Maïténa : $b roman
XIII
Une vieille femme apprit à Pascal la nouvelle. Elle portait un lourd panier de cèpes maintenu en équilibre sur sa tête par un torchon roulé en forme de couronne. Elle tricotait en marchant et parlant. Elle avait son esprit dans ses doigts. Il était très vif.
— Alors, pauvre, le beau-père a tout vendu à la Maïténa ?
On se trouvait en juin. Pascal sortait de chez lui de bonne heure, la faulx sur l’épaule. Il appela Ambrosine :
— Viens écouter ce qu’a fait le vieux !
Déjà, la vendeuse de champignons, de peur de se compromettre, s’épuisait en rétractations :
— J’ai dit ça, mais je ne sais pas si c’est vrai. Je croyais que vous alliez me le dire. Mais n’en parlons plus ! En passant, je voulais vous montrer ces cèpes que je viens de trouver. Ils sont tout petits, tous sains, blancs et durs. Regardez ! Pas un cèpe de châtaigners, tous de chênes. Je vous laisse le panier pour trois francs.
— Il faut que tu ailles voir, indiqua Pascal à sa femme.
— Moi ?
Elle redoutait son père au delà de toute expression. Elle ne voyait même plus Maïténa parce qu’elle vivait chez lui. Et, pourtant, sa curiosité était bien forte. Le malheur que venait de subir la basquaise était l’objet de tant de causeries !
Ce n’est qu’à la campagne que l’homme fait aussi peur à l’homme. Ne serait-ce pas cette crainte qui empêche les derniers paysans d’aller habiter les villes ?
— Eh bien ! c’est moi qui y vais, déclara Pascal.
Pour ne plus réfléchir, il posa ses outils contre le mur et partit à grandes enjambées.
Il trouva son beau-père dans une de ses prairies située près d’un petit affluent du gave. Le foin était abattu depuis la veille. On secouait les andains pour la première fois.
Ourtic fanait lui-même. Il avait remarquablement rajeuni. Sa fourche semblait quelque accessoire diabolique. Elle remuait des paillettes de feu et communiquait leur force motrice à ses membres raides comme des bielles. A quelques pas de lui, Maïténa et deux ouvriers travaillaient d’une façon plus souple et plus humaine.
Le foin séchait aussi bien par l’action de leurs yeux que par celle du soleil. Pascal arriva près du groupe sans être vu. Le vieillard l’aperçut le premier. Il fit taire l’homme qui, avant de faucher les bordures, martelait sa faulx. Tout le monde s’arrêta. On profane le travail, lorsqu’on le mélange avec les paroles.
Pascal avait employé toute son énergie pour marcher.
— Qu’est-ce qui t’amène ? demanda le vieillard sur un ton désobligeant.
Sa figure s’était affreusement plissée. Ses rides avaient l’habitude de rendre les nuances les plus subtiles des sentiments. Elles s’assemblaient, se contournaient, se chevauchaient, se fondaient et composaient immédiatement un tableau définitif avec des détails exquis, des couleurs et de la profondeur. Le corps qui les supportait se réduisait, se condensait, devenait immobile comme le chevalet d’un peintre. Les pupilles usées paraissaient fraîchement réparées. Une goutte de vernis roulait au coin de l’œil.
Pascal, intimidé, lui parla sans art :
— Il y a des bruits qui courent. L’Ambrosine m’a dit de venir voir !
— Qu’elle ne jouisse pas trop vite. Je suis encore en vie.
— On pourrait peut-être venir vous aider. Vous êtes âgé, c’est à nous à revenir. En somme, nous n’étions pas fâchés.
— Je suis bon et je vous ai pardonné. Mais je suis vieux ; j’ai mes petites fantaisies, jeune homme, et je ne veux plus vous voir !
Pascal se recula de deux pas, mais abandonna sa question pantelante entre lui et Ourtic :
— Ne dit-on pas que vous avez tout vendu ?
— La vérité est une chose bien agréable. C’est vrai.
Le vieillard rendait hommage à la vérité comme un prêtre rend hommage à Dieu. Aussi ne fit-il plus peur à Pascal. Celui-ci n’avait rien à ménager, et la présence de Maïténa, qui se rapprochait pour les écouter, l’exaspérait.
— Vendue ! Montrez les sous ! Si vous l’avez donnée, il y a des juges.
Le dernier mot alla frapper Ourtic à la face.
— Il y a des juges ! Il y a des juges ! répéta-t-il hors de lui. Tu sais ce que tu dis ?
— La loi exige que tout revienne à vos filles. Hoou ! vieux ! Je suis ici chez moi dans cette prairie. Si je le voulais, je viendrais charger le foin que vous avez coupé.
— Et, d’abord, tu vas partir !
Le jeune homme désigna Maïténa du menton avec l’enthousiasme du sacrilège.
— Tout ça c’est parce que vous couchez avec elle ! Vous avez toujours été le même. Vous n’avez pas de conscience, vieux fainéant !
