Auteurs, acteurs, spectateurs
CHAPITRE XXIII
LE SUCCÈS
C’est tout à fait par hasard que l’auteur a imaginé le sujet de sa pièce. Un mot dit devant lui a jeté une semence miraculeuse, et l’Idée a poussé tout à coup…
Rien n’égale le charme clair de l’Idée-Astarté, jaillissant d’une mer obscure… Pendant quelques jours, l’Écrivain se figure avoir trouvé le chef-d’œuvre unique. Il a mis la main sur un sujet d’une actualité éternelle. Il ne s’agit pas de jouer la pièce cent fois, ou mille fois… On la jouera toujours. Toutes les générations nouvelles alimenteront, à travers les siècles, ce théâtre fortuné, qui donnera trois représentations par jour.
Puis le poète écrit la pièce, car il faut tout de même en arriver là. Il l’écrit dans la fièvre, en se hâtant vers la fin.
Il la lit ensuite à des amis qui ne lui semblent pas assez enthousiastes.
Voilà qu’ils font des objections, qu’ils parlent de supprimer un personnage, d’en développer un autre, trop peu expliqué. L’auteur perd sa foi en son œuvre. Démoli subitement, il donne raison à tout le monde. Il se remettra à l’ouvrage, pas tout de suite, mais demain…
Le lendemain, avant de rien toucher, il a l’idée de lire sa pièce à sa vieille grand’mère, qui n’arrête pas de pleurer d’admiration. Alors, le poète méprise le jugement de ses amis. Il défend énergiquement son œuvre, se refuse à sacrifier ce personnage dont ses amis ne voulaient pas, mais qui a tant plu à l’aïeule, et qui portera certainement sur le public.
Puis, il va parler de sa pièce à un directeur, qui le connaît et qui l’estime… Il a l’imprudence de lui dire que son manuscrit est terminé, et manque ainsi de tout compromettre.
Il ne faut jamais montrer une pièce à un directeur.
Fût-elle écrite du premier mot au dernier, il faut dire qu’elle n’est pas faite, et raconter simplement le sujet, avec le plus de verve possible. Le directeur une fois emballé, on lui promet, pour la quinzaine suivante, la pièce complètement terminée.
On consacre les quinze jours qui suivent au bridge, au billard ou à l’auto. Ce laps écoulé, on sort sa pièce de son tiroir, et on l’apporte au directeur. Il s’émerveille de votre facilité… On lui montre le manuscrit, de loin. Puis on le remporte sous prétexte d’y faire quelques menues corrections. Mais surtout il faut éviter de le lui laisser entre les mains.
Axiome important : Ne jamais laisser un directeur seul à seul avec un manuscrit. Choisissez un directeur intelligent, compétent, avisé. Apportez-lui un chef-d’œuvre incontestable… Prenons le Cid comme exemple. Supposons qu’il l’admire… Tout est possible. Mais, s’il s’abstient de montrer la pièce à des amis, si son admiration première n’est pas soutenue par des admirations de renfort, elle ne tiendra pas trois mois.
A notre époque, on n’admire longtemps qu’avec des entraîneurs.
Et l’auteur du Cid, à son retour de la campagne, arrivant la bouche en cœur pour s’entendre répéter des louanges, et savoir quand la pièce passera, si l’on a commandé des décors… aura devant lui un directeur complètement transformé, qui lui fera faire antichambre, lui serrera la main distraitement, et finira par lui dire :
— Oui, il y a de bonnes choses dans votre… comment l’appelez-vous… dans votre Cid (quel titre !) Mais que c’est dangereux, mon ami ! Cette dispute entre ce vieux et ce Gormas, et surtout ce coup de la gifle !… Là, de deux choses l’une, ou l’on rira, ou nous serons agrafés… Quant à votre récit de bataille, ce paquet énorme que vous m’avez posé au milieu du « quatre », je n’en parle pas. Vous le ferez sauter vous-même à la troisième répétition… L’acteur n’arriverait pas au bout…
Bref, l’auteur imprudent aura de fortes chances de remporter sa pièce, qu’il aura la ressource de faire jouer en représentation unique, dans une société littéraire, comme adaptation de Guillem de Castro…
Mais enfin, si le directeur n’a rien à jouer, s’il n’a pas de reprises possibles, s’il n’a pas un premier acte de pièce commencée à mettre en répétitions, il se résigne à faire lire aux artistes cette pièce achevée…
Le Cid fait, admettons-le toujours, une énorme impression sur les artistes. Alors, le directeur remonte sur sa bête, et l’auteur en croupe avec lui…
Au bout de huit répétitions, un grand découragement pèse sur tout le monde, d’autant plus morne que l’effet de la lecture a été plus brillant : on ne se dégoûte vraiment que de ce que l’on a bien goûté. Les protagonistes, qui avaient été étonnants dès la première répétition, ne font plus d’effet sur le directeur blasé ; l’auteur se force encore à l’admiration. Mais un doute terrible s’empare de lui. Tout le monde doute et s’effraie. Seul, l’acteur chargé de représenter don Alonse, deuxième gentilhomme castillan, paraît rassuré et confiant et, très préoccupé de son personnage, demande à l’auteur : « Comment le voyez-vous ? »
L’auteur ne donne aucun conseil utile. Il pense à son texte… Qu’il soit dit bien ou mal, qu’importe ?… Il n’est pas bon… C’est désespérant.
Puis, un jour, un machiniste qui ne connaissait pas la pièce, assiste, par hasard, à la répétition, et trouve ça très costaud… Tout le monde reprend confiance. On vit là-dessus jusqu’à la répétition dite « des couturiers ». Là, quelques amis sont conviés… Ils arrivent, armés jusqu’aux dents. Ils se chargent chacun d’un acte. L’un canarde le premier, l’autre flanque le deux par terre. Deux autres foncent sur le trois. Seuls, les couplets de l’infante, à la fin du cinq, semblent charmants à tout le monde. Mais arrivera-t-on jusque-là ?
Le directeur ne demanderait pas mieux que de trouver la pièce mauvaise. Mais il se met en tête de la défendre, par haine des amis de l’auteur.
… Succès énorme à la générale, même pour les couplets de l’infante. Le directeur embrasse l’auteur, qui pleure, trouve le succès trop grand, et tremble pour la première.
La première marche moins bien. Le directeur n’est plus si tranquille… « Le public de la générale est un peu spécial. Il faudra voir ça samedi soir. »
La presse est délirante. Il y a certaines petites restrictions qui rendent l’auteur malheureux jusqu’au fond de l’âme. La location s’annonce bien. Mais le lundi, ça baisse subitement, et comme tout le monde se désespère, ça remonte ferme le lendemain, et ça ne redescend plus…
Le directeur triomphe… Il sait mieux que l’auteur quelles sont les scènes qui ont fait le succès de la pièce. « L’auteur ne peut pas s’en douter. Le triomphe tient à quelque chose de fortuit, en dehors de sa volonté… » Il laisse parler le directeur, et ne chicane pas. Il est heureux. Il se baigne dans le succès…
… Jusqu’au jour où il a l’idée, à la cent vingt-deuxième, d’aller dans la salle, au dernier rang de l’orchestre. Et il entend une jeune et jolie femme, installée dans une baignoire, déclarer que cette pièce est sans intérêt et tout à fait enfantine…
Ça n’est jamais fini… Mais aussi il avait bien besoin d’aller dans la salle !