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Auteurs, acteurs, spectateurs

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CHAPITRE IV
« ILS » NE SONT PAS COMMODES !

Mais enfin, dis-je à ce vieil auteur dramatique en disponibilité, vous ne prétendrez pas que c’est seulement l’amour du bridge qui vous a ainsi distrait du théâtre ! N’y a-t-il pas encore autre chose ?

— Il y a, me répondit-il, autre chose. Le métier, charmant jadis, est devenu impossible. Jadis, on s’amusait en amusant les autres. Une comédie n’était pas destinée à révolutionner le monde. Les bons auteurs de 1840 faisaient jouer une grande pièce tous les deux mois et une petite tous les quinze jours. Maintenant, chaque première, au moins dans la vie de l’auteur, est un événement. Il est cité à tel jour devant le public, comme devant un tribunal. Et quel tribunal ! Beaucoup trop nombreux… J’ai renoncé à la profession parce que j’avais trop de juges — et que je n’aimais pas leur façon de juger !…

« Le tribunal se réunit après chaque acte et prononce son verdict. Une pièce en quatre actes, c’est quatre procès à gagner.

« Jadis, au temps de la pièce en deux actes, le premier acte était un acte d’exposition, patiemment supporté. Le deuxième était tout en péripéties, avec un dénouement rapide. Maintenant la pièce en deux actes qui ne tient pas l’affiche à elle toute seule est d’un placement difficile. Alors, on fait des vaudevilles en trois actes.

« Ces dernières années, le deuxième acte était le plus important, non pas en vertu d’une règle aristotélique, mais tout simplement parce qu’il précédait le dernier entr’acte.

« Si le verdict qui suivait la dernière délibération des couloirs était favorable, l’acte de la fin, pas trop long, avait des chances de passer, puisqu’on s’en allait chacun de son côté, sans avoir beaucoup de temps pour échanger des impressions. Mais, depuis quelque temps, je ne sais pas ce qu’ils ont : ils veulent un bon troisième acte, et il faut le leur donner. Car autrement, ils s’en iraient répétant : « La pièce de X…, les deux premiers actes vont bien, le « trois » est quelconque ! » Et ce serait du plus fâcheux effet.

« Les hommes n’aiment pas toujours à être jugés, mais ils adorent juger, et donner des jugements détaillés et motivés. Ils ne se contentent pas de dire : Je me suis plu à cette pièce. Ils voudront savoir et dire pourquoi. Et l’important pour eux est d’avoir le plus vite possible un jugement à émettre. Moi qui suis un vieux routier, je suis étonné de voir, à chaque répétition générale, avec quelle rapidité mes co-spectateurs et co-spectatrices savent à quoi s’en tenir. Je sors de la salle, au premier baisser de rideau, en me demandant encore ce qu’il adviendra de la pièce. Et je me trouve dans les couloirs, en face de tout jeunes gens et de jeunes dames qui ont déjà leur opinion faite. Je suis très intimidé, et ce n’est qu’à la réflexion que je me dis qu’il suffit parfois d’avoir la vue un peu courte pour émettre des avis péremptoires, « pour cette raison que l’on est plus certain de ce qu’on voit, lorsqu’on ne perçoit à la fois que fort peu de choses ».

« Il est évident, cependant, que la sélection qui préside au choix de notre tribunal fournit des garanties absolues de sa compétence. Du fait qu’une jeune femme a été regardée avec sympathie par un secrétaire de théâtre, qui la favorise d’un service excellent, il s’ensuit certainement que cette jolie personne a, désormais, qualité pour évaluer, mieux que qui que ce soit, les progrès de la dramaturgie française.


« Mais ce ne sont pas les aptitudes individuelles de ce public qu’il s’agit de considérer. Il faut le regarder dans son ensemble et lui reprocher un grave défaut : c’est qu’il est composé de gens qui vont trop souvent au théâtre. Ils apportent dans une salle des exigences anormales, quasi-monstrueuses.

