Auteurs, acteurs, spectateurs
CHAPITRE XLII
UN AMI VÉRITABLE
I
Vous étiez à la répétition des couturiers de Léopold ?
— Oui, j’y étais hier soir. Léopold est mon ami le meilleur. Depuis qu’il fait du théâtre, je n’ai jamais manqué d’assister à ses dernières répétitions. Et il vient toujours à mes « couturiers ».
— Et sa pièce est bien ?
— Mon vieux, j’ai un principe. Chaque fois que je suis invité à une répétition privée, je me considère comme lié par une discrétion absolue. Et je dis toujours que c’est bien.
— Bon ! Alors je suis fixé !
— … Mais pas du tout. Vous n’avez pas à être fixé. Cette fois-ci, je vous réponds que c’est bien, parce que c’est vraiment bien.
— Ah ! Ah ! Gros succès alors ?
— … On ne peut pas répondre de ces choses-là. Moi, je crois que ça ira bien… Certainement… ça ira bien. Cependant il faut toujours compter avec l’aléa du théâtre.
— Je vous entends. Mais, en somme pour Léopold, l’aventure sera bonne ? Cette pièce lui fera honneur ?
— Mais oui !
— Vous la préférez à sa dernière de l’Odéon ?
— Je ne dis pas ça. Sa dernière de l’Odéon était peut-être sa meilleure pièce, vous savez ?
— Elle n’a pas marché.
— Elle n’a pas marché ; mais je trouve qu’elle était pleine de qualités sérieuses. Elle était en tout cas bien supérieure à sa pièce du Vaudeville, qui s’est jouée cent fois.
— Comment ? cent fois ? Cent quatre-vingts fois au moins.
— Voyez-vous !
— Mais enfin, pour revenir à sa pièce d’hier, ce n’est pas une pièce qui indique un déclin ?
— Comment l’entendez-vous ?
— Vous ne la jugez pas inférieure à ce qu’il a fait de vraiment bon ?
— Employons d’autres termes. On ne peut jamais dire en parlant de Léopold : Il a fait quelque chose de vraiment bon. Il faut porter sur lui un autre jugement… peut-être plus flatteur. C’est un homme inégal. Il vous fait entrevoir de très belles choses… On le suit… Puis, il vous déçoit tout à coup, si bien qu’on reste à se demander : Est-ce qu’il a vraiment vu lui-même les belles choses que j’ai aperçues ?… Dans sa pièce d’hier… — je vous dis ça entre nous, mon vieux, et il est bien entendu que ça ne sortira pas de nous deux — dans sa pièce d’hier il y a quelques petits « lapins » de ce genre. Notez que cette critique-là ne vise que la valeur d’art de la pièce. Vous la ferez sans doute comme, moi, je l’ai faite. Mais ce sont des choses qui échappent au public, et il se peut que ça marche très bien.
— En somme, vous n’êtes pas sûr que ça marche ?
— Rien n’est sûr, je vous le répète…
— Mais encore ?
— Écoutez, puisque j’ai commencé à vous dire un petit peu de mon impression, je veux vous la dévoiler entière. Mais, n’est-ce pas ? ça ne doit pas sortir d’entre nous ?
