Auteurs, acteurs, spectateurs
AUTEURS, ACTEURS, SPECTATEURS
CHAPITRE PREMIER
SONNEZ AU PUBLIC !
Il y a, pour les auteurs dramatiques, un moment spécialement charmant, et dont l’angoisse est délicieuse : c’est, le jour de la répétition générale, l’instant où, le décor étant posé, on commence à placer les meubles… Dans un quart d’heure à peine, on lèvera le rideau…
L’auteur vague dans les coulisses, comme un personnage encombrant ; autour de lui, les machinistes et les accessoiristes, l’âme tranquille, font leur service avec activité. Pour lui, c’est une grande journée ; pour eux, c’est une journée presque pareille aux autres. Il se fait l’effet d’un jeune marié, qui va changer sa vie, au milieu des employés de mairie, qui continuent la leur.
Certains auteurs se contraignent à aller sur « le plateau » aux côtés du directeur. Et là, ils examinent le décor avec une attention exagérée, et donnent des conseils dégagés, si l’on change le placement d’un meuble. Il est bien visible, n’est-ce pas ? qu’ils n’ont aucune émotion et que, seuls, les détails de métier les préoccupent… D’autres semblent diriger leurs pas errants vers quelque loge d’actrice. On leur montre une toilette qu’ils ne connaissent pas, car il arrive qu’on change une toilette après la répétition des couturiers, quand on a vu qu’elle s’assortissait mal avec le décor. L’auteur admire la robe, avec des paroles distraites et hyperboliques. Il se dit qu’il reste au milieu du second acte une scène qu’il aurait bien dû couper. Il ne l’a pas fait parce qu’en la coupant il diminuait encore le rôle de cette artiste, qui se plaignait déjà. Pourquoi n’a-t-il pas obéi, selon son devoir, à son égoïsme d’auteur, qui doit tout sacrifier au succès de sa pièce ? Il quitte, sans même se douter qu’il s’en va, la loge de la jeune femme, et se trouve en présence d’un domestique en culotte courte, qui lui tend la main…
— Le patron a préféré que je le joue en livrée. Qu’en pensez-vous ?
Ce domestique a à dire, au premier acte : « On vient de chez le fleuriste. » L’auteur l’écoute avec politesse ; il ne sait d’ailleurs pas où aller.
Il s’était promis de n’arriver, cet après-midi de générale, qu’au moment où ça commencerait. Il est parti de chez lui avec l’idée, comme le temps est beau, d’aller faire un tour au Bois. Or, il est venu directement au théâtre, sur le lieu de son crime. Il se persuade qu’il avait des recommandations urgentes à faire au contrôle, afin qu’on trouve des places à deux amis imprévus qui n’ont pas eu de billets, mais un simple mot sur une carte…
Il a déjà vu, devant le théâtre, des journalistes de sa connaissance, qui lui ont fait un signe aimable. Comme ils sont bien disposés !… Il les préférerait hostiles ou défiants. Il sait très bien que, d’une façon générale, les bonnes ou les mauvaises dispositions ne signifient rien, et qu’au bout de cinq minutes de spectacle il n’y a plus en présence que l’auteur et le public, une bête fauve dans la salle, et, sur la scène, un dompteur ou un charmeur. Si le dompteur manque d’énergie, si le charmeur manque de charme, ils finiront par être mangés, quelle que soit l’humeur du fauve.
Aussi quand, âme en peine dans les coulisses, l’auteur entend le directeur ou le régisseur crier, d’une voix claire : Sonnez au public ! c’est comme si on disait de faire entrer dans la cage principale le fameux tigre royal, affamé et monstrueux, terreur du Bengale et du Turkestan.
Mais qu’est-ce au juste, au point de vue des naturalistes, que cette bête énorme, mystérieuse, qu’on appelle le « Gros Public » ?
Beaucoup de gens s’imaginent le connaître. Que de fois n’ai-je pas entendu un « routier de théâtre » me dire avec autorité :
— Vous ne connaissez pas le public…
Certains de ces routiers s’imaginent connaître le public parce que, nés dans le vulgaire, ils n’en sont jamais sortis. Et comme ils sont eux-mêmes d’une ignorance parfaite, ils disent volontiers : le public ne comprendra pas cela.
Quelquefois, cependant, le vieux routier déclare loyalement qu’il ne connaît plus le public ; il veut dire par là que, trop expérimenté, il a perdu son ingénuité première. Alors ce n’est plus son avis à lui qu’il nous impose, mais celui d’une personne de son entourage, sa vieille mère, sa petite belle-sœur ou la nourrice sèche de son enfant. « Elle n’y connaît rien, mais elle est très public. »
Ladite personne a donné une fois un pronostic que l’événement s’est trouvé confirmer. Depuis elle sert de voyante. On l’amène à la répétition dans un petit panier d’osier, et on recueille pieusement son oracle, aussitôt la toile baissée.
Malheureusement, cette voyante a été gâtée depuis le jour même où elle a été consultée pour la première fois. Maintenant elle prépare ses prophéties, elle les soigne ; elle ne les exhale plus naturellement.
Quelle belle, mais funeste anecdote que l’histoire célèbre de Molière lisant ses pièces à sa servante Laforêt ! Depuis deux cents et des années, beaucoup d’auteurs, qui n’étaient pas Molière, ont lu leurs pièces à d’humbles créatures, qui valaient peut-être Laforêt. La servante Laforêt est devenue un critique intolérable. Elle a maintenant le pédantisme de son ignorance.
Ce qu’il faut dire, je pense, c’est que, pour connaître le public, le bon moyen n’est pas de prélever sur la lie de cette masse obscure n’importe quel échantillon. Même si le public d’une salle se composait de mille personnes d’une sottise ou d’une délicatesse égales, une d’entre elles, que l’on prendrait au hasard, serait peut-être pareille à chacune des autres, mais pas du tout à la masse des gens assemblés.
Le public des répétitions générales est assez homogène. Parfois son verdict est facile à rendre. D’autres fois il ne le trouve pas tout de suite. Alors les couloirs sont pleins de spectateurs indécis, qui cherchent le vent, qui tâchent de rencontrer des impressions de renfort, et qui n’ont en face d’eux que d’autres hésitants… Hé bien ! de cet ensemble de gens « pas fixés » finit par sortir un jugement précis et décisif, on n’a jamais su comment…
Je me souviendrai toujours de ce que m’a répondu un champion du jeu de dames, à qui je demandais s’il connaissait toutes les combinaisons :
— Oh ! monsieur ! Le jeu est plus fort que nous…
Le public, c’est notre jeu à nous, auteurs dramatiques.
Il est absurde de prétendre que le public soit bête ou intelligent. On ne sait pas ce qu’il est. Il est visible et insaisissable, docile et difficile, raisonnable et capricieux. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il est plus fort que nous.
Et c’est parce que nous avons un tel adversaire que le sport de la Dramaturgie, glorieusement incertain, est parfois un très noble sport.