Auteurs, acteurs, spectateurs
CHAPITRE XXVII
EN TOURNÉE
C’était l’été dernier, nous dit le comique Giscard. Nous tournions une pièce assez amusante, Une famille d’albinos, qui avait fait cent représentations à Paris. Mais enfin ce n’était pas encore la grosse grosse affaire. Si Rigadel avait pris cette pièce dans une de ses tournées, c’était surtout pour employer des artistes qu’il avait engagés cette année-là… Oui, une autre affaire qui ne s’était pas faite !
« Rigadel paie assez bien. J’avais quarante francs par jour, et, vous savez, moi, quand je dis que j’ai quarante francs, c’est quarante francs, et pas quinze francs. C’est le chiffre qu’il y a sur mon engagement, et ce n’est pas un chiffre à la gomme. Rigadel, comme d’habitude, payait le chemin de fer. L’administrateur de la tournée voulait bien pour notre compte s’occuper de l’hôtel, afin de nous avoir des additions meilleures. Tout ça se faisait très gentiment. Nous avions avec nous de bons garçons et de bonnes petites camarades. On causait et on faisait des blagues dans le train, et le temps passait vite. Arrivés dans les villes, ceux qui connaissaient le patelin allaient le montrer à ceux qui ne le connaissaient pas.
« Il n’y avait qu’un de nos camarades qui se tînt un peu à l’écart. Quand je dis camarade, c’est par habitude professionnelle. Le fait est qu’il n’était guère notre camarade. D’abord personne de nous ne le connaissait. On ignorait complètement son nom… que j’ai d’ailleurs oublié.
« C’était un assez beau gaillard de trente à trente-cinq ans, qui n’avait d’autre qualité que d’être de forte taille. La voix était bonne… mais la diction !… Pour entendre ce qu’il disait, il fallait être là de bonne heure. Dans sa façon de jouer on reconnaissait l’enseignement de M. Pied. Ajoutez à cela qu’il ne tenait pas un rôle de son emploi, si tant est qu’il eût eu un emploi. Rigadel l’avait engagé pour l’autre pièce, pour l’affaire qui ne s’était pas faite ; cette pièce-là c’était une comédie dramatique, et notre jeune premier s’était vu attribuer dans Une Famille d’albinos un personnage d’amoureux très en dehors, une espèce de commandant au picrate, qui, grâce à lui, était devenu le plus paisible des hommes.
« Ce qu’il y a de plus grave, c’est que ce commandant, autour de lui, devait semer la terreur. Naturellement, tous les petits artistes qui jouaient des rôles de domestiques continuaient à lever les bras au ciel et à s’enfuir effrayés, de sorte que cette panique générale avait quelque chose de mystérieux, qui devait surprendre un peu les spectateurs.
« A Paris, ce rôle de commandant faisait un effet énorme, et pourtant il n’était joué que convenablement. N’empêche qu’à chacune des sorties, c’était très chaud dans la salle. Dans la tournée, avec notre individu, calme plat, silence de mort, ce qui est fâcheux pour une pièce gaie. Le public ne s’apercevait pas que c’était mal joué. Le rôle ne sortait pas, voilà tout…
« … Vous croyez peut-être que le lascar s’en inquiétait ? Même en tournée, n’est-ce pas ? et devant des salles demi-pleines, le métier est le métier ; on a beau s’en défendre on aime à faire de l’effet, et, quand on ne récolte rien, on passe quelquefois une mauvaise soirée… Or, dès que notre homme avait vendu sa petite affaire, il montait tranquillement dans sa loge sans paraître se soucier de rien.
— « Mais enfin, que je demande un jour à Rochon, l’administrateur de la tournée, où Rigadel a-t-il trouvé cet oiseau-là ?
— « Je n’en sais rien, me dit Rochon. Je sais seulement qu’il est venu voir le patron plusieurs fois pour se faire engager, et qu’il a fait écrire des lettres à notre bureau de Paris par des personnes qui ont de l’influence dans la maison. Comme il est assez bien habillé, le patron l’avait engagé pour jouer un homme du monde dans l’autre pièce, celle qui nous a manqué au dernier moment. En somme, c’est un gaillard qui se tient bien, et j’ajoute qui ne coûte pas cher.
— « Mais enfin, il joue la comédie pour gagner sa vie ? Parce que vraiment je ne peux pas croire que ce soit par goût. Il fait ça comme une corvée.
— « C’est un mystère, dit l’administrateur. Je ne vais pas dans la salle, mais tout le monde me dit qu’il est mauvais comme un cochon, et qu’il a l’air de s’embêter en scène. Il ne fait donc pas ça par goût. Et il ne le fait pas non plus par besoin. Car c’est un monsieur qui est loin de crever de faim. Je l’ai souvent vu ouvrir son portefeuille. Hé bien ! il n’y avait pas d’erreur, ce n’était pas le portefeuille d’un miteux ; en fait de banknotes, il y avait du monde…
« … J’ajoute, continua Rochon, qu’il connaît énormément de monde, pas des gens très « hurf » mais des personnes assez convenables. Je vois ça, parce qu’il me demande chaque fois des billets. « Tant que vous pourrez m’en donner », qu’il me dit « j’en ai le placement ». (N’est-ce pas ? nous avons malheureusement de la place pour les clients à l’œil)… Je suis au contrôle, je vois arriver ses amis. Ce sont, je vous dis, des gens modestes, mais assez bien vêtus.
« Le mystère, continua Giscard, enveloppait toujours la personnalité de… sapristi, je ne suis pas fichu de retrouver son nom… Nous avons fait toute la tournée avec lui sans en savoir plus long. Il ne descendait pas toujours dans l’hôtel où nous étions ; mais les fois où ça lui arrivait, nous le voyions écrire un courrier à n’en plus finir, de six heures à sept heures, et mettre haut comme ça de lettres à la poste.
« Quand on se quitta, en rentrant de la tournée, on s’était fait part de ses projets pour l’hiver. Les uns restaient à Paris ; les autres allaient à Nice, à Lyon, ou comme moi, à Bruxelles. On demanda à Sacardin — j’ai trouvé, il s’appelait Sacardin, c’est curieux, il suffit de ne plus chercher un nom, et tout de suite… On demanda donc à… à comment ?
— « … A Sacardin.
— « … On demanda donc à Sacardin s’il avait un engagement.
— « Oh ! moi, nous dit-il, je ne compte pas faire du théâtre cet hiver…
« Il nous quitta à la gare, et on n’eut plus de ses nouvelles.
« Ce n’est que tout à fait par hasard, la semaine dernière, que l’on a appris qui c’était…
« … Il n’avait jamais été acteur de sa vie.
« Il était tout simplement voyageur en eaux minérales.
« Il avait trouvé cette ingénieuse combinaison pour se faire payer ses frais et son chemin de fer par Rigadel, pendant qu’il était encore défrayé d’un autre côté par sa maison d’eaux gazeuses.
« De plus, le bougre faisait, paraît-il, de très belles affaires, car il gorgeait de billets de faveur toute sa clientèle. »