— Vous pensez !…
— Hé bien ! j’ai été déçu, très déçu… Pour tout dire, ça n’est pas du bon Léopold. Je dis : du bon Léopold, parce qu’il y a des personnes qui ont adopté cette expression. Elles prétendent que tout ce qu’il écrit est très « signé… » Ce n’est pas mon avis… Je trouve au contraire que Léopold a d’autres qualités, mais qu’il ne faut pas dire de lui avant tout qu’il est personnel et original. Par exemple, le bougre ! il a tout le talent que peut avoir un homme sans personnalité. Il a fait un petit acte… je ne sais pas si vous le connaissez… un petit acte qui a été joué dans un cercle… C’est certainement ce qu’il a écrit de meilleur. C’est dosé, c’est équilibré. C’est d’une économie parfaite… Ah ! si la pièce d’hier était du tonneau de cet acte ! Mais précisément, je n’y retrouve pas ces qualités d’éclat, de brillant, qui ont ébloui certaines gens, et leur ont fait croire à de la personnalité chez Léopold. Il semble qu’il y ait dans cette dernière pièce comme un parti pris de dialogue terne. Il avait sans doute ses raisons pour cela… Je ne crois pas que ce soit par impuissance… Il est possible qu’il ait voulu donner plus de valeur à ses coups de théâtre… Je comprends cela, mais à condition que les coups de théâtre en question produisent leur plein effet… Et ce n’est peut-être pas ce qui se passera…
— Alors ce serait… la fâcheuse aventure ?
— Elle est toujours à craindre. Mais ce qui me rassure un peu, c’est le crédit énorme que Léopold a chez le public, et chez le public de la générale. Je ne sais pas… mais il exerce sur eux une sorte de fascination… C’est pour ça que sa nouvelle pièce peut marcher. Bien que, cette fois-ci, il leur en demande un peu trop… Ah ! si c’était la pièce d’un autre, ce ne serait pas le même tabac… Je serais à peu près sûr du four.
— C’est vraiment si mauvais que cela ?
— … Vous allez tout de suite aux extrêmes. Ce n’est pas mauvais. C’est terne. Moi, ça ne m’ennuie pas ; mais il y a des gens qui trouveront la chose un peu sévère… Quant aux scènes à effet de la pièce, il se peut qu’elles portent… C’est la bouteille à l’encre. Je n’ai pu en juger, moi, dans une salle aux trois quarts vide, où quelques amis applaudissaient bruyamment…
— En somme, le résultat est très incertain ?
— C’est incertain. Et je me priverais bien d’y aller demain soir ! Mais c’est un devoir d’amitié. La pièce a besoin, fichtre ! d’être soutenue ! Et Léopold compte sur moi… Il court un grand péril. Si ça ne marche pas, ce sera très grave pour lui… A demain ! Et surtout, n’est-ce pas ? je n’ai pas besoin de vous demander le silence sur ce que je vous ai dit… C’est sacré…
— Soyez tranquille. D’ailleurs, j’étais un peu au courant. Vous avez rencontré Christophe ce matin, et il m’a dit sous le sceau du secret ce que vous lui aviez raconté…
— … Il vous a dit ?… Oui, je lui avais donné mon impression… Mais Christophe est un homme sûr, aussi sûr que vous. A demain !
II
— Hé bien ! Vous êtes content ? Votre ami Léopold a eu un triomphe ?
— Croyez-vous ! C’est extraordinaire ! Je n’ai jamais vu une salle aussi affolée ! Ah ! je suis bien content !… C’est-à-dire que j’en suis bien content pour le moment. Mais j’y ai réfléchi depuis hier. Et je me demande si ça n’est pas un peu dangereux pour Léopold. Il aurait tout de même eu besoin, je ne dis pas d’un insuccès, mais d’une petite résistance, qui lui aurait fait dresser l’oreille. Au lieu de ça, on lui passe tout ! Ah ! l’état d’âme de ce public ! Je suis content que ce soit un ami qui en profite… Mais c’est une chose bien funeste aux auteurs, et bien néfaste pour les progrès de notre théâtre ! Je vous avoue que, pour ma part, je me sens un peu découragé. A quoi bon faire un effort d’art ! La question n’est pas là : ils vous encaisseront ou ne vous encaisseront pas… Allons, ne pensons plus à cela ! Disons-nous que c’est le printemps, et que la pluie va cesser. Et il fera bon au Bois cet après-midi. Peut-être même irai-je passer quelques jours à la campagne. Je me sens claqué… J’ai besoin de repos, d’air pur… Et surtout je veux fuir Paris… Au revoir !
— Au revoir !