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Celle qui pleure (Notre Dame de la Salette)

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VI
Insuccès de Dieu. Faillite apparente de la Rédemption. Le plus douloureux soupir depuis le Consummatum.

Voilà donc où nous en sommes ! Les Larmes de Marie et ses Paroles ont été si parfaitement cachées, soixante ans, que la Chrétienté les ignore. L’effrayante Colère de son Fils n’est pas soupçonnée, même de ceux qui mangent sa Chair et boivent son Sang, et le monde va son train. Cependant des prophéties nombreuses et singulièrement unanimes affirment que notre époque est désignée pour l’assouvissement de Dieu, qui sera le Déluge des Catastrophes. Cela entrevu ou deviné seulement est à faire tourner les têtes et même les globes.

L’énormité du cas nécessiterait une puissance de vision archangélique. Dix-neuf siècles accomplis de christianisme, autant dire une centaine de générations arrosées du Sang du Christ ! Et pour quel résultat ? Le vingtième siècle peut se le demander avec stupeur. L’optimisme féroce qui présume l’Évangile annoncé d’ores en avant à toutes les nations, n’est soutenable que dans la bonne presse ou dans les plus basses classes primaires, antérieures aux rudiments de la géographie la plus humble. La vérité trop certaine, c’est que, sur les quatorze ou quinze cent millions d’êtres humains qui peuplent notre globe, un tiers au plus connaît le Nom de Jésus-Christ et les quatre-vingt-dix-neuf centièmes de ce tiers le connaissent en vain. Quant à la qualité du résidu, c’est une honte infiniment mystérieuse, un prodige de douleur assimilable seulement à l’incompréhensible Septénaire des Douleurs de la Compassion de Marie.

La réalité apparente, c’est l’insuccès de Dieu sur la terre, la faillite de la Rédemption. Les résultats visibles sont tellement épouvantables d’insignifiance et le deviennent tellement plus, chaque jour, qu’on se demande avec folie si le Sauveur n’a pas abdiqué. « Quæ utilitas in sanguine meo, dum descendo in corruptionem ? » La voilà bien, l’Agonie du Jardin, telle que l’ont vue des extatiques ! Ah ! c’était bien la peine de tant saigner et de tant gémir, de recevoir tant de soufflets, tant de crachats, tant de coups de fouet, d’être si affreusement crucifié ! C’était bien la peine d’être Fils de Dieu et de mourir fils de l’homme pour aboutir, après dix-neuf siècles piétinés par tous les démons, au catholicisme actuel !

Je sais qu’il y a eu des Saints, un, peut-être, par chaque dizaine de millions d’habitants du globe, autrefois surtout, et il paraît bien que cela suffit à Dieu, provisoirement du moins, mais comment cela pourrait-il nous suffire et nous contenter, nous autres qui ne voyons pas les causes ? On nous dit — avec quelle rigueur ! — que tout ce qui n’est pas dans l’Église est perdu. Or il naît, chaque jour, beaucoup plus de cent mille hommes qui n’entendront jamais parler de l’Église ni d’un Dieu quelconque, même dans le monde prétendu chrétien, et qu’on putréfie dès le berceau… J’ai vécu de longs et douloureux mois chez Luther, dans un des trois royaumes scandinaves, et j’y ai vu l’impossibilité de connaître la Vérité plus insurmontable cent fois que chez les païens. Dieu sait pourtant si son Nom terrible y est prononcé !

Que dire, après cela, des idolâtres sans nombre parmi lesquels il serait injuste de ne pas compter les catholiques traditionnels retranchés dans la certitude inexpugnable qu’ils sont tamisés, triés grain à grain, comme un froment d’eucharistie et que la pénitence n’est pas pour eux ? Ceux-là surtout sont effrayants. Les purs sauvages de l’Afrique ou de la Polynésie, les fruits humains de la hideuse culture asiatique, les polymorphes monstrueux de l’intellectualité la plus avilie, de la raison la plus déchue ; tous ces infortunés ont leurs dieux de bois ou de pierre dont quelques-uns sont si démoniaques et si noirs qu’on ne peut plus rire ni pleurer quand on les a vus. Cependant, que Jésus leur soit montré sur sa Croix et la plupart, instantanément, deviendront des gouffres humbles.

L’idole des catholiques honorables dont je viens de parler, c’est précisément la même Croix, mais posée par eux sur les épaules, sur le cœur du Pauvre. Ils la renieraient s’il fallait qu’ils la portassent eux-mêmes. A cette place, ils l’adorent et « la Sueur de jésus coule jusqu’à terre en gouttes de sang »…

— Non fecit taliter omni nationi. Vous l’avez dit vous-même, Seigneur. Nous sommes la nation privilégiée, le troupeau choisi. C’est pour nous que vous êtes mort et nous n’avons qu’à nous laisser vivre. Il a fallu des martyrs et des pénitents, jadis, pour nous installer dans ce confort spirituel et matériel qui est probablement le miroir des Anges. Qu’avons-nous de mieux à faire que d’être généreux et doux envers nous-mêmes et de jouir de vos dons, en méprisant comme il convient les prophéties ou les menaces désapprouvées par nos pasteurs ?

Évidemment Notre-Dame de la Salette ne dit rien et n’a rien à dire à de tels chrétiens.

Faudra-t-il donc que la mère de Dieu se promène en vain sur les montagnes ? Le Discours de la Salette est le plus douloureux soupir entendu depuis le Consummatum. Qui oserait dire que la Vierge est « bienheureuse » de voir couler en vain le Sang de son Fils, depuis tant de siècles, et où est le Séraphin qui délimiterait ce tourment ?

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