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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE XLI
DU DRAME EN VERS…

J’ai lu, me dit Gédéon, ton article de l’autre jour sur le drame en vers. Et ce directeur qui se plaignait de payer si cher les réalisations de rimes riches, je ne l’ai pas trouvé si ridicule…

… Moi qui suis un vieux vaudevilliste, j’aime un beau poème au delà de toute expression. Je trouve qu’il n’y a rien au monde de plus admirable qu’une belle idée, exprimée d’une façon nouvelle et sur un rythme imprévu… Oui, l’accouplement, le mariage parfait d’une idée et d’un verbe, au son d’une musique spéciale…

… Hélas ! dans combien de poèmes trouve-t-on ces conditions réunies ! Il y a des poètes qui expriment leurs idées avec de jolies images. Mais la musique qu’ils nous font entendre n’est pas précisément nouvelle. Ce sont des réminiscences inconscientes d’autres poètes. D’ailleurs le public goûte avec plus de plaisir ces sensations retrouvées. Et les écrivains qui recherchent avant tout le succès immédiat n’ont qu’à se laisser aller à leur penchant : de même que les auteurs de revues écrivent leurs couplets sur des airs connus, ces lyriques adroits font de la poésie sur timbres. Leurs couplets ressemblent aux feux d’artifice de fêtes nationales. On voit une fusée lumineuse qui monte, qui monte… on guette impatiemment l’instant où elle éclatera… Elle éclate en un vers sonore, comme en une gerbe épanouie. Applaudissements. Enthousiasme. Les spectateurs soulagent leurs nerfs tendus. La fin du couplet est une glorieuse délivrance.

… Il est bien difficile, pour un poète digne de ce nom, pour un créateur, de faire accepter tout de suite par le public un rythme nouveau. Quand on pense que Verlaine, un des sept ou huit poètes de notre littérature, n’a été compris que fort tard par des lyriques exercés. On l’a traité de poeta minor. Attends un peu. Je ne vends pas de pronostics. Mais, pour aujourd’hui, je tiens celui-ci à ta disposition : Verlaine fera partie de l’équipe première, à côté du père Hugo, de Lamartine, de Vigny, de La Fontaine, de Malherbe et de Ronsard. Relis les Chansons pour elle, et Sagesse, et Les Fêtes galantes, et tout…

… Et ce n’est pas un poète à côté, un poète en marge. Il est dans les traditions… Seulement, on ne s’en est pas aperçu tout de suite. La tradition, nous la voyons bien dans le passé, mais nous ne l’apercevons pas dans le présent. Où faut-il se mettre pour être dans la tradition ? Ça ne consiste pas à imiter les autres, mais comme on l’a dit, à les continuer. Pour les continuer, il faut sans doute ne pas s’occuper d’eux et faire de son mieux. Il y a, à toutes les époques, un certain nombre d’écrivains qui font de leur mieux. Chacun d’eux « installe » ses chefs-d’œuvre. Mais on ne sait à quel moment passera le jury.

… Aussi, au lieu d’attendre ces jurys futurs, si incertains et si insaisissables, des poètes de talent préfèrent-ils travailler pour les juges actuels. Ceux-là, ils savent comment les prendre.

… On a parlé assez dédaigneusement de nos trucs, à nous autres vaudevillistes. Certains poètes sont aussi ficelles que nous. Le piège lyrique prend délicieusement les âmes, par des moyens mécaniques assez vulgaires, avec des répétitions de mots, avec des changements de mètres. Quand on est un peu fatigué des alexandrins, un petit poème en petits vers est le bienvenu, quoi qu’il vienne raconter.

… Et puis un langage harmonieux satisfait tellement le public, si désireux d’être charmé, et qui a tant besoin de ne pas écouter ! Qu’un beau gentilhomme soit en présence d’une jolie dame, et qu’ils se disent des vers… L’auteur habile n’a à se soucier que de la longueur de la scène. Il faut en envoyer une certaine mesure, ni trop, ni trop peu.

… Le metteur en scène intelligent, lui non plus, ne doit pas se préoccuper du sens des paroles, mais du temps qu’elles durent. J’ai vu, il y a une dizaine d’années, un drame en vers, à l’Odéon, où « les passades » étaient réglées comme les « passades » d’arroseurs. Quand, dans une tirade, le protagoniste avait répandu sur la gauche du parterre une trentaine d’alexandrins, il venait arroser la droite de la salle d’une quantité de poésie à peu près égale.

… Comment voulez-vous régler d’autre façon les monologues de grands politiques ? Que dis-tu des monologues de grands politiques dans les drames en vers ? Moi, c’est ce qui me stupéfie le plus.

… Quand je pense que l’ordre des idées de ces hommes d’état considérables est régi par des assonances, je suis plein d’étonnement ! Car il est si difficile déjà de penser juste… Or, non seulement les Richelieu et les William Pitt lyriques nous émerveillent par la belle ordonnance logique de leurs pensées, mais ils trouvent moyen en même temps de faire entendre toutes les douze syllabes des sons qui se répondent… Quand le mot : étoile, se présente dans leur développement, il faut de toute nécessité qu’ils parlent ensuite de toile ou de voile. Il me semble voir le ministre des finances à la tribune nous sortir un discours substantiel sur les impôts, tout en jonglant avec des billes de billard et des poignards japonais.

… Lorsque c’est le vieux Corneille ou un Jean Racine qui s’en mêle, on ne pense pas à ça. On se trouve en présence d’un miracle ; il n’y a qu’à admirer… C’est parce que des miracles de cette sorte se produisent de temps en temps dans le drame lyrique que nous mettons avec justice ce genre littéraire bien au-dessus de tous les autres. Mais c’est pour cette même raison que je suis un sale public pour beaucoup de drames en vers. Je suis venu là pour assister à un miracle. Il me faut mon miracle ou je ne marche pas… Pas de miracle tout le temps, bien entendu. Mais, au cours de la soirée, un coup d’émotion bien sérieux, et pas du chiqué. Il y a certains ouvrages qu’on n’a pas encore assez louangés : je te citerai Kaatje, que l’on a joué, il y a quelques mois au théâtre des Arts, et l’Embarquement pour Cythère, de ce pauvre Veyrin.

… Quand un poète sait être humain et vrai, sa vérité est plus belle que toutes les autres…

… Voilà pourquoi, termina Gédéon, on peut toujours « m’avoir » à un drame en vers. Et voilà pourquoi, ajouta-t-il encore, on m’y a bien rarement… »

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