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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE XIV
LES PRÉPARATIONS INVOLONTAIRES

Le premier acte de la comédie de mon ami Gédéon, joué dans un mouvement excellent par une troupe remarquable, venait de se terminer, et le rideau, en s’abaissant, avait déchaîné un ouragan d’enthousiasme. Quatre fois, la toile peinte était remontée et redescendue, et, dans la salle, ils n’en avaient pas encore assez. Ils criaient comme des fous. Trois ou quatre auteurs dramatiques, impuissants à calmer la tempête, avaient pris le parti d’acclamer comme tout le monde… On se précipita dans les coulisses. C’était une bousculade pour arriver à l’auteur, que l’on attrapait par les bras, et que l’on se repassait de mains en mains, comme un seau d’incendie. Le directeur souriait avec bonté… Il avait répété pendant quinze jours que le premier acte ne valait rien. Maintenant, il avait noblement oublié ce mauvais jugement. Il avait pris conscience de ses hautes fonctions ; il savait qu’en cas de succès, le directeur doit être le seul responsable…

L’encombrement des couloirs, quelques visites à faire dans les loges, un bock à prendre hâtivement, les mille (et une) obligations de l’entr’acte m’avaient contraint à remettre à plus tard ma visite à l’auteur. Quand je parvins sur le plateau, la foule, autour de lui, était moins dense. J’avais rencontré des gens émus, éreintés d’admiration… — Croyez-vous que c’est bien ? — Il n’a jamais rien fait de mieux !

Des gens mal embouchés prononçaient le gros mot de « chef-d’œuvre ».

Chacun adoptait l’auteur, l’accaparait… Il appartenait aux jeunes gens par la hardiesse de son dialogue, et aux vieux par son âge avancé… J’arrivai enfin jusqu’à lui, au moment où il gagnait la porte de fer qui mène au couloir des loges.

— Viens avec moi, me dit-il… Il fait doux dehors. Tu n’as pas besoin de pardessus.

— Mais… c’est que… je voudrais bien voir ton deuxième acte…

— Ne te dérange pas, dit-il. Maintenant, c’est fini… Ça n’a plus aucun intérêt. La pièce est cuite.

Je pensai d’abord qu’il voulait rire. Mais je vis dans ses yeux une sincérité effrayante.

— Prenons un taxi-auto et allons très loin d’ici, dans un petit café que je connais. Nous ferons une partie d’échecs, et je m’efforcerai de ne plus songer, du moins pour le moment, à cette aventure.

« Je n’aime pas penser aux choses désagréables… à l’instant où elles me seraient trop désagréables. J’attendrai, pour y réfléchir et pour en tirer une leçon, les jours où je serai plus calme, moins énervé par l’événement récent et le travail forcené de la dernière semaine. »


Le taxi-auto s’était mis en marche.

— Quand j’ai vu que le public s’amusait tant au « un », continua Gédéon, quand j’ai vu qu’ils saluaient avec tant de joie cet acte que je jugeais indigent et mauvais, je me suis dit : « Ton affaire est claire. Tu marches tout droit vers la gueule sinistre d’un four ! »

Il sourit, un peu consolé déjà par le sentiment de sa clairvoyance.

— J’ai vu, continua-t-il, bien des pièces obtenir, au premier acte, un succès retentissant. Ce n’est pas difficile de satisfaire le public avec un premier acte… C’est l’acte d’espoir, alors que les actes suivants sont les actes de réalisation. Tant que l’on promet, on a toujours les gens avec soi. Mais quand il s’agit de « tenir », c’est un autre tabac. L’accueil enthousiaste que les spectateurs ont fait à mon premier acte m’a prouvé tout de suite que nous n’étions pas d’accord… Je pensais que cet acte obtiendrait avec peine un succès moyen. Du moment qu’il a tant plu, c’est qu’ils y ont vu autre chose que ce que j’y avais mis, c’est qu’ils ont entendu des promesses, que j’ai faites sans m’en douter. Et c’est très grave. Plus l’espoir a été grand, plus la déception sera rude. Et, naturellement, c’est moi qui trinquerai. Et je serai puni par où je n’ai peut-être pas péché. Car, même si j’avais regardé de plus près ma pièce, je n’aurais pas discerné ce que je promettais au public à mon insu.

« On parle souvent des préparations nécessaires. La question des « préparations involontaires » est plus importante encore. En disposant, au premier acte, tous les pétards qui doivent faire, aux actes suivants, éclater de rire, l’auteur ne se doute pas qu’il laisse tomber de sa poche un certain nombre d’autres mèches à explosion que le public ne quitte pas des yeux.

« C’est pour cette raison que bien des fantaisistes sont de mauvais auteurs comiques. Les ornements dont leur esprit capricieux orne leur dialogue prennent quelquefois une importance, une signification dont l’auteur ne s’est pas rendu compte.

« Les pièces comiques bien faites, comme on en a produit des quantités au dix-neuvième siècle, sont, bien souvent, d’une pauvreté, d’une puérilité, d’un manque de fantaisie désespérants. Mais, au moins, elles ne risquent pas de dépasser leurs promesses, le modeste engagement que leur auteur est capable de tenir.

« Ils sont rares, les auteurs, à la fois fantaisistes et comiques, que leur fantaisie accompagne sans cesse sans les faire dévier de leur chemin… »


Cependant, nous étions arrivés devant le petit café lointain. Pourtant, Gédéon ne descendit pas du taxi. Le moteur s’arrêta au bout d’un instant. Mon ami continua son discours…

— Ils seront d’autant plus mauvais au deuxième acte, qu’ils se sont emballés davantage au premier… Je tomberai de plus haut, voilà tout…

— Est-ce que nous allons au café ? dis-je timidement.

Mais il me répondit, un peu gêné :

— J’aimerais mieux retourner au théâtre, sur le lieu de mon crime et de ma honte !

… L’auto reprit donc le chemin du théâtre. Mais, cette fois, mon ami ne disait plus rien… Nous arrivâmes devant le monument magnifiquement éclairé…

— Trop de lumières ! me dit l’auteur, trop de lumières !…

« … Après tout, dit-il encore, en montant l’escalier des artistes… Le Hasard a quelquefois des raisons que la raison ne connaît pas. »

On commençait le troisième acte… Le directeur, debout derrière un portant, nous vit venir et adressa à l’auteur un bon petit sourire hostile…

Et Gédéon comprit que, cette fois, hélas ! les raisons de la raison avaient eu raison…

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