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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE XXXV
QUÉMANDEURS

Si tu veux t’amuser, me dit mon ami Jérôme, le secrétaire du Théâtre-Humain, viens donc passer une heure avec moi, dans mon bureau, à regarder et à écouter simplement les gens qui viennent me voir. Je ne dis pas que tu trouveras, dans cette contemplation, un plaisir tumultueux ; mais tu t’amuseras, je te le garantis.

« Je sais très bien pourquoi ils me rendent triste. C’est toujours la même raison : ils veulent des places. Quelques-uns d’entre eux, qui ne sont pas des habitués, me posent la question simplement, banalement, avec un peu de timidité : « Serait-il possible ?… » ou avec une feinte audace…

« Mais ceux-là ne sont pas intéressants. Je leur donne ce qu’ils demandent suivant le succès de la pièce, selon leur tête ou selon mon humeur. Non, ceux que je préfère, ce sont les tapeurs de profession, ceux qui sont obligés de jouer un jeu compliqué, parce qu’on les a à l’œil, parce que ce sont des récidivistes.

« Il y a le bon garçon, tout rond, tout franc, qui s’écrie en entrant, avec une jovialité de mauvais aloi : « Qui est-ce qui vient taper son petit ami ? » A celui-là on répond avec un air de dépit aussi affectueux : « Mon vieux, je suis désolé ; ordre de la direction, aucune faveur aujourd’hui ! » Il faudra qu’il se donne un peu plus de mal et qu’il trouve autre chose. Au fond, il n’a pas été très adroit. Avec sa familiarité accorte, il vous a tout de suite mis à votre aise pour pouvoir refuser.

« Il y a le nonchalant, l’homme très au-dessus des vaines joies du spectacle. Celui-là passait simplement dans le quartier. Il est entré pour me serrer la main. On parle de choses et d’autres. Assis au fond d’un grand fauteuil de velours (riche épave d’une pièce mondaine que nous avons jouée quatre soirs !), il me raconte les histoires les plus infamantes qu’il a pu trouver. Pour obtenir un coupon de deux fauteuils, il n’hésite pas à couvrir d’opprobre un certain nombre de ses contemporains. Il fait entendre à tout instant un rire exagéré. Puis tout à coup :

«  — Vous faites de l’argent en ce moment ?

«  — Pas mécontents.

«  — Vous donnez tout de même des places ? »

« On se laisse aller à lui dire :

«  — Pour vous !

«  — Oh ! bien, alors ! je viendrai vous demander cela un de ces jours… Voyons ! quand pourrais-je y aller ? Demain et les sept ou huit jours suivants, je ne suis pas libre… Mais, au fait, il y a ce soir ! Je n’ai rien à faire, ce soir ?… Non, rien… Pouvez-vous me donner quelque chose pour ce soir ? »

« Il est dans mon bureau depuis si longtemps que je n’ose lui refuser. Je lui délivre son coupon… Il le prend sans précipitation, il le met dans son portefeuille, puis tâche de ne pas s’en aller trop tôt. Quand il sera levé après m’avoir dit mille choses agréables, il semblera se rappeler soudain la conséquence, évidemment imprévue et accessoire, de sa visite : « Merci pour les billets ! »

« Le tapeur triste, charmante variété ! C’est l’homme qui n’a que des déboires, des chagrins, voire des douleurs morales… Il s’assoit d’un air accablé. Il semble qu’une neurasthénie implacable l’accule au suicide. Comment ne désirerais-je pas, de toutes mes forces, consoler, distraire ce pauvre homme en détresse ?

« Nous avons joué, l’année dernière, une pièce un peu fantastique, où l’on conduisait les enfants. J’ai reçu une trentaine de lettres d’enfants de tapeurs, de petits enfants mendiants dressés par leurs pères.

« J’ai connu un tapeur émérite, un champion, qui, lui, jouait de toutes les cordes : la joie ingénue du gentil gros garçon dont vous pouvez, avec un billet, faire un heureux ; la passion d’un affamé d’art, qui a besoin de vibrer, et à qui l’on se doit de procurer les nobles bonheurs qui sont nécessaires à sa vie intellectuelle !

« Ce tapeur m’avait déjà fait tous les coups de son répertoire. Il me parlait de ses parents de province. La province, sans relâche, lui envoyait une famille intarissable, dont tous les membres adoraient le théâtre.

« Il lui semblait que j’étais uniquement destiné à m’occuper de lui. Je n’avais pas d’autres fonctions. On m’avait placé là pour sa plus grande commodité, et le plus grand agrément des siens.

« Quand il eut épuisé toute ma bonne volonté, il s’attaqua à l’auteur, à qui il écrivit des lettres enthousiastes sur sa pièce. Ça donne toujours quelque chose. Mais il eut le tort de se montrer trop vite conquis. Ses louanges ne portèrent plus, et l’illustre écrivain finit par l’envoyer promener.

« Alors, il entreprit un haut personnage dont il n’avait jamais osé affronter la sévérité légendaire, le patron lui-même ! Le patron marcha deux ou trois fois. On lui servit les parents de province, la dette de reconnaissance à payer à un bienfaiteur, les deux petits fiancés qui seraient si ravis d’aller au théâtre ! Le patron donnait les places, parce qu’il ne savait pas au juste à qui il avait affaire. Ce fut par hasard seulement que nous eûmes l’occasion de parler du bonhomme. Le patron, enfin éclairé, se mit à le regarder d’un œil méfiant. Mais ce patron, avec son air à tout casser, est un homme timide, qui ne sait pas refuser…

Cependant, ce champion du tapage était capable de lasser les volontés les meilleures. Encore deux ou trois fois, et le patron ne marcha plus.

« Mon individu parvint un jour, malgré les consignes, à forcer la porte directoriale.

— Comment, c’est vous !

— C’est moi. Oui, je vous ai déjà demandé trop de places, cette année ; je m’en rends compte… Aujourd’hui, c’est une affaire très grave qui m’amène. Il faut, ou que vous me prêtiez une somme de quatre mille francs ou que vous me donniez une loge de six places. L’offre de cette loge me permettra d’emprunter la somme. Je pense que vous n’hésitez pas et que vous préférez me signer le coupon ?… »

« Il disait cela gentiment, comme s’il eût consenti une commutation de peine en faveur du malheureux directeur.

« Mais lui, cette fois, ne perdit pas la tête.

— Mon ami, il m’est impossible, vous vous en doutez, de vous prêter la somme en question… Tout mon argent est placé, et je n’ai aucune espèce de fonds disponibles… D’autre part, en raison du succès de ma pièce, je ne puis donner, en ce moment, un seul billet de faveur. Toutefois, pour vous obliger, je vais vous prêter trois louis, avec lesquels vous passerez tout à l’heure au bureau, où vous retiendrez une loge de six places…

« Et, ce qui est beau, c’est qu’on ne l’a plus revu. Bien entendu, il n’a pas pris la loge à la location. Mais je le soupçonne de m’avoir fait demander, une demi-heure plus tard, sous un nom supposé, une autre loge de faveur où il a envoyé tout son monde.

« Le patron pensait que soixante francs, ce n’était pas cher pour être débarrassé d’un tel homme. D’ailleurs, il eut l’heureuse chance de tomber sur un individu un peu gêné. Bien souvent, le tapeur de billets n’est ni gêné, ni avare. L’important pour lui, ce n’est pas d’économiser de l’argent, c’est d’avoir des billets. Aime-t-il même le théâtre ? Ce n’est pas sûr… Il aime les billets. »

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