← Retour

Auteurs, acteurs, spectateurs

16px
100%

CHAPITRE XX
LECTURES D’OCCASION

Le livre qui m’a le plus amusé, nous dit Gédéon, je l’ai lu pour la première fois à l’âge de neuf ans. C’était un in-octavo dérelié, qu’un de mes oncles avait eu en prix. Comment s’appelait cet ouvrage admirable, je ne l’ai jamais su… La couverture et le frontispice manquaient. Et le titre n’était pas répété au haut des pages…

« C’était, je crois bien, l’histoire d’un enfant volé. Il y était question, au début, d’une fête champêtre, d’un bois de sapins et d’un ménétrier debout sur un tonneau. Qui dira la fascination que le mot « ménétrier » exerçait sur mon âme enfantine ? Et « joueur de vielle » ! Et « bohémien » !

« Quand, mes leçons apprises, un quart d’heure avant d’aller au lycée, j’avais relu pour la deux centième fois un passage palpitant du volume, je partais d’un pas héroïque… J’étais, moi aussi, un rude aventurier, et, sur la route, toujours la même, qui conduisait à la boîte, je me faisais l’effet de m’en aller au hasard des chemins.

« Mon autre livre, c’était celui de la tante Jeannette.

« Pour rien au monde, le jeudi, je n’aurais voulu manquer le déjeuner chez la tante Jeannette. Elle n’avait pas d’enfant, et me considérait comme son fils, un fils d’autant plus choyé qu’il était unique et intermittent.

« J’arrivais chez elle vers neuf heures du matin, et je m’installais dans le bureau de mon oncle. Mon oncle était sorti, et ma tante s’habillait. J’avais donc le grand bureau pour moi tout seul.

« D’abord, j’ouvrais et je refermais tant que je pouvais les grands rideaux de la fenêtre. On n’était pas encore gâté dans ce temps-là, par le téléphone et les lampes électriques. Produire un mouvement de rideaux le long d’une tringle, en tirant un cordon sur les côtés, nous paraissait, à ce moment-là, d’une magie très suffisante… Puis, lâchant les rideaux, je m’attaquais au canapé, dont j’entortillais ou nattais les franges.

« Assis ensuite sur le fauteuil du bureau, j’écrivais sur du blanc de journaux avec une plume de ronde… Je remuais pendant un long quart d’heure la poudre bleue à sécher l’encre, qui se trouvait dans une sébile.

« Le fauteuil du bureau était en cuir lisse… C’était exquis de s’asseoir bien à fond, puis de faire glisser son derrière jusqu’au bout du siège… Enfin, quand j’étais las de cet exercice, j’allais trouver ma tante, à qui je demandais le livre.

« Le livre était relié en rouge, avec tranches dorées. Les images étaient coloriées.

« On y relatait et illustrait des histoires de papillons amoureux. Deux d’entre eux se battaient même en duel. A vrai dire, ces histoires ne m’intéressèrent qu’à la longue, et parce qu’il n’y avait pas d’autre livre chez la tante Jeannette.

« Il était renfermé dans un meuble de Boule, au coin le plus obscur d’un immense salon plongé dans les ténèbres. Tous les fauteuils étaient recouverts de housses, et, seul, le domestique, qui les nettoyait une fois par mois, était admis à les contempler.

« Ma tante pénétrait dans ce sanctuaire embaumé de camphre. Elle avait à la main un trousseau de trente-cinq petites clefs. La plus dorée ouvrait le meuble de Boule… Moi, je suivais ma tante à quelques pas et, à la dérobée, en passant près d’une console, je mettais en branle la tête approbatrice d’un petit magot chinois.

« Le livre une fois conquis, je retournais dans le bureau, et je lisais mes histoires de papillons. Mais je les lisais un peu comme un livre de messe, par conscience ou par habitude.

« Au fond, la seule histoire qui me passionnât était le roman anonyme de l’enfant volé. On avait beau me donner, à chaque jour de l’an, une demi-douzaine de livres d’étrennes : je lisais ces ouvrages goulûment, tout d’un trait, avec moins de plaisir que d’impatience d’arriver à la fin… Je revenais toujours au livre déchiré. Ce n’était pas qu’il fût plus beau que les autres… C’était mon livre à moi… Je le connaissais, il m’était familier, et je retrouvais toujours la même émotion à ses péripéties prévues.


« J’ai beaucoup réfléchi à cela plus tard, continua Gédéon. Moi qui fais des pièces de théâtre, j’ai essayé de retrouver mon âme de gosse. Et je me suis dit que les gens que nous amusons veulent sans doute être surpris, mais souvent avec ce qu’ils attendent.

« Bien entendu, de temps en temps, des écrivains inventeurs nous sortent du nouveau, afin d’alimenter le fonds de réserve. Mais ce nouveau n’est pas mis tout de suite en circulation. Pour obtenir le succès, il faut, bien souvent, qu’il soit repris par d’autres, par des courtiers, qui lui font subir des améliorations, et le rendent un peu moins nouveau…


« Et j’ai pensé aussi, dit Gédéon, à ces lectures d’occasion, à tout ce hasard qui intervient dans notre culture première. Nous trouvons dans un grenier un livre en loques, et, comme une fée cachée sous des haillons, il devient le conducteur mystérieux de notre vie future. »

Chargement de la publicité...