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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE VI
UNE ÉPREUVE

Mon ami Thoneau est un écrivain charmant, un observateur délicat, un auteur dramatique plein d’esprit, de grâce et de vérité. Personne ne connaît mieux que moi son talent, car il me lit toutes ses pièces, et chacune d’elles plutôt deux fois qu’une.

Je n’aime pas qu’on me lise des pièces.

Au lycée, j’étais un des élèves les moins attentifs de la classe. J’écoutais deux minutes les explications du professeur, puis je me lançais sur une autre route. Maintenant, quand on me lit des pièces, fussent-elles des chefs-d’œuvre, — j’ai déjà eu l’honneur d’entendre des chefs-d’œuvre, — j’ai toutes les peines du monde à ne pas lâcher le lecteur. Je me cramponne à lui comme un petit enfant aux jupes de sa mère. Mais la foule nous sépare ! Bientôt, nous sommes très loin l’un de l’autre. Et de nouveau, brusquement, je l’aperçois devant moi, qui lit avec passion, avec fougue, et j’ai un moment d’effarement, comme lorsqu’on se réveille le matin, dans une chambre d’hôtel, et qu’on se dit : « Où suis-je donc ? »

Mon ami Thoneau sait tout cela. Mais on dirait qu’il n’en a cure. Il aime, lui, lire ses pièces. Avant le succès de la première, avant le succès de la lecture aux artistes, avant l’heureux résultat de la lecture aux directeurs, il faut qu’il se paye des petits triomphes séparés en lisant son œuvre à chacun de ses amis. J’aime mieux, d’ailleurs, entendre ou faire semblant d’entendre une pièce en tête-à-tête avec l’auteur. Car la présence d’un tiers suffit pour faire naître en moi l’impérieuse, la tyrannique, la torturante envie de rire (qui, bien entendu, ne vient jamais nous tourmenter à l’audition des pièces comiques).

Thoneau m’avait dit : « J’ai terminé un acte nouveau. Quand désirez-vous l’entendre ? »

Quand je désirais l’entendre ?

Je répondis : « Mais tout de suite… demain… après-demain ! »

— Je viendrai après-demain matin, dit Thoneau.

— Attendez… Non… Après-demain, j’ai quelque chose… Qu’est-ce que j’ai donc, après-demain ?… J’ai quelque chose… Venez plutôt mercredi… ou jeudi. C’est cela, venez vendredi. Vous n’êtes pas superstitieux ?

Il était superstitieux. Mais il préférait venir le vendredi qu’un jour plus tard.

— Je viendrai, dit-il, vendredi matin.

— Non, vendredi soir… Le matin nous serions dérangés.

Je savais très bien que je n’y échapperais pas. Mais je voulais obtenir tous les sursis. Le vendredi matin, j’écrirais un petit bleu, pour dire que je n’étais pas bien portant, et pour gagner deux ou trois jours.

Il se trouva que le vendredi matin, j’avais un très fort mal de dents. Comme je souffrais véritablement, je n’écrivis pas à Thoneau que j’étais souffrant. Il aurait cru à un mensonge. Il valait bien mieux le laisser venir, pour qu’il pût constater que j’étais vraiment malade. Alors, je dirais : « Vous voyez, je suis absolument hors d’état de vous écouter… »

Tout se passa d’abord comme je l’avais espéré. Thoneau, armé de son manuscrit, se présenta vers six heures du soir. Il me vit installé sur un fauteuil, affligé d’une fluxion indéniable, avec un rempart d’ouate autour de mes oreilles et de mon visage asymétrique.

— Mon vieux, je suis navré. Je vous ai laissé venir, parce que je pensais que ça irait mieux ! Mais ça reprend terriblement depuis une demi-heure.

— Pourtant, ça enfle, dit Thoneau, vous devriez ressentir un certain soulagement.

— En effet… Mais, j’ai un autre abcès de l’autre côté… Je suis désolé de vous avoir fait venir pour rien…

— Mais je suis content d’être venu vous voir. Je suis ennuyé seulement que vous soyez souffrant…

— Alors, à quel jour voulez-vous que nous remettions cette lecture ? Mardi ou mercredi ?

— Ce sera comme vous voudrez, cher ami !

Je ressentis à ce moment un tel soulagement que je quittai imprudemment le ton languissant que j’avais adopté. Thoneau ne manqua pas de s’en apercevoir.

— Ce qui m’ennuie de ne pouvoir vous lire la pièce aujourd’hui, c’est que j’ai pris jour demain avec Antoine, et je ne serais pas fâché d’avoir votre avis avant… Comme vous paraissez un peu mieux maintenant…

— Mon vieux, je suis mieux… Mais ça me prend par secousses brusques. Vous commenceriez votre lecture, et vous seriez obligé de l’interrompre au milieu…

— Essayons toujours, dit Thoneau.

— Je serai un très mauvais public, aujourd’hui !

— Mais non, mais non ! dit Thoneau.

Il avait déjà débarrassé une petite table et déficelait rapidement son manuscrit.

— Je commence.

— Allez-y !

La lecture commença. C’était, je le vis plus tard à la représentation, une très jolie pièce. Pour le moment, j’entendais parler confusément une baronne nommée Mathilde, un nommé Gaston, et une femme de chambre… A force de tâcher d’avoir mal aux dents, j’avais mal aux dents, en effet, mais pas assez pour être en état de gémir avec une conviction suffisante. De temps en temps, je jetais un coup d’œil sur le manuscrit. Il était écrit sur de grandes pages, de l’écriture de l’auteur. Manuscrit assez épais, ma foi ? C’était un fort acte. Les feuilles étaient numérotées. Dans un mouvement qu’il fit pour approcher le cahier de la lumière, les pages s’écartèrent et il me sembla que le chiffre 34 était écrit sur la dernière. Nous n’étions qu’à la page 6. La page 7 dura longtemps. La moitié de la page 8 était barrée, et j’avais déjà enregistré ce petit bénéfice d’une demi-page, quand je vis que la page suivante se numérotait effrontément 8 bis

Alors, quoi ? nous ne savions plus où nous allions ! Il y avait des bis maintenant ! Et peut-être, qui sait ? des ter et des quater ! Heureusement que je voyais toujours pas mal de lignes rayées, des longueurs évidentes, des développements psychologiques qu’il s’était décidé à supprimer…

— Ça vous plaît-il ? demanda tout à coup Thoneau…

— Mais oui, beaucoup.

— C’est que vous gardez un tel silence, que je suis un peu désorienté. Je vous avoue que j’attendais quelques marques d’approbation…

Je le rassurai, par civilité, par bonté même :

— Ça me plaît énormément. Je trouve cela amusant, plein de jolis détails… Si je ne manifeste pas, c’est la faute à ce sacré mal de dents.

— J’étais un peu inquiet, dit Thoneau.

Je le rassurai encore.

Je le rassurai même trop.

Car l’instant d’après, je vis avec terreur qu’il me lisait même les coupures !

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