Maïténa : $b roman
XXIII
Je vais faisant un cri non entenduEntre les fleurs du sang amoureux nées,Pâle dessous l’arbre pâle étendu.Joachim du Bellay (Olive)
Les ventres lourds des bœufs rouges prenaient tout le chemin. Ils se balançaient à gauche et à droite nonchalamment, arrachaient l’un après l’autre leurs seize fers de la boue argileuse avec un bruit de lèvres qui se détachent, et marchaient droit quand même à une bonne vitesse, satisfaits de la confiance de leur bouvier témoignée par l’aiguillon posé sur la peau de mouton de leur joug.
Ils étaient de cette race qu’on ne trouve plus que dans le « fin fond du Béarn », comme on appelle sur les rives de l’Adour la région où demeure Maïténa Otéguy. La race gasconne, blanche auréolée, pénètre dans la patrie d’Henri IV par le nord ; la race bazadaise, race nègre, souveraine des Landes, y entre par l’ouest. Les bœufs béarnais vifs et fins disparaissent étouffés par cette invasion étrangère.
Le pas des deux bœufs rouges scandait les idées de Pascal qui marchait derrière eux.
Il aimait Maïténa. L’amour tel que l’entendent les poètes est rare chez les paysans. Aussi, celui-ci ne trouvait-il pas en lui les points de repère assignés par la tradition des villes pour en arriver à s’avouer : « je l’aime », et non pas : « je la veux ».
Il était triste parce qu’il convient d’être triste quand on aime. On s’abandonne, mais on n’a pas confiance.
— Est-ce pour elle que j’ai tué le Virgile ?
Et, le cœur serré comme s’il l’eût eu entre les dents, il répétait avec férocité :
— Non ! Oh ! non.
Les bœufs rouges remuaient mélancoliquement leurs clochettes dans le chemin creux. Les voies de cette sorte sont nombreuses en Béarn. Elles sont les plus anciennes : leur origine passe pour gaëlique. Les béarnais qui méprisent leurs chemins de fer conservent avec piété — et même sans les profaner par des empierrements — leurs chemins creux et leurs « poudges » romaines.
Là, le jeune homme se trouvait plus en contact avec l’âme de son pays, qui, ailleurs, ne le soutenait pas assez. Et puis, cette route avait quelque similitude avec les tranchées. Il y éprouvait la sensation de se blottir qu’il recherchait pendant la guerre.
L’âme de Pascal était un chemin timide et rude qui se réfugiait dans la nature. Du lierre était suspendu à ses aspérités. Elle n’avait pas d’autres moyens que ce lierre de s’exprimer.
Pour se donner du courage, il essayait de se rappeler le meurtre de Virgile. Plaisir inaccessible. Il se remémorait plus facilement des choses sans importance : achats de bétail, disputes, nuit de noce, nuits d’août pendant lesquelles il allait effacer sur les murs de Maïténa les dessins obscènes de son frère Omer. Elle ne s’en doutait point.
— La sale garce !
Le grand art est de ne pas paraître ce qu’on est. Pascal passait pour une brute. Il le savait. C’était son seul réconfort. Si l’on connaissait sa tendresse, si ses malheureuses pensées intimes devenaient publiques, il n’aurait plus d’autre recours que d’aller se précipiter dans le gave.
Aussi se dévoilait-il rarement. Pourtant, sans s’en apercevoir, il se mit à chanter de toute sa voix la cantilène sentimentale interrompue par l’irruption de Maïténa dans son cœur dévoilé, le jour où il se baignait dans le gave.
Il s’arrêta bientôt. Il n’avait plus le goût d’extérioriser sa mélancolie, d’y faire participer le Béarn, même le Béarn dépouillé d’habitants.
Il était ému. Il avait rencontré, tout à l’heure, en traversant la rue du bourg, un spectacle tragique qui lui donnait une grande frayeur du spectacle qu’il pouvait offrir.
D’abord, un groupe de femmes en capulet bavardantes et souriantes s’était rangé près du fossé pour les laisser passer, lui et ses bœufs ; puis, à un coude de la route, imprévus, trois êtres noirs tenant toute la largeur du chemin.
