Auteurs, acteurs, spectateurs
CHAPITRE XLV
POÈMES
Mes débuts dans les lettres se firent chez un parfumeur. J’avais l’avantage de connaître le chef de la publicité poétique et il voulut bien me commander quelques quatrains. Mais il se fâcha un jour avec ses patrons et me pria de ne plus travailler pour eux.
— Soyez tranquille, me dit-il. J’ai une idée merveilleuse.
Voici quelle était son idée. Cet homme, d’ailleurs, sans aucune culture, aimait d’instinct la poésie. Il souffrait de voir le marasme où se débattaient les poètes isolés, faute d’intermédiaires entre le public et eux.
Un jeune homme, débordant de lyrisme, ne demanderait qu’une occasion de chanter les grandes circonstances de la vie humaine, telles que la naissance, la mort ou l’hyménée. Mais personne, dans son entourage, n’a recours à sa muse. D’autre part, beaucoup de conjoints, n’ayant pas de poètes sous la main, se marient sans épithalame.
Mon ami voulut mettre un terme à ce déplorable état de choses. Il fonda un véritable comptoir lyrique. Il connaissait pas mal de Français riches qui résidaient dans les deux Amériques et résolut d’entreprendre une vaste exploitation de vers français, à l’usage notamment de soupirants argentins, désireux d’exhaler leur flamme en des sonnets ou des ballades.
J’écrivis à cette époque quantité d’odelettes soignées et de madrigaux très consciencieux. Mais tous mes collègues, les employés du comptoir lyrique, n’apportaient pas dans leurs fournitures le même scrupule. Comme notre patron, ainsi que je l’ai dit, avait très peu lu, on lui présentait froidement des poésies copiées dans les anthologies.
Un jour, il examina le sonnet d’Arvers et déclara : « Ce n’est pas mal. Mais il me faudrait quelque chose de moins long. Car je dois le télégraphier, et c’est douze francs le mot. Raccourcissez-moi cela et rapportez-le-moi dans deux heures… Le client veut un sonnet et spécifie bien : Quatorze vers. Raccourcissez les vers, voilà tout. »
Voici ce que devint le premier quatrain du fameux sonnet, après remaniements :
C’était moins bien comme rime. Mais le patron n’y regardait pas de si près. Il ne faisait attention qu’au sens de la pièce. Ainsi il ne reçut qu’à corrections Les Deux Cortèges, de Soulary. « C’est gentil, dit-il, mais pas assez corsé. Apportez-moi quelque chose de plus plein. »
Le lendemain, on lui apporta le sonnet suivant :
LES TROIS CORTÈGES
— A la bonne heure, dit le patron. Celui-là est plein, et beaucoup moins chevillard, comme dit mon secrétaire, que celui que vous m’avez d’abord montré.
Ce secrétaire s’y connaissait assez. Mais, par faiblesse, il laissait passer ces copies. A la fin, de peur que le patron ne s’aperçût de quelque chose, il fut plus rigoureux et sabra ce qui n’était pas original.
On était arrivé au bureau à être très entraîné. Un jour, dix minutes avant le courrier, j’écrivis deux sonnets pressés… Le client était très scrupuleux sur la question de la forme. Et, comme il payait en conséquence, il exigeait des rimes riches.
J’écrivis donc ces deux sonnets, qui semblent un peu déconcertants au premier abord, si on tient à les comprendre. On finit tout de même par leur trouver un sens. J’y suis parfaitement arrivé pour ma part. Il est évident que, dans l’élaboration de ces poèmes, le Verbe a précédé la pensée. Mais elle y était. C’est d’ailleurs ainsi qu’écrivent les gens vraiment inspirés.
J’avoue que je ne sais pas ce que le banal « astringent » vient faire dans ce dernier tercet. J’ai tâché, autant que j’ai pu, de justifier sa présence, en lui mettant une majuscule…
Le deuxième sonnet est assez émouvant :
Plus je relis ce sonnet, plus je le trouve beau. Qu’importe après cela qu’il soit plus ou moins compréhensible.
Le patron, brusquement, se désintéressa du comptoir lyrique pour une affaire stupide de cache-corsets annonces… Le secrétaire fut donc seul à s’occuper de la maison. Je dois dire qu’il y fit des réformes intéressantes.
Ainsi, il avait remarqué qu’un poète réussit rarement un sonnet tout entier. Quand on avait une commande soignée, il la distribuait à trois ou quatre personnes. L’une faisait les quatrains, une autre les tercets. Quelquefois, on prenait un ouvrier spécial pour le vers de la fin.
Quand les poètes n’avaient pas exactement le même genre d’esprit, ça donnait des résultats curieux.
Je me souviens d’un sonnet de la maison, que je veux vous citer pour finir :
LE PIGEON VOYAGEUR