Auteurs, acteurs, spectateurs
CHAPITRE XV
PLAUDITE, CIVES !
Aux environs de la cinquantième ou de la centième, j’aime beaucoup, dans certains théâtres, cette petite bande de « fines gueules » de la troisième galerie, qui cueille au passage les mots les plus subtils et les salue, à peine prononcés, d’une salve d’applaudissements… Personne, à l’orchestre, n’avait donné la moindre marque d’approbation. En entendant les battements de mains, des spectateurs, surpris, ont levé le nez au ciel, et se sont demandés avec confusion ce qu’ils n’avaient pas compris dans la dernière réplique.
Cette réplique, il faut le dire, avait eu beaucoup de succès à la générale. Or, le chef de claque, la plupart du temps, accepte, sans les discuter, les verdicts de cette première épreuve. Et, jusqu’à la dernière représentation, cette réplique en question retrouvera le même succès chez les Philintes déterminés de la troisième galerie.
Quelquefois, aux répétitions des couturiers, les chefs de claque notent également des fins de tirades, dont il s’agit d’assurer l’effet à la générale. Et, d’ordinaire, le public ne contredit pas ces approbations violentes, car on applaudit volontiers une tirade pourvu qu’elle finisse bien. D’abord, en récompensant ainsi un artiste qui en a dit très long, on accomplit un acte de justice et de générosité.
Mais c’est à l’auteur à soigner sa fin, s’il veut que le public vienne renforcer l’enthousiasme des employés de la maison.
« Tout va bien qui finit bien. » Jamais cet axiome n’a eu autant de force que dans les traités de cuisine dramatique.
Un acte, après trois quarts d’heure de joie médiocre, nous fait l’effet d’un acte excellent, s’il nous donne, vers la fin, cinq bonnes minutes d’amusement (ou d’émotion). Inversement, une mauvaise minute, à la fin d’un acte très bon, suffit largement à le flanquer tout entier par terre.
On a essayé, pendant un certain temps, de ne pas finir les actes. Le rideau tombait sur une reprise de conversation. C’était comme dans la vie. On a dit au public : « Vous voyez, c’est comme dans la vie. » Il a pensé : « C’est très bien ! C’est comme dans la vie. » Puis il s’en est fatigué, et, maintenant, il demande aux auteurs de finir leurs actes comme au temps passé.
Il le demande, bien entendu, sans le demander. Car, en fait, il ne formule jamais de demandes précises. Ce serait trop beau… Il ne sait pas, lui, ce qui lui plaira et ce qui ne lui plaira pas… Le futur ne regarde que l’auteur. Mais le public déclare, après le spectacle : « Ça m’a plu ! » ou : « Ça m’a déplu ! » Et l’auteur n’a rien à dire, si ce n’est à traiter d’idiot le public mécontent, ce qui équivaut à ne rien dire du tout.
Alors, il a fallu en revenir à l’ancien système, et donner aux spectateurs des indications. Car, sauf dans des cas très rares (on en compte sept ou huit par siècle) où l’on est emballé malgré soi et conquis, on ne sait jamais, sans le secours de certains signes, on ne sait jamais si c’est vraiment bien. Alors, pourquoi hésiter à les donner, ces indications ?
Je connais des « baissers de rideau » dans des seconds actes de vaudeville, où l’un des personnages doit toujours donner une gifle à un autre. Le prétexte importe peu. On se passera de la gifle, si l’on a un commissaire de police, muni d’une écharpe, et qui arrête tout le monde.
Dans des drames lyriques, on peut applaudir de confiance toutes les fois que, rompant le rythme de l’alexandrin, un des acteurs (de préférence un travesti) récite une petite ballade, une villanelle, des triolets ou un rondeau.
On applaudira encore en toute sincérité dans les cas suivants :
Quand, au dernier couplet d’une romance, un chanteur dit les deux derniers vers avec une toute petite voix presque imperceptible ;
Quand un acteur lyrique ouvre les bras de tout leur long, en agitant frénétiquement la tête, ce qui indique la fin de la tirade ;
Quand deux personnes, fâchées depuis longtemps, se réconcilient et tombent dans les bras l’une de l’autre.
Ces façons de provoquer l’enthousiasme des spectateurs sont bien préférables à l’emploi de la claque, qui n’est pas mauvaise pour soutenir un effet, mais qui produit toujours une fâcheuse impression quand elle n’est pas « suivie ».
Avant la représentation d’un drame de la Porte-Saint-Martin, le chef de claque avait noté ces mots : « … le roi de toutes les Espagnes », qui terminaient une tirade. Il ne s’était pas aperçu que quelques minutes auparavant, une suite de phrases insignifiantes finissait par ces mêmes mots, que la claque, à la répétition générale, souligna d’une approbation incompréhensible.
On a souvent souhaité la création d’une claque bien organisée, disséminée aux différentes places, et qui manifesterait sa satisfaction autrement que par de secs coups de battoir. Le public accueille mal cette averse inopinée, et plutôt réfrigérante. Il faudrait, pour soutenir les pièces, une équipe soigneusement choisie de rieurs et de sourieurs. Jamais la question n’a été étudiée avec méthode. On n’a jamais fait passer aux claqueurs des auditions de rires et des revues de sourires.
On trouverait assez facilement des dilettantes proprement vêtus et capables de dire d’une voix pâmée : « Brava ! brava ! »
Mais cette idée, séduisante en principe, serait assez difficile à mettre en pratique ; une claque si perfectionnée coûterait très cher, si on voulait la réunir tous les soirs.
Il vaut donc mieux, pour un auteur dramatique — s’il tient absolument à être applaudi — avoir recours au public lui-même.
L’emploi judicieux (et discret) des différents procédés que nous avons indiqués plus haut, donnera, croyons-nous, des résultats appréciables. En somme, il n’est pas difficile d’avoir dans une pièce des personnes qui se réconcilient, une autre qui reçoit des gifles, un commissaire, et, bien placée, une petite chanson.