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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE XXXII
AU CAFÉ DU THÉATRE

A Paris, il n’y a pas qu’un seul « Café du Théâtre ». Il y en a des quantités… Ce ne sont pas de vrais cafés du théâtre.

Il y a certains cafés fréquentés plus spécialement par des comédiens. Mais, la plupart du temps, l’établissement qui s’intitule Café du théâtre, et où retentit la sonnette de l’entr’acte, ce petit café, pareil à d’autres petits cafés, ne recrute pas ses clients parmi les amateurs de théâtre.

Il ne mérite vraiment son nom que les jours de répétition générale. Et, ce jour-là, il offre un aspect assez intéressant.

Je connais un jeune monsieur très élégant qui ne manque pas une répétition générale. Mais il ne bouge guère du café.

Ce système a l’avantage de le dispenser de certaines formalités : il n’a pas besoin de demander des places. Et il est cependant de toutes les répétitions. Et il fait partie de ce Tout-Paris si brillant, de cet aréopage d’art, qui fascina tant mes rêves de jeune homme. Quelquefois, il rentre dans la salle au dernier acte, et se case dans un fauteuil libre.

Il n’y a pas d’homme, à Paris, qui ait sur les pièces des idées aussi justes et aussi motivées. Il sait ce qu’en pense la critique, et prévoit le sens de tous les articles du lendemain. Aussi est-il très écouté par tout le monde, et son avis personnel est-il recueilli avidement par les amis de l’auteur.

— J’ai vu aussi quelqu’un, qui est très content de ta pièce… C’est ce garçon, tu sais, qu’on voit toujours aux générales… Je n’ai pas son nom à l’esprit…

Bien entendu, personne ne sait son nom. Mais personne n’ose le demander à qui que ce soit, car chacun, évidemment, se déshonorerait en ne le sachant pas.


Pendant les actes, le critique inconnu va faire son tour sur le boulevard ; mais il se trouve bien des gens pour lui dire : « Où êtes-vous placé ? » — « Dans une loge. » — « Venez à côté de moi. J’ai un bon fauteuil inoccupé. »

S’il fait très mauvais temps et s’il ne reçoit pas d’offre de fauteuil, il demande simplement de quoi écrire, et il se met à rêver, avec une page blanche devant lui. Tout le monde a regagné ses places… Il n’y a plus, dans le café, que deux ou trois consommateurs quelconques. Un garçon a mis sa serviette en cache-nez et dort sur une table. La dame du comptoir écrit des petites choses toutes brèves et certainement inutiles. Sur une table, le jacquet repose, rangé avec les trois Bottins. Quelquefois le gérant du café s’approche du critique anonyme et lui demande s’il croit que la pièce sera un succès.

— Peut-être ! dit le célèbre inconnu.

— Ça serait bien notre tour. La dernière n’a pas été bien fameusement. C’était pourtant gentil. J’ai vu ça un soir… S’ils pouvaient retomber sur une pièce comme il y a deux ans — je ne sais plus le nom. On a bien travaillé pendant quatre mois… Quoique, par le fait, ça ne soit plus aussi bon comme par le passé. Il y a de cela quinze ans, j’ai vu servir jusqu’à cent cinquante bocks dans un entraque… Maintenant, le public boit beaucoup moins. Ils dînent tard, ils vont souper… Et, à part quéques bons soiffards, qui ont toujours besoin de se l’humecter, ce qu’on fait de limonade et puis rien, c’est à peu près dire. Heureusement que nous avons, l’après-midi, à l’apéritif, de la clientèle du quartier… Je ne sais pas comment c’est ailleurs, mais, ici, s’il fallait compter sur les spectateurs du théâtre, il n’y aurait qu’à fermer boutique… Et puis, juste au moment où c’est qu’il va commencer à faire chaud, ils vont se mettre à fermer…


Le bon soiffard dont parlait le patron est, lui, du moins, un fameux client pour la maison. J’en ai vu un, la semaine dernière, un soir que j’étais entré au café de la Renaissance. C’était un petit homme tout rond et tout rasé ; il était en habit, avec un devant de chemise un peu fatigué. Il regardait devant lui, dans le vague ; c’était l’expression douce, charmante, presque lascive, du monsieur qui en a son compte. Il me regarda un instant. Il me semblait que je l’avais peut-être vu. Et, comme il continuait à me regarder, je lui souris imperceptiblement.

Alors, il s’approcha de moi et, de la façon la plus cordiale et la plus nonchalante :

— Tu vas bien, vieux ?

Je m’aperçus, à cette apostrophe familière, que je ne le connaissais pas du tout.


Il se fit apporter un kummel et s’installa à côté de moi.

— Je suis venu avec des amis, que tu dois connaître, les…

Il me cita un nom, que j’entendais pour la première fois. Mais j’inclinai la tête, pour couper court à toute explication.

— Mon vieux, ce Guitry, il est épatant, tu sais. Voilà un artiste !

Il se mit à fredonner deux ou trois petits refrains cousus bout à bout, et qu’il était assez difficile de reconnaître.

— Ce qu’il peut faire chaud dans leur loge ! Moi, tu comprends, j’y suis resté qu’un acte.

Je ne lui avais, décidément, jamais parlé de ma vie. Mais son tutoiement me faisait plaisir. C’était un ami, un vrai ami de plus.

— … Au second acte, je me suis collé tout au fond de l’orchestre, sur un bon petit strapontin… J’ai bien vu la pièce… C’est costaud… Qu’est-ce que tu dis du coup du téléphone, quand toute la famille est à l’appareil ?… Garçon, un kummel ! Apporte-moi ça rapidement !…

… Il tutoyait aussi le garçon.

— Par exemple, à partir du troisième acte, je ne comprends plus du tout…

Il ne s’arrêtait plus de remuer la tête, et ne se lassait pas de répéter : « Plus du tout !… Plus du tout !… »

— Qu’est-ce que c’est, mon vieux, cette histoire de bal masqué ?

— Cette histoire de bal masqué ?

— Mais oui… mais oui !… répéta-t-il avec un gémissement douloureux… Cette histoire de bal masqué, avec tous les seigneurs… On ne comprend plus rien… Louis Quatorze, qu’ils disent, et la marquise…

Il gémissait, et geignait, et se plaignait encore de n’y rien comprendre.

Pourquoi la Renaissance est-elle si près du théâtre de la Porte-Saint-Martin, et comment voulez-vous qu’un brave homme, qui a un peu bu, puisse s’y reconnaître, quand, après être sorti sur le boulevard, à la fin du second acte de Bernstein, il rentre écouter, dans l’immeuble voisin, le troisième acte de L’Affaire des Poisons ?

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