Auteurs, acteurs, spectateurs
CHAPITRE X
UNE ENQUÊTE
L’autre saison, quand s’est posée cette question palpitante : « Un critique a-t-il le droit de publier son compte rendu avant la première ? » j’ai frémi d’espoir à l’idée qu’on allait parler encore des « répétitions générales ». Je n’ai pas oublié la séance héroïque, historique, où cent cinquante dramaturges réunis à la salle Charras, décrétèrent d’une presque commune voix la suppression des répétitions générales, qui furent rétablies sournoisement six mois plus tard.
Je pensais donc, à cette époque, qu’on allait rallumer ce vieux débat… Mais ça n’a été qu’une courte flambée. On s’est occupé d’autre chose, et une enquête, que j’avais faite auprès de quelques confrères, m’est restée pour compte.
Pourquoi, au fait, me resterait-elle pour compte ? Pourquoi ne la publierais-je pas maintenant ?
Seulement, je ne puis plus révéler les noms des interviewés ; ce ne serait pas honnête. Je n’ai que leur opinion de l’autre saison ; je n’ai pas celle d’aujourd’hui.
Le premier de ceux que j’allai voir était un auteur plein de talent, mais qui est atteint d’un défaut très grave chez un dramaturge : il est intelligent…
Au lieu de se servir de son intelligence comme d’un humble et prudent petit cornac, pour guider à peine son instinct, il s’est avisé de donner à cette intelligence prétentieuse la place suprême dans son atelier intime de fabrication de pièces. Il a agi comme un directeur d’usine qui flanquerait à la porte tous ses ingénieurs-inventeurs, et dirait à son honnête contremaître : « Dirigez et inventez… »
Cet auteur, quand il lui arrive d’avoir un four, se console au bout de quarante-huit heures, aussitôt qu’il en a trouvé la raison. Alors, il s’énonce une loi ; par exemple : « Ne pas faire intervenir de nouveaux personnages au dernier acte » ou « ne pas parler de politique ni d’argent ». Il s’applique, dans sa pièce suivante à respecter cette loi, et, si cette pièce ne marche pas, il en tire, infatigable, une bonne leçon et une loi nouvelle.
Le dernier ouvrage qu’il avait fait représenter avait eu, la saison dernière, un sort assez fâcheux, devant le public de la répétition…
« Ne me parlez pas de ce public-là, me dit-il… Ce sont des gens féroces… Le jour de ma générale, il était entendu d’avance que ça n’aurait pas de succès. En arrivant, ils avaient leur siège fait… Avant le lever du rideau, mon cher, ils disaient qu’il n’y avait pas d’action dans ma pièce… On m’a signalé, à l’orchestre, un petit monsieur, un blond, paraît-il — je n’ai pas encore pu savoir qui c’était — croyez-vous qu’il empêchait sa femme de rire ? Elle essayait, la malheureuse… Il lui faisait : « Chut ! Veux-tu te taire ? C’est idiot ! » Alors, elle n’osait plus s’amuser…
… C’est tout de même malheureux, ajouta-t-il, que nous soyons obligés de passer devant ce jury-là, avant d’arriver au grand public, au vrai…
(Ici, sa voix s’attendrit.)
… Au public bon enfant, qui vient au théâtre pour s’amuser, et non pas pour « juger »… Ah ! ces gens des générales à qui on demande une opinion sur la pièce, et qui la cherchent pendant toute la représentation, au lieu de s’abandonner à leur plaisir…
… Et ils sont plus gobeurs que les autres… Les avez-vous vus, à la pièce de T…? Cette pièce, je n’en parle pas, je ne voudrais pas en dire de mal. T… est un bon garçon que j’aime énormément. Il se figure avoir beaucoup de talent… Ne le détrompons jamais. Qu’il meure avec cette idée !… Il met dans ses pièces des « beautés » ! Des beautés pour poires, bien entendu. Les bons snobs de la générale font des oh ! et des ah !… Et quand on arrive au grand public, au vrai, on se trouve en présence de braves gens qui ne comprennent plus — tout simplement parce qu’il n’y a rien à comprendre… A la pièce de T…, dès la troisième, la salle était froide à attraper des pneumonies. On toussait, d’ailleurs, tout le temps… Aucune espèce d’effet, bien entendu… Après leur générale délirante, il semblait qu’ils allaient jouer ça cinq cents fois, mille fois, toute la vie… Ils ont fait quarante représentations passables… Ils sont parvenus à la centième en tirant sur la ficelle, en truquant le chiffre des représentations. J’ai vérifié : le samedi de Pâques, ils affichaient la soixante-dixième ; le mardi de Pâques, après deux matinées, ils arrivaient à la quatre-vingt-deuxième. La pièce se serait jouée douze fois en trois jours. C’est un record… Ils sont donc arrivés péniblement à une centième ; c’est ce qu’on peut appeler une centième en caoutchouc… Ils ont recraché, dans les dernières, le peu d’argent qu’ils avaient encaissé au début.
Il était intéressant, comme vous pensez, d’aller voir T… lui-même, et de lui demander son avis sur les répétitions générales…
— Être joué devant ce public-là, me dit-il, ce sont de pures émotions d’artiste qu’on a de la peine à retrouver plus tard. Certes, jusqu’à la dernière de ma pièce — nous avons fait cent cinquante représentations — je n’ai vu que des salles enthousiastes… mais ce n’était plus cette impression délicieuse de la générale, devant ce public de choix, unique au monde, unique dans l’histoire, qui saisit les moindres intentions, s’arrête aux nuances les plus finement indiquées. Il suffit de les regarder. Quel pétillement dans leurs yeux ! quel esprit dans leur sourire ! On ne voit pas, parmi eux, de ces visages bouffis, hagards, hébétés que l’on aperçoit dans les salles de « payants » !
(J’ai souvent entendu médire du « payant » par les gens de théâtre. On lui reproche souvent de ne pas être assez intelligent, pas assez démonstratif et pas assez nombreux.)
… Enfin, conclut T…, mon avis formel est que si l’on supprimait le public des générales, cette élite, ce tribunal de haut goût, ce serait la mort de notre beau théâtre national… »
En rentrant chez moi, après avoir enregistré fidèlement ces opinions, également judicieuses, je terminai mon enquête par cette phrase fortement pensée : « La question de la suppression des générales n’a pas fait un pas. Elle nous paraît insoluble… »
Il n’y a, d’ailleurs, que ces questions-là qui soient intéressantes. Foin des questions solubles ! C’est la mort des interviewers.