Auteurs, acteurs, spectateurs
CHAPITRE XXX
L’ACTEUR DOIT-IL ÊTRE INTELLIGENT ?
Il y a bien longtemps, quelque chose comme vingt-cinq ou trente ans, un débat s’éleva dans la presse théâtrale sur une question agitée d’ailleurs auparavant : les acteurs devaient-ils ou non être intelligents ?
Autant que je me le rappelle, Francisque Sarcey déclara qu’à son appétit l’acteur non seulement n’avait pas besoin d’être intelligent, mais qu’il valait même mieux qu’il ne le fût pas.
Cet oncle Sarcey n’était pas une bête. D’autre part, il connaissait le théâtre. D’où vient qu’il pût émettre ce jugement qui nous paraît aujourd’hui assez étrange ?
Avant d’aborder la question, il n’est pas inutile de s’entendre sur certains termes.
Qu’est-ce qu’un homme inintelligent ?
Il ne faut pas confondre, par exemple, un pauvre imbécile avec un… mettons avec un sot, puisque nous ne pouvons imprimer ici le mot que je veux dire, tout aussi court, et beaucoup plus énergique et expressif.
Un imbécile est un faible d’esprit.
Un… sot peut être capable de comprendre beaucoup de choses. C’est moins l’intelligence qui lui manque qu’une sorte de tact.
Donc, posons ce principe que le sot n’est pas un imbécile.
Qu’il y ait des sots insupportables, cela n’est pas en question. Les sots font honneur à leur prochain, surtout parce qu’ils ont de la fatuité, de la jactance. Il y a des hommes remarquables, des gens de talent, qui peuvent être des sots.
Très souvent, le prochain n’est pas, dans son mépris des sots, équitable. Il les condamne, non pas par justice, mais parce que leur insuffisance offense sa vanité.
Rien ne nous blesse autant que la « suffisance » de notre semblable. En effet les gens suffisants ont l’impertinence de nous montrer qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Or, si nous n’aimons pas toujours qu’on ait recours à nous, nous sommes vexés qu’on n’ait pas besoin de nous, et que l’on se passe de notre aide.
L’homme qui regardera les sots sans malveillance, sans être irrité de leurs succès, s’apercevra que, très souvent, ils méritent de réussir, parce que beaucoup d’entre eux ont des ressources intellectuelles considérables. Leur intelligence, plus ou moins grossièrement étalée, est assez puissante. Ce sont, en somme, de riches natures, qu’il faut préférer à beaucoup de médiocres sans sottise. Si ces derniers sont moins encombrants que les sots, ce n’est pas de leur faute : c’est qu’ils manquent de volume pour encombrer, voilà tout.
Les sots sont peut-être gênants dans les salons. Dans la société, ils sont beaucoup moins dangereux qu’ils ne sont utiles. Ils représentent tout de même quelque chose d’important. Leur activité produit souvent des résultats considérables, justement parce qu’elle n’est réfrénée par aucune timidité, aucune peur stérilisante de gaffer. Les sots sont, en somme, des gens qui agissent, et donnent de l’animation à la vie sociale.
Rien ne s’oppose à ce qu’un sot soit un excellent acteur. Le manque de tact qui, dans l’existence ordinaire, constitue sa sottise, aura moins d’occasions de se manifester dans un rôle, où il faut dire un texte écrit d’avance, et ne dire que cela.
Un sot peut très bien, sur les indications de l’auteur, ou par instinct, rendre les nuances d’un personnage. Un simple imbécile, qui ne comprend rien, n’y arrivera pas.
Le sot apporte à l’auteur une « pensée » mal dirigée, mais qui existe. L’imbécile n’a pas de pensée du tout.
Dans le théâtre dit « de situation », il y a bien des rôles qu’un homme inintelligent peut jouer avec succès. N’oublions pas que ce théâtre était beaucoup plus en faveur, au temps où Sarcey traita la question qui nous occupe. Mais il semble indéniable que, pour jouer le théâtre d’idées, ou la comédie de caractère, il faut d’autres interprètes que des perroquets adroits.
Je sais bien, au fond, ce qui faisait dire à Sarcey, un peu par boutade, que le comédien ne devait pas être intelligent.
C’était une réaction contre les comédiens intelligents et sans talent comme nous en avons vus beaucoup sur les planches. Rien de plus odieux qu’un acteur qui pense et ne peut pas traduire ce qu’il pense. C’est tout exactement comme s’il ne pensait pas. Il manque de moyens d’expression. Or, l’expression, c’est ce que nous lui demandons avant tout. J’ai connu des comiques qui disaient faux d’un bout à l’autre de l’acte, au grand désespoir de l’auteur. Mais, à l’entr’acte, on lui faisait de grands compliments de son interprète.
Aux yeux de l’auteur, l’acteur n’avait pas eu l’air de comprendre ce qu’il avait à dire. Mais, par le prodige d’une voix et d’un visage sympathiques, il l’avait fait comprendre au public.
Tout de même, si un acteur bien doué est assez fin pour penser tout ce qu’il dit, je ne crois pas que ce soit un danger pour la pièce. Je préfère évidemment l’homme doué à l’homme simplement intelligent. Cependant, quand nous en rencontrons qui sont intelligents et doués à la fois, personne ne songe à s’en plaindre, pourvu qu’ils ne fassent pas de leur intelligence un emploi abusif, ne coupent pas les cheveux en quatre et ne fatiguent pas les spectateurs, en mettant, dans chaque syllabe, « des intentions ».