Une jeune fille qu’il avait peut-être vu naître et qui lui était actuellement tout à fait inconnue, tellement le chagrin est anonyme, s’avançait, soutenue aux bras par deux matrones robustes comme des religieuses. Sa robe et ses cheveux étaient mouillés de larmes. Elle avait aussi une figure. Ah ! l’intensité de vie de la douleur. Elle saigne. Elle pleure. Elle provoque l’amour. On recueille l’amour. On panse les plaies d’où sortent les larmes. Il n’y a pas de souffrance sans amour, sous le signe des hommes sains.
Qu’elle fût orpheline, veuve ou petite mère en deuil, Pascal, profondément secoué, réfléchissait encore à ce qu’il pourrait faire pour qu’elle ne pleurât plus.
« J’irai chez elle. Elle sera toute seule. Je lui dirai tout de suite que je l’aime. Et je l’épouserai ».
Il ne pensait plus, dans la naïveté de son cœur, qu’il était déjà marié à Ambrosine et qu’il aimait Maïténa.
Il songeait cependant :
« Maï n’a pas été malheureuse comme ça, quand elle perdit le Virgile, puisqu’elle pouvait se consoler avec moi. »
A ce moment-là, il s’arrêta automatiquement. Ses bœufs s’arrêtaient. Le bouvier fait partie de son attelage, mais il n’en est pas forcément l’âme. Les bêtes plongeaient ensemble leurs museaux dans une source au bord du chemin. Elles ne se pressaient pas. Elles savaient qu’elles avaient le temps. Et c’est en les considérant que le jeune homme sentit qu’on parlait au-dessus de lui.
Il eut, alors, la sensation qu’il était mort. Il entendait des voix. Et ces voix le dissolvaient, l’enfouissaient, passaient sur lui comme la prière d’un prêtre sur une tombe. Tout à l’heure, tout seul, Pascal avait l’illusion de vivre encore, parce qu’il ne pouvait se comparer à personne. Maintenant il entendait des voix abominables, modulées, et purement humaines.
Sentant qu’il s’enfonçait de plus en plus dans la terre, il fit effort pour en sortir. Il se hissa au-dessus du chemin creux, et se trouva aussitôt dans un petit bois de châtaigniers et de chênes qui le dominait.
La voix de Maïténa tomba sur lui comme un fruit mûr.
— C’est lui !
Elle travaillait là, à quelques pas d’Omer. Omer élaguait des arbres à l’aide d’un coupe-haie, une faucille à long manche. Elle, elle ramassait, armée de deux baguettes, des châtaignes enveloppées de leurs hérissons. Auprès, une « cougeole » neuve, que Jeanty avait tressée pour elle et qu’il lui avait laissée à son départ remplie de fleurs et de petits agneaux, attendait les fruits roux.
Maïténa et Omer accueillirent le bouvier silencieusement. Comme ils l’examinaient, leurs regards passèrent par-dessus sa tête. Ils fichaient un point dans l’espace. Ils s’en approchèrent. Pascal les suivit. Et, sans avoir parlé, il fit partie de leur groupe. Il éprouvait la sensation de ne pas accroître ce groupe et de ne pas l’alourdir mais de lui donner une cohésion et une raison d’être qui lui manquaient avant son arrivée. Il avait l’intuition que les autres personnages causaient de lui sans rien dire. Il devenait insensible à tant d’attentions. Il était habitué à l’attention de Maïténa.
— Du gui sur un chêne !
— Sur un chêne !
— Faut-il qu’elle ait voulu vivre cette graine pour avoir percé une écorce pareille et s’en être nourrie !
Ils s’ébahissaient devant ce viol par la petite plante aérienne de l’arbre le plus magnifique et le plus rude. Un viol aussi singulier et aussi fantastique que celui d’une femme comme Maïténa par un homme comme Pascal.
— Le chêne, il a été assez humilié comme ça ! fit Pascal, le premier.
Omer saisit son coupe-haie, et, d’un seul coup, trancha à sa base la touffe verte qui tomba à leurs pieds dans un multiple battement de petites feuilles.
— Il taille bien, ton outil, remarqua Pascal.
La jeune femme ramassa le gui.
— Je le suspendrai dans l’étable pour qu’il porte bonheur au taureau.
Au-dessous d’eux, dans le chemin, les bœufs agitèrent leurs clochettes.
— J’ai un champ à labourer. Il faut que je parte, déclara leur maître qu’ils appelaient ; mais il ne bougea pas.
