Prébosc était allé à la foire d’Arudy pour remplacer ses bœufs de travail. Ses voisins l’avaient vu en acquérir une belle paire, et prendre avec elle la route du retour. Mais les bêtes firent leur entrée dans le village sans leur nouveau maître. Il ne reparaissait pas.

Tant de choses peuvent arriver à un homme dont la ferme est prospère, dont la femme est enceinte, et qui vient d’acheter du bétail ! Tant de désirs comblés produisent l’hypertrophie du désir. On ressent le besoin de faire partager son bonheur par des aubergistes frais et ventripotents, et par les femmes qu’on rencontre sur la route au bord des fossés, les yeux attentifs, les bras accueillants, comme au bord d’un lit.

Les paysans, à la manière des grands philosophes, acquièrent de la psychologie en observant les animaux. Ils savent que les mâles les plus sages et les mieux dressés ont leurs moments de frénésie. Maïténa commença par pardonner. Elle expliqua comme elle put l’absence de son mari aux voisins curieux. Puis, elle se mit à explorer elle-même la route et les auberges en s’enquérant discrètement.

Le maquignon, du haut de sa charrette, avait aperçu Virgile, les pieds en l’air, au fond d’un fossé. Son crâne était défoncé. Il n’y avait plus qu’à le conduire au cimetière.

Les gens plaignirent la veuve. Mais on ne songea pas à retirer les pierres du fossé sur lesquelles le jeune homme devait s’être fracassé la tête. Un mort n’est plus qu’un rêve, un sujet de causerie dans les veillées. Par égard pour la veuve, on ne fit pas d’enquête sur les causes de l’accident qui pouvaient être déplaisantes. N’avait-il pas trop bu ?

La guerre arriva, passa. La disparition de Virgile n’était pas plus extraordinaire que le commencement et la fin des hostilités européennes. On inscrivit son nom par mégarde sur le monument aux morts du village. Une glorieuse tranchée se creusa devant son souvenir.

Et il fallait l’acuité d’esprit d’Ourtic et la fidélité de Maïténa pour se rappeler encore.

Près de son feu, la jeune femme paraissait accablée par la tranchée, par les cinq ou six mois, par les dix ans, et par la carriole du maquignon. Cette faiblesse gênait Ourtic. Et l’effort qu’il fit pour la tirer de sa prostration donna une raison d’être à l’effort qu’il fit pour dire ce qu’il voulait dire.

Il mâchonna un préambule qui était plutôt une sorte de transition entre le silence et la parole.

— Ma fille et le Pascal ont porté leurs meubles aux Riaulets, ce matin. Ils y prennent la métairie vide. L’homme et la femme étaient d’accord pour s’en aller.

Il ne savait pas s’il élevait le ton parce que Maïténa levait la tête ou si c’était l’inverse.

— Je ne sais pas pourquoi ils font ça, car j’avais besoin d’eux ! Je ne sais pas ce que je vais faire, maintenant ! Et ils ont eu tort. Ambrosine était bien un peu bavarde, mais son mari n’avait pas de défauts. Il est le meilleur ouvrier du pays, et le plus honnête homme. Je dis bien : il a eu tort de me quitter, car je suis celui qui l’apprécie le mieux.

Les paupières de Maï étaient à présent bien ouvertes. Il fallait qu’elles ne se refermassent que sur une bonne parole. Celle-ci tomba, mêlée à une voix cassée et à une phrase prudente.

— Le Pascal est un brave homme, bien charmant. Mais quel dommage que ce soit justement lui qui ait tué ton mari !

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