Auteurs, acteurs, spectateurs
CHAPITRE V
UN HOMME OCCUPÉ
Il était six heures du matin. Le jour était encore tout gris. Il ne passait, dans l’avenue, que des ouvriers qui se rendaient à leur travail, et des cochers à pied, le fouet à la main, regagnant leur dépôt.
Je m’étais levé comme de coutume à cinq heures. Je faisais ma petite promenade quotidienne avant de commencer ma journée et mes quatorze heures de labeur à peine interrompu.
— Comme ce matin est exquis !
C’était mon ami Gédéon qui parlait derrière moi.
— Comme ce matin est exquis ! Mais, ajouta-t-il, il est exquis pour moi, et pas pour toi…
— Pourquoi ça ?
— Parce que toi, tu viens de te lever, tu es encore effaré de sommeil, tu es tout bouffi, tes idées sont dans la brume. Moi, je jouis bien mieux de l’aube, car je ne me suis pas couché…
« … Je viens, mon ami, de terminer une partie de poker, commencée hier à neuf heures du soir. Que dis-je hier ?… Commencée il y a cent ans. Un siècle de péripéties, d’espoirs, de déceptions, me sépare de ce que tu appelles hier !
— Tu as perdu ?…
— J’ai perdu. Mais je suis heureux comme un homme-oiseau dans l’air. Il me semble que le monde est à moi. Je retrouve, ce matin, la douce ingénuité de mon premier âge. Je n’ai pas, dans la tête, comme toi, quelques pauvres idées noyées d’ombre. Mes idées à moi sont abondantes et glorieuses de clarté ! Je crois sérieusement que je suis un demi-dieu, ce que seraient d’ailleurs tous les hommes si, de temps en temps, ils prolongeaient leurs veilles, non pas par nécessité, mais par plaisir. Quand l’homme s’abandonne au sommeil, il retombe à un rang de brute. La nuit obscurantiste le reprend chaque soir et l’annihile. Il faut qu’il recommence le lendemain à retrouver de l’audace, de la liberté, du génie ! Au bout de quinze heures de veille, il devient quelqu’un de puissant, de presque surhumain. Mais il s’endort, et tout est à reconquérir.
— Alors, tu vas te mettre à travailler ?
— Certainement, certainement… Mais auparavant, je vais revivre en pensée cette merveilleuse partie de poker que j’ai terminée tout à l’heure…
— Tu ne joues pas le bridge ?
— Tu es fou ! J’avoue que je sais jouer le bridge. Je joue au bridge quand je n’ai pas de poker. Mais le bridge est un jeu de cartes. C’est même un jeu de hasard, comme l’a dit sans paradoxe un de mes partenaires de ce soir… Tandis que le poker est un jeu d’âmes ! Les cartes, au poker, ne sont qu’un prétexte… Je bénis cependant l’invention du bridge, parce qu’elle a débarrassé nos tables rondes de ces joueurs de poker à la manque, qui n’étaient pas dignes d’y figurer. Maintenant les pokéristes forment une élite de vrais amateurs. Il n’est resté en présence que de fines lames. Les parties sont plus rares, mais ce sont de beaux combats… Asseyons-nous sur ce banc.
— Mon travail me réclame…
— Tu travailles aussi bien avec moi. Tout ce que je te dis, je t’en fais cadeau. Je suis un peu exalté. Ne fais pas attention. J’ai un peu bu en jouant. J’ai bu sans m’en apercevoir… Alors, je suis exalté… Vois-tu, ce que tu devrais demander, dans Comœdia, c’est qu’on installe, au Conservatoire, des classes de poker, de bridge, si tu veux, ou de manille, afin que les artistes en tournée soient à la hauteur quand ils joueront dans les cafés. Moi, je n’ai pas d’enfants ; mais je tiens à répéter que quand j’aurai des enfants, je leur apprendrai à jouer au poker dès leurs plus jeunes années, pour qu’ils puissent se défendre au moment où ils auront l’âge de jouer, pour qu’ils puissent, comme on dit, sortir sans leur bonne…
« … Et puis, vois-tu, rien n’émancipe un homme autant que le jeu. Comme, dès que l’on a un peu joué, on se sent moins esclave de l’argent ! On perd cette parcimonie timide qui nous paralyse, qui nous fait gâcher tant de temps en hésitations, cette peur enfantine de laisser tomber quelques sous, de payer un objet trop cher… On se dit désormais que le temps qu’on use à marchander est trop peu payé par le rabais qu’on obtient.
