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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE XVI
LA BURALISTE

Avant sa première, mon ami nous avait dit : « Ce n’est pas moi, certes, qui irai rôder, comme certains auteurs, autour du bureau de location. Je tiens à ce que ma pièce produise une grande impression sur les connaisseurs. Il ne m’est pas désagréable qu’elle plaise au public. Mais qu’elle fasse cent ou deux cents représentations, trois mille ou six mille de recettes, ça ne m’intéresse que pour le directeur du théâtre, qui est un brave garçon, à qui je souhaite l’affaire la meilleure possible. »

Le lendemain de la première, il lut les journaux avec une rapidité qui n’avait rien de méprisant, et qui marquait surtout une hâte fiévreuse de voir tout, tout ce qu’on disait de lui. Il passait sur l’analyse de la pièce, se ruait goulument sur les épithètes, s’assurait qu’on avait fait une part convenable, pas trop exagérée, aux interprètes. Puis, l’après-midi, il se rendait au théâtre, pour savoir ce que le directeur pensait de la presse du matin… Il y avait, dans la rue, une automobile et un coupé de maître. Il entra donc par le vestibule du théâtre, et regarda furtivement les clients qui étaient en train de consulter le plan du théâtre. Mme Lefuzel, la buraliste, sourit à l’auteur.

Celui-ci s’approcha, pour savoir exactement ce que signifiait ce sourire, si c’était de la politesse ou de la satisfaction.

Mme Lefuzel était une personne extrêmement digne. Elle avait des bandeaux d’un blond immuable, qui ne craignaient certainement rien du temps injurieux. Son visage ovale, un peu gonflé, semblait en margarine. Ses yeux, très clairs, dédaignaient de s’abriter sous le moindre sourcil.

Quelle existence mystique que celle de Mme Lefuzel ! Elle est dans son petit bureau comme dans un petit sanctuaire. On ne connaît d’elle que son torse… Vous rappelez-vous cette histoire d’Eugène Chavette ? Un monsieur aime pendant sept ans une caissière de restaurant. Il est séparé d’elle par sept tables d’habitués, dont il faut déposséder un à un les occupants. Au bout de sept années, il parvient à la table qui avoisine la caisse. Il peut, sans compromettre la dame, lui parler longuement de son amour. Et, quand il a réussi à l’amener à un rendez-vous, il s’aperçoit qu’elle a deux jambes de bois.

Mme Lefuzel n’a pas de jambe de bois. Mais quand elle sort de son tabernacle, on ne la reconnaît plus. On n’eût jamais cru qu’elle fût si petite. Et puis elle a un chapeau à plumes tout à fait imprévu. Évidemment, elle n’est pas faite pour marcher, mais pour trôner. Il faut qu’elle soit sans chapeau, comme une personne incontestablement chez elle. On dirait, une fois hors de sa caisse, une tortue sans sa carapace, si cette comparaison n’avait quelque chose de déplaisant.

L’auteur s’approche de Mme Lefuzel, encouragé par son sourire. Il attend qu’elle lui dise que ça va bien. Mais Mme Lefuzel se met à faire des comptes sur un petit morceau de papier. L’auteur essaie d’apercevoir ces chiffres… Ils sont nombreux, sur la même ligne. Il espère que c’est le total de la location. Mais il y en a cinq… Il n’est pas possible que ce soit cela… Ça ferait des dizaines de mille francs. Brusquement, Mme Lefuzel coupe le total par une virgule. Ce sont des centaines de francs…

Il se risque à demander :

— Est-ce que vous travaillez un peu ?

— Très bien, monsieur ; très bien !

Et elle ajoute ces quelques mots, assez fâcheux :

— La saison n’est pas bonne. Et il ne faut pas être trop exigeant.

En redescendant de chez le directeur, l’auteur s’approche de nouveau du bureau. C’est tout naturel, n’est-ce pas ? puisqu’il passe devant…

La buraliste l’accueille, par un sourire enchanté.

— Ça va très bien !

— … Vous avez loué, depuis tout à l’heure ?

— Depuis tout à l’heure… Je ne crois pas… Non.

Il ne comprend pas alors pourquoi cela va si bien…

— Et ces personnes, risque-t-il, qui étaient là quand je suis passé, il y a un instant !

— Une dame en fourrure, et un vieux monsieur ?

— Oui, c’est ça.

— Ce sont des personnes qui venaient louer pour les matinées cinématographiques.

C’est stupide, ces matinées de cinéma ! Ça crée des confusions…

L’auteur prend l’habitude de venir quatre fois par jour au théâtre. Il s’arrête, en passant, à la location. Mais il demande toujours après le directeur ou le secrétaire général. Puis un jour, un samedi que ça va un peu fort, il séjourne quelques instants dans l’intérieur du tabernacle, caché aux regards de la foule, et regarde travailler la diligente Mme Lefuzel… Elle a une manie, Mme Lefuzel. C’est de coller toujours ses mauvais fauteuils et de garder les bons le plus longtemps possible. C’est audacieux. C’est dangereux. Trois personnes sont parties. On leur a dit qu’il n’y avait rien dans les dix premiers rangs, ce qui était faux… Mme Lefuzel avait voulu les « avoir » pour une avant-scène.

— Reviendront-ils ?

— Ils reviennent toujours, dit la buraliste.

— Qui sait ? Ils ne sont peut-être à Paris que pour un soir…

Un petit chasseur de restaurant accourt tout chargé d’or. Deux centenaires, le mari et la femme, s’installent à demeure dans le vestibule. Ils veulent deux fauteuils pour la matinée, pas trop au milieu du rang, et pas trop dans les courants d’air.

Quand arrive le moment où la pièce flanche, il y a des après-midi de lundi terriblement longs à tirer. La feuille de location est d’une blancheur écœurante. Il semble que personne n’aura jamais l’idée de venir louer une place à ce théâtre. Un cruel badaud entre dans le vestibule, regarde longuement le plan, et s’en va comme il est venu.

L’auteur se fait l’effet d’un petit mercier, dans ces petites boutiques envahies d’ombre où pas un client n’a pénétré depuis le siècle précédent.

Il souffre… Et cependant, ce n’est pas un homme intéressé. Son taxi-auto l’attend depuis deux heures à la porte. Il dépense deux fois ce qu’il gagne, en soupers, en cadeaux futiles, en voyages fastueux. On ne peut pas dire qu’il aime l’argent. Mais il aime le gain… Il aime le gain, qui est comme le contrôle matériel de son succès.

C’est, du moins, la raison qu’il se donne. Car son éducation classique lui impose une âme désintéressée. Mais, au fond, la fréquentation, d’abord timide, puis délibérée, du bureau de location lui restitue peu à peu une mentalité de petit boutiquier cupide. Il est conquis, sans s’en douter, par le petit jeu des chiffres. Il additionne, il additionne, et se désespère que le total n’atteigne jamais ce qu’il attendait. Et, comme nul chaland ne vient au bureau de location, et comme il a besoin d’en voir au moins un, il décide de rester là encore un quart d’heure, une demi-heure. Et, dans un grand élan de parcimonie, il va régler son taxi-auto.

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