« La plus funeste, c’est qu’ils demandent aux auteurs un dénouement. C’est un lieu commun que de plaisanter les dénouements de Molière qui, pour finir sa pièce, révérence parler, ne se foulait pas !

« Jadis, les pièces sombres se terminaient par le lacet ou le poignard, et les pièces gaies par le mariage. L’hyménée, d’une part, la mort, de l’autre, étaient les deux ports où, le voyage fini, on rentrait, pour s’en débarrasser, les héros de la comédie ou de la tragédie. Maintenant, le public ne veut plus de ces fins faciles et traditionnelles. Il réclame, pour chaque pièce, un dénouement logique, qui, souvent, n’existe pas. Et quand je dis qu’il n’existe pas, je ne veux pas dire seulement qu’il n’est pas réalisé, mais bien qu’il n’existe pas, même virtuellement.

« Alors, parce qu’on ne peut dénouer une pièce autrement que par complaisance, il faut renoncer à la faire. On se prive ainsi de beaucoup de sujets possibles. Les spectateurs ne veulent pas, désormais, qu’on plaque un dénouement cliché. Ils ne veulent pas, non plus, qu’on les laisse le bec en l’air, en baissant le rideau inopinément, comme il était de mode à une époque, au temps facile des « tranches de vie ».

« Ils ont peut-être raison. Mais si cette sévérité raisonnable avait déjà sévi il y a deux cent cinquante ans, beaucoup de chefs-d’œuvre comiques, étouffés, dès leur apparition, par l’ogre Public, ne seraient pas arrivés jusqu’à nous.

« Quelle sale générale, par exemple, que celle du Malade imaginaire ! Ce premier acte merveilleux eût fait un tort énorme à tout le reste. Après le deux, on se serait abordé dans les couloirs avec des hochements de tête : « Quel dommage !… C’était si bien parti !… Ça traîne, ça traîne… Oh ! moi, je pensais, après le un : il ne se soutiendra pas. »

« C’est vrai que Molière ne se soutenait pas toujours. Son génie l’emportait dès les premières scènes, et à toute allure. On sentait sa joie d’écrire et de créer de la vie. Mais, pour des hommes pareils, il y a un instant critique : c’est quand l’animal fougueux commence à baisser de pied, et qu’il faut le stimuler, employer les aides, qui sont la raison, l’intelligence, et toutes sortes de qualités que Molière possédait à un degré très haut, mais qui n’étaient plus les qualités de Molière même.

« C’est un phénomène assez fréquent que de voir un homme de théâtre très adroit, mais quelconque, habiter dans le même esprit qu’un poète véritable, personnel et exceptionnel. Ils se font un grand tort réciproque. L’artisan, quand il est seul à travailler, apparaît un peu misérable, à la clarté trop proche du génie qui l’avoisine. Et le poète entrave l’artisan… Si Victor Hugo avait eu moins de génie, il aurait eu autant d’habileté qu’Eugène Scribe.

« A notre époque, on ferait moins de crédit qu’au temps de Molière aux hommes de génie. On parlerait trop de l’auteur du Misanthrope, on l’admirerait trop continuellement, on le jugerait sans relâche. On serait tout le temps à surveiller son niveau au-dessus de l’étiage. Après sa générale fâcheuse, Le Malade, de nos jours, eût fait six représentations. Le bruit se serait répandu dans la ville que le premier acte était étincelant. Rien ne dégoûte autant le spectateur payant qui, pour ses dix francs, ne veut pas un seul acte défectueux ou inférieur. Le client de faveur aurait boudé et distribué ses places à de tout petits fournisseurs. Et Molière eût été contraint de monter en toute diligence une reprise, peu fructueuse parce que trop hâtive, d’une pièce mieux équilibrée, telle que son Médecin malgré lui — ou Les Dominos roses.

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