« L’habitude du jeu fait de nous des hommes d’affaires courageux.
« S’il n’y avait pas de joueurs, que l’humanité serait basse et stagnante !
« … Le poker, entre tous les jeux, est un éducateur merveilleux. Nul jeu ne nous apprend mieux le courage. Nul jeu ne nous habitue mieux aux décisions promptes. Il nous enseigne le danger de la confiance excessive, quand nous nous laissons bluffer, et le péril tout aussi grave de la défiance exagérée, lorsque, croyant à un bluff, nous fonçons sur le bluffeur, et nous nous heurtons à un jeu supérieur.
« Les dramaturges aiment le poker. Car, en principe, les dramaturges sont ce qu’on appelle un bon public. S’ils sont quelquefois « mauvais public », c’est pour des raisons extérieures… Quand, par exemple, la pièce qu’ils écoutent est l’ouvrage d’un autre dramaturge. Mais naturellement, les auteurs dramatiques aiment le théâtre. Or, le poker nous fournit des émotions analogues à celles que nous éprouvons au spectacle d’un beau drame.
« … Imagine un vieux château habité par une riche héritière et de vieux domestiques. Une bande de malandrins, supposant que ce château est mal défendu, se préparent à l’attaquer. Mais la riche héritière fait mettre à toutes les fenêtres les vieux fusils des panoplies. On en fait partir quelques-uns, qui font un bruit redoutable. Les malandrins, impressionnés, battent en retraite… Ils ont été « bluffés »…
« … A l’acte suivant, ils se sont aperçus de leur erreur. Ils se disposent donc à attaquer le château. Mais celui-ci, depuis le premier assaut, s’est garni d’une troupe respectable d’hommes d’armes. Les assaillants sont repoussés avec perte. C’est ce qu’on appelle, au poker, le faux bluff. L’adversaire fonce sur un fragile obstacle qui se trouve être aussi dur qu’un « réverbère ».
« On a un jeu très faible, d’abord. On écarte trois cartes sur cinq. On vous en donne trois autres, qui augmentent admirablement votre jeu. C’est ce qu’on appelle une rentrée…
« Rappelle-toi Le Bossu. Lagardère, entouré de spadassins, dans les fossés de Caylus, est sur le point de succomber, quand Cocardasse et Passepoil viennent combattre à ses côtés, et lui fournissent la « rentrée » considérable, qui améliore son jeu…
« … Le poker, je te le dis, est un exercice d’une utilité morale et intellectuelle incontestable… Tu souris, imbécile !… Tu te figures que je te dis des blagues… Va donc travailler ; tu n’es bon qu’à ça !
« Le poker est quelque chose de si emballant, vois-tu, que je n’y joue plus… Non, je jure que je n’y joue plus. Ça m’absorbe trop. Je suis conquis : je suis une proie. Je ne veux pas être une proie… Je vais me coucher. Il faut que je me réveille avant midi, afin de téléphoner à un de mes amis qui n’est chez lui qu’à l’heure du déjeuner. C’est lui qui nous manque pour la partie de ce soir… Au revoir, mon vieux… »
J’avais déjà tourné le coin de la rue, quand j’entendis la voix de Gédéon. Il courait derrière moi, me rappelait.
Arrivé près de moi, il me regarda avec attendrissement.
— Vois-tu, me dit-il, nous vivons à une époque de décadence…
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— Il y a toujours eu des joueurs aussi acharnés que moi. Seulement, ils ne sentaient pas comme moi la nécessité de justifier leurs passions. Ils prenaient leur parti de leur débauche. Tandis que moi, j’essaie de la réhabiliter, et j’encombre l’humanité des sophismes les plus graves… Oui, mon vieux, c’est comme ça. Pour me justifier, je justifie le Vice… Tu entends, je justifie le Vice ! C’est beaucoup plus grave que de jouer… Au lieu de faire la part du feu, je brûle toute la maison, et je m’écrie : Ce feu est glorieux et magnifique ! Tiens, tu devrais faire une pièce là-dessus. Tu l’appellerais : La Part du Vice.
— J’y travaille.