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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE IX
ANDRÉ ANTOINE OU L’HISTOIRE DE FRANCE
Racontée à nos petits-enfants.

Il y a sept ou huit ans, un très vieux « routier de théâtre » chez qui j’avais déjeuné, me disait en parlant d’Antoine :

— Vous savez que cet homme n’a rien inventé. Un tel et Un tel et Un tel ont fait ce qu’il fait, bien avant lui !

Je ne répondis rien à ce vieux monsieur : nous étions d’avis trop différents pour des gens qui déjeunent ensemble.

Et puis, comme il n’était plus assez jeune pour changer sa manière de voir, à quoi bon le chagriner par une inutile contradiction.

Je hochai donc la tête et ce fut en moi-même que je lui répondis ces paroles sévères :

— Mon pauvre vieux, tu es né trop tôt, vois-tu ! Ce n’est pas pour toi, c’est pour d’autres plus jeunes que cette espèce de messie, André Antoine, est venu rénover le monde !

« … Il n’a rien fait, dis-tu, qui, avant lui, n’ait été fait par d’autres… Mais, si nous l’admirons, ce n’est pas pour avoir fait des choses que vous n’aviez pas su faire…

« C’est surtout parce qu’il n’a plus fait des choses que vous faisiez !

« Il n’a rien inventé : on n’invente pas la vérité. Et, à ce compte, sans doute, Flaubert, Zola, Maupassant n’ont rien inventé non plus.

« … Nous ne te demandons pas, vieillard, de renier, pour admirer Antoine, toute une vie impossible à recommencer. Mais tu ne nous empêcheras pas, nous, de le considérer comme un phénomène.

« Chaque fois, pour ma part, que je me suis trouvé en sa présence, j’ai eu l’impression étrange d’approcher un personnage historique. Il y a bien des gens à qui l’on dit : « Vous vivrez dans la mémoire des hommes. La Postérité vous recueillera. » Assurances tout de même un peu vagues. Ces gens-là seront peut-être reçus dans l’histoire ; nous n’en savons rien. Mais Antoine peut être tranquille : il y a, lui, sa place numérotée. »


J’ai trouvé, dans un livre, cette légende mythologique, que j’ai lue à mes enfants :

« Il y a une vingtaine d’années, au temps, je crois, où les théâtres, du moins certains théâtres encore, étaient éclairés au gaz, un employé de la Compagnie traversait un « plateau », celui où deux des neufs sœurs immortelles, plus spécialement affectées à l’art dramatique, ont coutume de fréquenter.

« L’employé du gaz se trouva en présence de l’austère Melpomène et de l’aimable Thalie. Il n’eut pas plutôt regardé ces deux sœurs, qu’il acquit sur elles une influence quasi-magique.

« Et il se mit incontinent à les empoigner, avec son énergie ordinaire :

— Vous allez me faire le plaisir de remonter dans votre loge, et de me retirer tout ce maquillage que vous avez sur la figure.

« Le visage de Thalie et celui de Melpomène disparaissaient, en effet, sous des couches renforcées de blanc gras et de rouge. Leurs traits étaient noyés, leurs muscles faciaux jouaient à peine : Melpomène et Thalie n’avaient plus figure humaine.

« Comme, tout en étant disposées à obéir, elles s’en allaient trop lentement, au gré d’Antoine, celui-ci les poussa aux épaules et les conduisit sous la pompe, oui, sous la pompe ; là, il leur rinça le visage, comme à des petites filles malpropres. Blessées, indignées, mais conquises, elles pleuraient de vraies larmes et poussaient des cris qui étaient des cris.

« Antoine alors les embrassa et leur dit :

— Sœurs adorables, je suis celui qui vous aime le mieux. Mais je veux que vous vous rappeliez constamment que vous êtes des demi-déesses (je ne sais pas si c’est conforme à la classification mythologique, mais c’est mon avis). Demi-déesses, vous valez mieux que des déesses, parce qu’à la grâce souveraine, vous alliez la faiblesse toute humaine des femmes !… Je ne vous empêcherai pas d’être belles, comme des personnes naturelles ; mais gardez-vous, ô demi-déesses, de la moindre tentative de « chiqué » !


Quand j’ai eu fait apprendre par cœur à mes enfants cette légende, je leur ai raconté tout ce que je savais d’Antoine.

Je n’ai pas hésité à leur dire que presque tous les auteurs de ce temps ne seraient rien de ce qu’ils sont, si Antoine n’avait pas existé.

Il y a sans doute moins de pièces « bien faites » qu’au temps où Antoine n’existait pas. Cela tient peut-être à ce qu’il est plus difficile d’établir une pièce bien faite, quand on veut qu’elle soit humaine et vraie. Il est moins aisé de justifier les actions d’un homme vivant que celles d’un fantoche.

A une reprise d’une pièce à grand succès d’il y a trente ans, qui nous sembla un peu puérile, je rencontrai, dans les couloirs, mon vieux routier…

— Eh bien ! s’écriait-il, en voilà du théâtre !…

C’en était.

Je me dis à part moi qu’il n’est pas très difficile d’en faire, du théâtre, quand on n’a rien à dire.

Seulement, Antoine, qui, au Théâtre Libre, nous a révélé Le Canard Sauvage, et a su mettre en lumière des hommes comme Georges Ancey et François de Curel, le dangereux Antoine a donné au public français le besoin d’entendre quelque chose.

Grâce à Antoine, toujours à Antoine, on s’est aperçu que cet art du théâtre, dit inférieur, n’était inférieur que lorsqu’il n’était pas pratiqué par des gens supérieurs.

Encouragés, des écrivains, que rebutait la terreur du Métier, se mirent à écrire des pièces, parce qu’Antoine avait su leur montrer que le métier soi-disant nécessaire était, pour faire de belles pièces, moins nécessaire que le talent.


Ayant ainsi parlé d’Antoine à nos petits-enfants, il faut leur dire, pour continuer leur instruction, que cet être extraordinaire a été, il n’y a pas longtemps, sur le point de faire naufrage.

Il n’y a pas d’homme, si extraordinaire qu’il soit, qui puisse être à l’abri de la mauvaise fortune. « Nous ne sommes pas les premiers, disait Cordelia au roi Lear, qui, avec la meilleure intention, aient encouru malheur ! »

Et il faudra raconter aussi aux petits-enfants que Henry Irving — qui fut un homme considérable, mais pas plus considérable qu’Antoine — qu’Irving s’était trouvé, au moins une fois, dans une très mauvaise passe. Alors, trois ou quatre Anglais avaient réuni vingt mille livres — cinq cent mille francs — et avaient donné simplement cet argent à Irving, comme un hommage reconnaissant à une de leurs gloires nationales.

J’admire assez, pour ma part, ce nationalisme-là.

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