— Va-t’en.
Pascal avait l’imagination surexcitée, mais ce qu’il disait n’avait pas grande importance. Les assistants mesuraient la querelle à l’amplitude des gestes, au bruit des paroles. Il lançait sa figure sur le vieux comme il lui aurait lancé une tomate. A travers ses yeux grands ouverts, on voyait son sang brûler comme du soufre.
— Je vous étranglerai !
Ourtic ne bougeait plus. Lorsque son gendre lui cracha au visage, il sourit.
Le drame ne se passait pas entre ces deux hommes. Celle qui était bouleversée c’était celle qui ne parlait pas et qui pouvait, après tout, se désintéresser du débat. Elle ne risquait rien : l’acte était en règle.
Maïténa s’attachait, depuis un instant, aux yeux ardents de Pascal d’où sortaient des jets de clarté comme le blé sort de la main. La colère des hommes est un aphrodisiaque pour certaines femmes. Et, Maïténa, dont l’esprit était si chaste, s’apercevait, tout à coup, avec angoisse, que sa peau appartenait au meurtrier de son mari.
Il fallait une émotion bien vive, un désir bien brutal, pour que son âme dépouillée de sensualité perçût à présent cette possession, car sa chair s’était tendue d’autres fois vers Pascal sans qu’elle le comprît.
Le soir de la rencontre du cimetière, n’était-ce pas pour cela qu’elle le fuit ?
Son esprit semblait sortir d’elle et l’examiner de loin. Son enveloppe, quelle chose extraordinaire ! Pourquoi ces frémissements lorsque tout le reste demeurait si tranquille ? Elle passait alternativement de la stupeur à un impérieux besoin de rire qui arrivait chaque fois à point pour l’empêcher de s’évanouir.
Elle voulait se reculer. Elle craignait que ses sentiments ne s’imprimassent sur sa figure et que sa contenance ne fût pas digne de Maïténa Otéguy. Mais elle ne put pas. Et elle vit ainsi que son corps ne lui obéissait plus.
« Comment, mon Dieu, puis-je le désirer ? »
La passion de tuer ne s’apparentait pas chez elle à l’envie de faire l’amour. Elle avait le sang trop pur pour ressortir à cette perversion. Et, d’ailleurs, si son émotion eût été si compliquée, elle ne l’eût pas expliquée aussi facilement.
Elle ne désirait, en effet, que son mari. Après sa mort, elle ne s’en était jamais aussi bien rendu compte que depuis que Pascal était son assassin. Là-bas, sur sa dalle de marbre, le corps de Virgile Prébosc se levait. Elle le voyait à travers le corps de son ennemi. La vie furieuse de Pascal se dédoublait ; elle était assez forte pour animer deux hommes.
« Mon Dieu, c’est pour ça que je ne l’ai pas encore tué ! »
Elle avait de la pitié pour son corps si faible et si exigeant. Elle n’ignorait point la puissance des sens, mais elle n’y pensait jamais que comme à une chose attendrissante. Elle n’était pas de ces paysannes idiotes qui rient bêtement lorsqu’on leur parle de l’amour. Il formait pour elle une loi très simple et d’ordre puéril. Et elle s’étonnait de ce que sa chair fût si jeune.
A présent, toute la violence de Pascal ne rendait plus à son oreille que des sons atténués !
— Et d’abord vous me devez une hache, gueulait-il.
— La hache avec laquelle tu as tué le Virgile, s’indigna le vieux, car il n’aimait pas que les gens méprisassent les éléments de sa supériorité.
— Voleur ! Vous n’en savez rien ! Il y a aussi des juges pour la diffamation.
Si elle n’avait pas connu le meurtre de son mari par son témoin et son auteur lui-même, elle l’aurait appris par sa peau. Cette peau se substituait maintenant à son âme pour tout son travail d’observation et d’intuition.
Elle ne sortit de son état voluptueux que lorsqu’elle put se représenter la scène du gave de la semaine précédente.
Elle ignorait par quelle mystification de ses sens elle n’avait pas désiré alors le jeune homme, quoiqu’il fût tout nu et que son corps dût être par conséquent plus perceptible au sien.
Mais il suffit que l’exercice de la pensée lui revînt une seconde pour que son désir lui fît subitement horreur. Et, du même coup, sa chair devint cruellement douloureuse.
— Pour la hache, je la veux, déclarait Pascal avec entêtement. Elle est à moi. Vous venez de le reconnaître vous-même, vieux menteur !
Ourtic était stupéfait par cette logique.
— Eh bien, tu l’auras, triple fils de charogne !
Il était devenu hideux. Maïténa vit qu’il ne se possédait plus. Au moment où il allait se précipiter sur son gendre, elle se mit entre eux.
— Laisse-nous, cria le vieux ; ce ne sont pas des affaires de femme !
Elle s’adressa à Pascal :
— Va-t’en, fils de chienne !
Et il partit sans se retourner.