Auteurs, acteurs, spectateurs
CHAPITRE XXXIX
AUX PIEDS D’OMPHALE
On l’appelait le colonel, et chose extraordinaire, il était vraiment colonel.
Je le vis pour la première fois pendant une des représentations de ma pièce : Une Famille d’albinos. Il était debout à l’entrée du petit foyer des artistes. Il tenait son chapeau melon à la main. Il avait un visage bien rouge, sympathique et un peu vulgaire, une belle moustache grise, et au revers de son veston de gros drap, une large rosette de la légion d’honneur.
— Bonjour, notre auteur, me dit une petite femme blonde, extrêmement digne d’intérêt. (Elle était engagée pour apporter des lettres sur des plateaux, aux appointements de cent cinquante francs par mois, sur lesquels il lui fallait prélever l’entretien de sa vieille mère, de deux petits enfants et d’une auto de 45 chevaux.)
— Quel est ce monsieur ?
— Vous ne l’avez jamais vu ? C’est le colonel… l’ami de Tavillon…
Octavie Tavillon jouait dans ma pièce un gentil petit rôle bien placé, avec quelques aimables répliques à chaque acte.
— Elle est en scène pour le moment ?
— Oui, et le colonel attend qu’elle soit sortie ; il remontera avec elle dans sa loge, et il redescendra tout à l’heure pour son entrée du deux. D’habitude, il se tient derrière le décor ; il regarde Tavillon par une petite rainure, entre deux châssis. Aujourd’hui il n’ose pas, parce que le patron est là. L’autre jour, figurez-vous qu’il était en train de regarder comme ça sur la scène, quand le patron est arrivé. Le colonel a eu l’air encore plus rouge qu’à son ordinaire. Il a dit tout de suite bonjour au patron, et lui a fait toutes sortes de compliments, en lui disant ceci et cela : « Ah ! Monsieur ! que vous avez un beau théâtre !… Et que la pièce fait d’effet ce soir !… » Vous ne pouvez pas vous imaginer ce qu’il est poli avec l’un et avec l’autre ! Et complimenteur ! Il félicite tout le monde, le régisseur, les machinistes, les accessoiristes. Il n’y a qu’avec les artistes, les dames du moins, qu’il se montre un peu froid. Je sais pourquoi. C’est que Tavillon l’a à l’œil, et pas qu’un peu ! Ainsi je m’en suis bien aperçue l’autre jour… Il me rencontre dans l’escalier et me demande comment ça va, me sert un petit compliment. Mais Tavillon est arrivée sur le palier de l’escalier ; mon colonel m’a quittée tout de suite sans me dire au revoir ni bonsoir… Allez donc ce soir dans la loge de Tavillon. Elle va vous présenter tous les deux. Vous verrez comme il est avec elle…
Je déteste avoir, ou avouer, ces petites curiosités. Et si j’entrai à l’entr’acte suivant dans la loge d’Octavie Tavillon, ce fut simplement parce que je passais devant. Le colonel était assis en face d’elle. Il tenait dans chaque main un chichi qu’Octavie faisait bouffer. Il se leva pour la cérémonie de la présentation. Il voulut à toute force me donner sa chaise, les autres sièges étant encombrés de diverses robes. Puis il me fit des compliments sur ma pièce… J’appris d’ailleurs plus tard qu’il ne l’avait jamais vue. Octavie ne tolérait pas qu’il allât dans la salle. Mais il connaissait par cœur les scènes de son amie, qu’il lui avait fait répéter d’abord, et qu’il suivait chaque soir de l’extérieur du décor.
La conversation languissait un peu entre nous. Heureusement on vint annoncer que le trois allait commencer. Octavie et le colonel descendirent ensemble. Quelques instants plus tard, je le retrouvai, lui, à l’entrée du foyer, bousculé par les accessoiristes et les machinistes.
Octavie sortait de scène pour y revenir l’instant d’après. Elle eut le temps d’aller jusqu’au colonel et de lui donner un ordre bref. Le colonel partit rapidement.
Et comme dix minutes après je descendais moi-même l’escalier pour sortir du théâtre, je rencontrai l’officier supérieur qui remontait, tenant d’une main un petit pot de lait et de l’autre main un verre et une cuiller… Il parut un peu embarrassé en me voyant…
— Oui, me dit-il, le directeur ne veut plus voir circuler de garçon de café dans les couloirs des loges. Mais comme cette jeune femme a soif et qu’elle ne peut pas attendre la sortie du théâtre… Alors, n’est-ce pas ? Il faut bien lui chercher de temps en temps un grog ou une orangeade…
A quelque temps de là, je déjeunai avec un de mes bons camarades, un capitaine d’infanterie, en garnison dans une ville de l’Est. C’est un garçon fort intelligent, et j’ai dans son jugement une très grande confiance.
Je regardai sur son col de tunique le numéro de son régiment. N’était-ce pas le régiment du colonel en question ? Hé ! oui ; c’était bien cela…
— Ton colonel, lui dis-je, c’est bien, monsieur…
Il me le nomma.
— Tu le connais ? me demanda-t-il.
— Oui, un peu… vaguement… Et toi, qu’est-ce que tu penses de lui ?
— C’est un homme tout à fait remarquable, d’une grande science, d’une grande intelligence qui a une tenue parfaite, d’excellentes idées sur la discipline, qui conduit admirablement son régiment… Ah ! il n’y a pas à dire, c’est quelqu’un… C’est un homme !
Et satisfait de cette phrase, qui, pour moi, du moins, n’était certes pas dénuée de quelque autre sens, il répéta à plusieurs reprises :
— C’est un homme… C’est un homme…