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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE XLIV
AVANT-PREMIÈRE

Qu’est-ce que vous avez sur le chantier ?

Cette question évocatrice fait apparaître en moi l’image de mon chantier, un chantier énorme, comme ceux qu’on voit à Saint-Denis. Mais mon chantier donne plutôt l’impression de l’immensité que celle de l’activité…

Je réponds toujours au hasard. Je fais un choix arbitraire de n’importe lequel de mes travaux inachevés, et je détaille complaisamment tout ce que je projette d’y faire. C’est une façon comme une autre de travailler… Si le questionneur paraît intéressé, l’indice est excellent. Alors, dès le soir même, je me décide à terminer l’ouvrage en question.

C’est ce qu’on appelle « essayer » un sujet de pièce ou de roman. Le monsieur qui s’intéresse tant à notre labeur devient un individu d’essai, un cobaye improvisé.

Pour un travailleur paresseux, qui lâche une besogne aussitôt que l’effort devient pénible, il est très utile de rencontrer de petits encouragements pour se remettre à l’ouvrage. Alors, on revoit avec plaisir une amorce de nouvelle, quelques scènes de comédie laissées en plan. Et l’ouvrage abandonné retrouve le charme d’un travail frais…

C’est comme une façon de collaborer avec soi-même ; on examine son propre travail avec des regards nouveaux.

Et c’est peut-être dans ce sens qu’il faut entendre le vieux précepte, et remettre son ouvrage vingt fois sur le métier, mais chaque fois avec six mois d’intervalle, en prenant de longues et fréquentes récréations.

Quel pédagogue pour grands enfants nous donnera jamais une bonne méthode et une bonne hygiène de travail !


Parmi mes sujets de pièce inachevés, il en est un que je reprends constamment avec une nouvelle, mais un peu courte ardeur. C’est le scénario d’une féerie en cinq actes et sept tableaux, intitulée : Les Deux filles du Roi Gaston. Il y a environ huit ans que Claude Terrasse attend le livret de cette pièce. Chaque fois que nous nous rencontrons, nous en parlons avec passion. Je lui remets trois vers d’un couplet. Puis Claude Terrasse me propose un écarté ou une partie de billard.

Nous savons que nous ferons ensemble maintes autres pièces avant de terminer Les Deux filles du Roi Gaston. C’est une œuvre qui nous plaît trop…


Je ne veux pas vous la raconter ; on n’aurait qu’à me prendre le sujet et à en faire une féerie pour un pays lointain. Mais rien ne s’oppose à ce que je vous dise ce qui se passe au deuxième tableau, au moment où le Prince libérateur est en marche vers le Château Enchanté, dans lequel est détenue, au milieu d’une forêt affreuse, la pauvre princesse captive.

Au lever du rideau, la scène est obscure. Elle s’éclaire peu à peu et, pendant que résonne une musique horrifique, coupée d’ululements d’oiseaux et de grincements de bise, on aperçoit, au pied de rochers effroyables, un monstre en faction. Ce dragon entr’ouvre des ailes hideuses, et laisse voir la vague ressemblance d’un visage humain… Un autre dragon arrive, lentement, du premier plan gauche.

Premier dragon. — Qui va là ?

Deuxième dragon. — Je viens pour la relève…

Premier dragon. — Comment c’est-il que le brigadier ne vous a pas accompagné ?

Deuxième dragon. — Il est resté là-bas, dans le bas, à cause que la montée est dure pour lui. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il a des pattes de caïman.

Premier dragon. — Comment c’est-il que je ne vous aie pas reconnu ?

Deuxième dragon. — Parce que vous ne me connaissez pas. Je suis arrivé de ce matin de la forêt de Merlin. J’ai permuté avec un dragon d’ici. Vous savez bien : Fafner Jean-Baptiste…

Premier dragon. — Le service est dur dans la forêt de Merlin ?

Deuxième dragon. — Comme ci comme ça.

Premier dragon. — Il n’y a pas de princesse captive ?

Deuxième dragon. — Pensez-vous ! Il y en a toujours une… Mais personne ne vient la délivrer.

Premier dragon. — Je vas vous passer la consigne. Vous veillerez à ce qu’on n’approche pas de la Porte de Bronze. Et vous ferez attention qu’on ne vienne pas déposer près du mur des détritus et ordures ménagères.

Deuxième dragon. — C’est compris.

Il s’installe à la place du premier dragon.

Premier dragon. — Au revoir.

Au moment où il quitte le deuxième dragon, le prince libérateur, l’épée à la main, apparaît sur un rocher.

Deuxième dragon. — Qu’est-ce que c’est que ça ?

Premier dragon. — C’est du monde pour la princesse captive. Va falloir dégainer avec lui.

Deuxième dragon. — Eh bien ! vrai ! J’ai la main pour mon tour de faction !

Le prince se précipite vers le premier dragon, qui lui montre le deuxième dragon.

Premier dragon. — Non merci, c’est plus moi ! C’est mon camarade. Moi, j’ai fini !…

Il sort.

Le deuxième dragon tire un glaive qu’il croise avec l’épée du prince. Le prince, prudemment, tâte son adversaire.

Le Prince, au bout d’un instant. — Y a-t-il longtemps que vous faites de l’escrime ?

Deuxième dragon. — Pourquoi ça ?

Le Prince. — Parce que vous tirez comme un pied !

Deuxième dragon. — Vous savez, on va à la salle tous les jours. Mais on travaille plus ou moins.

Le Prince. — Je vais vous embrocher.

Deuxième Dragon. — Je n’y tiens pas. Mais je dois vous dire que je suis immortel.

Le Prince. — Alors, quoi, si je vous touche à fond, vous ne mourrez pas ?

Deuxième dragon. — Je ne mourrai pas, mais je changerai de forme. C’est pour ça que je tiens pas beaucoup que vous me touchiez à fond. On sait ce qu’on quitte, on ne sait pas ce qu’on prend.

Ils continuent à ferrailler. Au bout d’un instant, le dragon, qui faiblit, lance par ses deux larges narines deux jets de fumée noire.

Le Prince, dégoûté. — Oh ! qu’est-ce que c’est que ça ?

Le dragon, confus. — C’est ma respiration.

Le Prince, apitoyé. — Vous ne faites rien pour ça ?

Le dragon, timide. — On prétend que ça sert à effrayer nos ennemis.

Le Prince. — Moi, ça ne m’effraye pas ; mais je trouve ça un peu écœurant.

Ils continuent à ferrailler sans ardeur.

Le dragon, au bout d’un instant. — J’en ai ! Je suis touché !

Le Prince, poli. — Bien peu.

Le dragon. — Ça me suffit. Je vais tirer deux mois d’infirmerie. Blessure en service commandé.

Il s’éloigne.

Le Prince. — Pardon ! la Tour de la Princesse, s’il vous plaît ?

Le dragon. — La Porte de Bronze, derrière vous. Elle n’a pas moins de cinq pieds d’épaisseur. Mais il y a un petit truc à pousser dans la targette, à gauche.

Le Prince. — Excusez-moi…

Le dragon. — Oh ! j’étais tranquille ! N’y a pas d’exemple que les dragons les plus terribles aient touché leurs adversaires… C’est toujours couru pour le Libérateur…

Il sort. Musique apaisée et triomphale.

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