Auteurs, acteurs, spectateurs
CHAPITRE XXIX
POUR L’EFFET
C’était il y a douze ans. Il faisait très froid ce jour-là. Et, bien que l’Odéon soit dans le Sud, une bise inclémente rendait ses galeries inhabitables. Je m’étais réfugié dans le théâtre même, où, pour justifier ma présence, je m’étais hâté de remettre à Ginisty un petit acte en prose, qu’il eut la gentillesse de faire répéter séance tenante.
Cet acte, qui s’appelait : Allez, messieurs ! fut joué avec L’Étranger, une pièce émouvante de mon vieux camarade Auguste Germain.
On donnait ma pièce en lever de rideau. Il paraît qu’elle faisait rire le public. Je dis : il paraît, car je ne l’ai jamais vue. Faute de taxi-auto, je n’arrivais jamais là-bas qu’au milieu du premier acte de Germain, au moment où un des personnages de L’Étranger prononçait cette phrase :
« Nous avons ouvert la souscription, il y a six mois. Nous avons déjà réuni quatre-vingt-deux francs. »
Or, un soir, l’artiste qui jouait le rôle remplaça le chiffre de quatre-vingt-deux par celui, plus infime, de sept francs.
Je lui demandai, après sa sortie de scène, pourquoi il modifiait ainsi le texte de l’auteur :
— C’est dimanche aujourd’hui, me dit-il. Pour le public des dimanches, quatre-vingt-deux francs n’est pas aussi comique que sept francs…
C’est sans doute pour une raison analogue que, dans maint drame du répertoire, les seigneurs jettent une bourse d’or aux sbires qu’il s’agit d’acheter, et aux laquais dont il faut récompenser le zèle. Cette bourse d’or représente un numéraire assez vague, dont le total probable est laissé à l’appréciation de chacun des spectateurs.
Dans le même ordre d’idées, beaucoup d’auteurs évitent de donner à leurs héros un âge trop précis. Un monsieur de trente ans est un éphèbe pour une spectatrice chenue ; il est un homme mûr aux yeux d’un public de lycéens. C’est ainsi qu’au régiment, les sous-officiers rengagés, de vingt-cinq ans, nous semblaient être au seuil de la vieillesse.
Une vénérable demoiselle, qui habite une petite ville du Centre, m’avait, un jour, envoyé un manuscrit de pièce, où se lisait cette phrase touchante :
« Vous n’ignorez pas, baronne, que Tancrède mène une vie des plus dissipées. On le voit traîner dans les rues jusqu’à onze heures du soir. »
C’est cette nécessité dramatique de fournir à chaque auditeur des chiffres à sa mesure qui oblige les brillants causeurs des salons, quand ils racontent une histoire, à certaines exagérations que le vulgaire, fort injustement, qualifie de mensonges.
Pourquoi raconte-t-on des histoires ? Pour produire une certaine impression sur ses auditeurs. Dès lors, il faut la produire à tout prix et si l’on veut impressionner des milliardaires par des récits de prodigalités, il faudra évidemment que l’argent jeté par les fenêtres soit supérieur à quatre-vingts centimes. Il faut donc mépriser, oublier, si l’histoire est vraie, les basses et mesquines données de la réalité.
Le conteur d’histoires, pas plus que le dramaturge, n’est un historien. Ce n’est point la vérité des faits qu’il cherche à mettre en lumière. Son but, c’est de reconstituer dans l’âme de son public une sensation aussi forte que celle qu’il a éprouvée. C’est sa façon de transmettre fidèlement ses impressions.
Un de mes interprètes, à qui je reprochais — avec quelles précautions oratoires ! — d’avoir ajouté à mon texte quelques plaisanteries de son invention, me répondit qu’il ne les ajoutait pas tous les jours, mais certains soirs seulement, quand le public était dur, afin de produire à cet endroit de ma pièce l’effet de rire que j’avais voulu, et qui était nécessaire à l’équilibre de mon acte.
Je fus désarmé par cette ingénieuse raison.
Il va sans dire qu’il ne faut pas aller trop loin sur cette route-là. Si l’on donne à un comédien (qui la prendrait, d’ailleurs, sans votre aveu) la permission de modifier le texte selon la façon dont il « sent le public », il faut être sûr que cet artiste ait vraiment du tact et l’instinct exact de « l’effet ».
Et c’est le moment de répéter la parole de notre vieux maître :
« Le succès réel ne se mesure pas à l’effet. »
On entend des publics rire énormément et s’en aller pas très contents.
« N’insistons pas trop sur les effets », disait encore le vieux maître en question.
Je me souviens d’une brillante matinée à bénéfice, où un artiste célèbre souleva un cyclone d’applaudissements, à la fin d’un poème qu’il avait récité dans un bel élan de passion. Il revint saluer… Les acclamations montaient, chaleureuses, de tout le parterre. Il tombait des torrents d’applaudissements de tous les étages. Le célèbre artiste ne s’en allait plus de la scène… Il saluait, saluait sans relâche et faisait, à chaque salut nouveau, grêler de l’enthousiasme encore… On eût dit qu’à chaque geste il secouait la salle, comme on secoue un arbre fruitier… Mais cet artiste insatiable resta là une demi-minute de trop… Au vingtième salut, il ne tomba plus qu’une petite récolte dérisoire, et le glorieux personnage quitta la scène dans un froid silence.
Tout autre fut la tactique de cet avisé baryton qui sentit très bien, après le premier couplet de sa romance, que l’enthousiasme du public était trop fort pour se maintenir jusqu’à la fin et que, de strophe en strophe, il irait s’épuisant. Aussi, à peine eut-il terminé le second couplet qu’il entama en toute hâte le troisième, de façon à se réserver pour la fin extrême toute l’ardeur contenue de ses fervents auditeurs.
Le tort très fréquent de certains comédiens « d’autorité » est de sacrifier le succès de la pièce à leurs effets personnels : ceux-là jouent très lent, pour permettre aux auditeurs les plus éloignés de la scène et les plus arriérés d’esprit de ne pas perdre un atome de ce qu’on leur envoie. Je connais un de ces professeurs de diction, comédien de grand mérite, d’ailleurs, qui prend des « temps » tellement longs à la fin de ses phrases que le régisseur est obligé de frapper plusieurs coups, de son bâton, pour empêcher que le public ne croie que c’est l’entr’acte, et ne sorte de la salle.