— La matinée n’est pas finie !
La voix de Maïténa était toute simple, toute claire. L’âme de Pascal s’y noya. Il perdit la tête.
— Et si c’était pour toi que j’avais tué Virgile ?
Omer ne les écoutait point. Il désignait une branche du baliveau qu’il élaguait.
— Faut-il la couper ?
Ils se turent pour considérer le petit arbre. Ils se sentaient, tous les trois, dominés par les chênes. Ils se savaient devant la nature moins importants qu’eux. Et ils les servaient sans humiliation.
— Elle l’empêche de pousser ! répondit Maïténa.
— Dommage ! fit Pascal. Ce coin n’aura plus d’ombre.
— C’est une branche gourmande qui gêne l’arbre. Quand elle sera par terre, il sera tranquille. La sève montera tout droit sans se perdre en chemin. La cime se redressera. Et elle fera de bonnes choses. Il n’y a que la tige qui compte.
— Faut-il la couper ? recommença l’élagueur indécis.
— Mais oui !
— Pauvre ombrage ! fit Pascal.
La jeune femme recula. Omer colla ses doigts à son coupe-haie. Il regardait fixement la branche qui était à sa hauteur.
— Il faut que je l’abatte d’un seul coup, observa-t-il la gorge serrée.
On ne lui répondit pas. Il dirigea ses yeux sur Pascal et Maïténa, et devint fort rouge. Il hésitait à accomplir un acte aussi important.
— Je te remercie pour le drôle, Pascal ! dit la jeune femme très émue. J’irai te remercier tous les jours en portant des fleurs à Virgile.
Cette voix redressa d’un seul coup l’âme et le corps d’Omer. Sa volonté fut jetée avant qu’il eût lancé son outil. Son âme aidait ses épaules. Il tourna brusquement sur soi pour donner de l’élan au coupe-haie. Maï baissa les yeux. Le coupe-haie siffla, traversa l’air et la tête de Pascal, — il y a des crânes tendres, — et se planta dans l’arbre, puis vibra.
— Pauvre branche !
Omer ne sut jamais pourquoi Maïténa prononçait lamentablement ces deux mots tandis que le corps de Pascal tombait sur les fougères. La faucille avait tranché son crâne comme une grenade. Son sang filtrait à travers les feuilles qui le dissimulaient pudiquement.
Le sang de Pascal fut le seul à pleurer Pascal. Pourtant, Omer se désola que Maïténa fût aussi calme. Ne l’aurait-elle pas aimé quoiqu’il eût sauvé son fils ? Elle regardait en effet le corps et l’admirait comme on peut regarder et admirer un bouquet de fleurs fanées.
Omer était inquiet. Depuis que Pascal était mort, l’atmosphère sensuelle qui environnait jusqu’à présent Maïténa Otéguy se dissipait subitement. Elle était aussi belle, mais sa beauté ne débordait plus de son vase, ne rayonnait plus, ne cherchait plus dans l’espace celui qu’il lui fallait, ne risquait plus d’effleurer ni de caresser involontairement des sens sans emploi.
Omer ne savait pas pourquoi son frère était mort ; il ne savait pas comment il était mort ; il ne savait même pas qu’il était mort.
Elle le rassura :
— Je ne dirai rien. La faucille était trop bien aiguisée. Ce n’est pas ta faute. Fais-lui tomber un arbre dessus ; et on ne verra rien.
Omer vit plus clair devant lui.
Elle respira profondément, le torse tendu comme le fût des chênes. Elle se trouva un corps frais et souple, un cœur silencieux, un sexe insensible. Et elle s’émerveillait toujours du charme du corps étendu.
Comme le jeune homme se mettait à l’œuvre, elle saisit la cougeole, la soutint d’une main et du pli de sa hanche, et partit de ses jambes alertes habituées à porter une gorge pleine.
Elle oubliait la touffe de gui. Omer courut et l’en coiffa brutalement pour s’en débarrasser. Il était triste. Il aurait voulu la coiffer de crêpe et qu’on ne la vît plus. Le gui enveloppa la tête, dégoulina en pluie sur les épaules, et prit racine sur les seins. Elle n’était plus que fruits et petites feuilles. Végétation. Et, lorsqu’elle descendit dans le chemin creux, les bœufs de Pascal levèrent la tête pour la brouter.