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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE XXXVIII
UN HABITUÉ

Percy Smith était, à Newmarket, un jockey de troisième ordre. Il gagnait par an une quinzaine de courses, dont un certain nombre de handicaps. Pouvant monter à sept stones, ce qui est un petit poids pour un homme fait, il avait un sérieux avantage, en course, sur des jockeys enfants.

Dockmaster partit grand favori dans le Lincolnshire. Son propriétaire, le capitaine Howell, l’avait confié à Percy Smith. Le cheval fit une si mauvaise course que Percy fut appelé devant les commissaires. Il s’expliqua mal, et on lui retira sa licence de jockey.

Percy Smith dut s’expatrier. Il emportait, dit-on, un petit matelas de banknotes, dont l’avaient pourvu quelques gros bookmakers, que la victoire de Dockmaster eût désobligés. Percy Smith vint s’établir à Paris et fréquenter les courses, où il exerça un vague petit métier de donneur de pronostics. Il pariait aussi quelquefois.

En dehors de quelques lads anglais, qu’il rencontrait sur les champs de courses, Percy, à Paris, n’avait aucune relation. Depuis six ans qu’il s’était installé à l’étage le plus élevé d’un modeste hôtel garni de la rue Saint-Honoré, il n’avait pas appris un seul mot de français. Était-ce par timidité, par sauvagerie, par britannisme irréductible ? Il payait sa note régulièrement le samedi soir, donnait un pourboire à la bonne. Si, au restaurant, un client de passage lui adressait la parole, il hochait toujours la tête. On se lassait de cette réponse identique et l’on n’insistait plus.

Percy Smith était petit, mince, très cuit de visage, imberbe, le nez pointu, la bouche toujours ouverte. Il portait un petit chapeau marron, et un vêtement de même couleur. Par les temps très froids, il sortait un très long pardessus vert.

Percy Smith était un habitué du Théâtre-Français.


On ne sait pas au juste pourquoi il y vint la première fois.

Peut-être avait-il simplement passé devant. Peut-être avait-il appris par un Anglais que c’était le plus fameux théâtre de Paris.

Un soir, il se présenta au guichet, regarda, sans y rien comprendre, le prix des places, lut tant bien que mal les mots : avant-scène de balcon. Il les répéta, en les déformant, à la préposée, et déposa un billet de cent francs sous le guichet. La buraliste lui rendit trois pièces d’or, lui donna le coupon de l’avant-scène B, qu’il exhiba sur sa route à quatre ou cinq contrôleurs et ouvreuses. Il finit par s’installer tout seul dans une des avant-scènes de droite, qui font face à celle de M. Fallières.

On jouait ce soir-là Jean Baudry, d’Auguste Vacquerie. Percy Smith suivit la pièce dans le plus profond recueillement et s’en alla à minuit, très content de sa soirée. Il avait été un peu étonné tout de même qu’on ne lui eût pas rendu davantage sur son billet de cent francs.

Il finit par apprendre et par retenir ces mots : meilleur marché, qu’il prononçait : méa mâtché.

La seconde fois qu’il se rendit au Théâtre-Français, il s’approcha du premier bureau, et prononça sa phrase : « Méa mâtché. »

Un sergent de ville obligeant le conduisit au deuxième bureau ; on lui rendit, cette fois, sur son billet de cent francs, une grande quantité de monnaie d’or et d’argent.

Quand il parvint tout au haut du théâtre, il s’aperçut qu’il était très mal placé. Le premier acte du Marquis de Villemer commençait. Il attendit le baisser du rideau, s’approcha d’une ouvreuse, à qui il raconta toutes sortes de choses en anglais ; il en raconta encore davantage à l’inspecteur à qui on le conduisit… Au contrôle, il fut intarissable. Enfin il remit un billet de cent francs à un monsieur en habit, qui lui rapporta un coupon de fauteuil d’orchestre, avec une quantité de monnaie encore très considérable.

Aux fauteuils d’orchestre, Percy Smith se sentit tout malheureux et égaré. Il passait devant des gens assis en balbutiant : « Sorry, sorry… » Puis des gens passèrent devant lui, en lui disant : « Pardon ! pardon !… » ce qui le remplissait de confusion. Un vieux monsieur, placé à sa droite, se mit à lui parler. Percy Smith le regarda avec effarement… Il aurait bien voulu s’en aller. Mais la toile s’était levée sur le second acte, et Percy Smith, contracté d’attention, essaya de suivre les obscurs démêlés de Mlle de Saint-Genex, de Diane de Xaintrailles et du brillant duc d’Aléria.

Au baisser du rideau, il n’osa pas quitter sa place, mais pendant le troisième acte, son voisin de gauche lui ayant adressé la parole, il décida qu’à l’entr’acte il se rendrait encore au contrôle et tâcherait de se faire donner l’avant-scène de droite, celle qui n’est pas tout près de la scène, et qui n’avait pas, ce soir-là, trouvé d’amateur.

Il remit un billet de cent francs au contrôle. Cette fois-ci, on lui rendit beaucoup moins de monnaie. Et il eut la satisfaction d’assister, à sa place favorite, à la fin de la pièce.

Il ne manqua pas de retenir la lettre inscrite sur la porte de l’avant-scène, apprit comme il fallait prononcer B. Désormais, il demanda au bureau l’avant-scène B. Quand elle n’était pas libre, il s’en allait. Et il revenait un autre soir, sans jamais, d’ailleurs, consulter l’affiche.

Au milieu de la soirée, il lui arrivait toujours d’avoir soif. Il n’osait pas aller au buffet, et aucun des bars qu’il connaissait n’était assez près du théâtre. Alors, il se rendait sur le terre-plein, près du bureau des omnibus, et mêlait à un gobelet d’eau de la wallace une petite topette de brandy, qu’il avait apportée dans sa poche.

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