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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE XLVI
DÉBUTS

Mon plus ancien souvenir de théâtre commence tout de même à dater. C’était en 1872, il y a trente-six ans, au théâtre de Besançon. On jouait La Fille de Madame Angot.

Ce début dans ma carrière de spectateur fut naturellement précédé d’une grande émotion et d’une petite colique. Le matin de ce jour mémorable, un des garçons du lycée me ramena chez moi avant la fin de la classe. En toute autre occasion, je me serais réjoui de cet événement anormal. Mais je craignais qu’il n’impressionnât désagréablement mes parents, au point de les faire revenir sur leurs promesses ; car, d’ordinaire, on me faisait coucher au moindre malaise.

Ils eurent ce jour-là, heureusement pour moi, l’âme solide de parents spartiates. On me donna une potion ; j’aurais avalé les breuvages les plus abominables ! Je dînai très légèrement ; mais je n’avais pas faim : il n’y avait pas de place dans mon âme d’enfant pour les deux plaisirs considérables de manger et d’aller au théâtre.

Je dus mettre, après le dîner, un vêtement neuf et dur, inconfortable, mais honorifique. J’avais les mains toutes raides dans mes gants, et je regardais en louchant le papillon de ma cravate bleu clair, épanouie soigneusement par les doigts maternels.

Je ne pourrais décrire avec exactitude le théâtre de Besançon. Mais c’était certainement la salle de spectacle la plus magnifique, la plus dorée, la plus lumineuse que j’aie jamais vue de ma vie. Il y régnait une délicieuse odeur de gaz. Les musiciens accordaient leurs instruments. Pourquoi les musiciens n’accordent-ils plus leurs instruments dans la salle ? Je ne connaissais pas de bruit plus charmant que ces soupirs harmonieux, avant-coureurs de tant de joie !

A cette époque, j’étais toujours heureux d’être au théâtre, quoi que l’on jouât ! Il faisait clair, on entendait du bruit, on riait autour de moi ; je n’en demandais pas davantage, et j’étais peut-être dans le vrai.

J’ai retrouvé plus tard cette impression, en assistant, à Londres, à des pièces anglaises, et surtout à Bruxelles, au Théâtre-Flamand, où l’on jouait une pièce populaire, appelée, je crois : Le Torchon brûle. Un public admirable applaudissait et riait constamment ; je riais et j’applaudissais de confiance, n’étant pas gêné par le texte.

Tout petit, j’adorais applaudir et crier. Je m’amusais surtout aux scènes comiques. Je me demandais toujours à quoi servaient les scènes sentimentales. Oh ! les duos interminables entre la jeune première et l’amoureux ! Mais les comiques me faisaient toujours rire ; ils n’avaient qu’à parler et à bouger.

Plus tard, à Paris, j’ai assisté, au Châtelet, à des féeries. Et c’était vraiment une belle et glorieuse journée, grâce au domestique du Prince Charmant, et aussi au roi, presque aussi bon que le domestique. J’étais aussi très flatté, parce que j’avais lu sur un plan de Paris que le Châtelet, avec ses trois mille six cents places, était, de beaucoup, le plus grand théâtre.

Je n’ai jamais coupé, pas plus que mes petits camarades, dans les trucs des féeries. On voyait trop la trappe. Et d’ailleurs, le surnaturel m’eût fait peur, et je n’étais pas là pour avoir peur !

En somme, je me suis amusé bien franchement au théâtre jusqu’au jour où j’ai commencé à échanger des impressions avec mes petits amis. Alors, j’ai été fort influencé par leurs réticences. J’ai fini très rapidement par adopter l’avis des gens, et ce n’est que bien plus tard que j’ai commencé à le discuter. (Il m’a fallu, pour cela, devenir un auteur dramatique.)


Mes débuts de spectateur furent suivis à un très court intervalle, de mes débuts d’acteur, et je dirai même d’auteur, car les pièces que nous jouions étaient improvisées par nous-mêmes. La difficulté se compliquait, en apparence, de la nécessité d’introduire dans le dialogue une syllabe de charade. Mais, au fond, c’était cette syllabe même qui nous fournissait l’idée de notre sujet.

Les acteurs, au nombre de trois, s’entendaient, avant d’entrer en scène, sur un bref scénario.

Les spectateurs étaient au nombre d’un, comme le roi Louis de Bavière. C’était à ce spectateur de cinq ans que nous infligions une tâche d’Œdipe, un peu prématurée. De sorte que son plaisir était gâté par un travail intellectuel ; il nous écoutait avec effort, tels les bons critiques d’il y a quinze ans cherchaient péniblement, dans les pièces scandinaves, le sens d’un symbole.

Je me suis longtemps demandé pourquoi les tailleurs, en fabriquant les costumes, doublaient les manches d’une étoffe de couleur, et non pas noire comme la doublure du dos. Mais c’est évidemment pour permettre aux petits garçons d’avoir un costume plus pittoresque, quand ils mettent leur veste à l’envers.

Grâce aux tabliers blancs des femmes de chambre, on pouvait donner en un instant à un personnage une psychologie et un rang social bien spéciaux. Quelquefois, on mettait la main sur un châle de l’Inde, ou sur une carpette. Les plumeaux aussi étaient très utiles. La découverte d’un plumeau suffisait à orienter nos idées vers un pittoresque de Pampas, de Mississipi ou de Montagnes Rocheuses. Nous confondions dans un même amour d’exotisme l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord. De même, les jours où nous avions la chance de capturer une fourrure où un boa de plumes, nos pièces s’agrémentaient d’une zoologie paradoxale. Le boa de plumes ou le boa de poil deviennent, en effet, des animaux étranges aussitôt qu’on les suppose vivants…


« Comment ils ont joué », dirait maintenant Comœdia.

Eh bien ! nous jouions avec emphase. C’était notre joie et notre orgueil d’être pompeux et importants. Nous n’avions aucune espèce de naturel.

Le naturel est, d’ailleurs, très rare chez les enfants qui jouent la comédie.

D’ailleurs, quand ils prennent de l’âge et quand ils deviennent des acteurs pour de bon, ils mettent de longues années à acquérir de la vraie jeunesse. C’est un fait connu qu’une ingénue a besoin de beaucoup de rouerie et d’expérience pour nous donner l’impression de l’ingénuité.

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