Celle qui pleure (Notre Dame de la Salette)
XIV
Identité du Discours public et du Secret
de Mélanie. La plainte d’Ève.
La parole de Marie, toujours identique à la Parole de l’Esprit-Saint que l’Église nomme son Époux et qui la pénètre indiciblement, est toujours, par nature, en assimilations ou paraboles. Elle est, surtout, itérative, Dieu disant toujours la même chose et ne parlant jamais que de Lui-même, ainsi que je l’ai fait remarquer ailleurs[28]. Il fallait, par conséquent, que le Secret fût identique au Discours public et c’est en cela que se manifeste leur commune origine. Je ne me propose pas de les interpréter. D’autres l’ont essayé, avec plus ou moins de bonheur. Mais, précisément parce que la Parole divine est invariablement assimilée ou figurative, les prophéties sont invérifiables de ce côté de la vie, puisque, même leur accomplissement n’est qu’une autre figure de l’avenir. En ce sens, comme dans tous les sens, un prophète parle toujours. Defunctus adhuc loquitur.
[28] Le Salut par les Juifs.
Certaines menaces du Secret de la Salette, telles que la chute de Napoléon III, s’étant accomplies très-visiblement, on peut être sûr que cette catastrophe est elle-même préfigurative de quelque autre grande punition que nul ne peut deviner. J’oserais même dire que cette menace n’est pas étrangère à la chute colossale du premier Napoléon, car les prophéties n’appartiennent pas à la durée, non plus qu’à l’espace, et c’est une fête pour la pensée de les sentir palpiter au centre des temps d’où elles rayonnent sur toutes les époques et sur tous les mondes.
Donc identité nécessaire du Discours public et du Secret. Lorsque Marie dit aux Bergers : N’avez-vous pas vu du blé gâté, mes enfants ? aussitôt se retrace en ma mémoire tout le 2e alinéa sur les prêtres et les personnes consacrées à Dieu, les quinze lignes citées plus haut. Même remarque pour les raisins qui pourrissent. Le Pain et le Vin sont une telle signification du Sacrifice !
Les pommes de terre vont continuer à se gâter et à Noël il n’y en aura plus. Quelqu’un m’a dit : « Les pommes de terre, ce sont les morts, et Noël, c’est l’avènement de Dieu. » Or jamais, depuis les grands prophètes hébreux, il n’avait été annoncé autant de massacres, de fléaux horribles, de pestes et de famines ; jamais, autant que dans le Secret, l’imagination ne fut conviée au spectacle de la terre engloutissant d’aussi prodigieuses multitudes !
Qu’il me soit permis de citer ici une lettre naïvement et singulièrement lumineuse qui me fut écrite, l’an dernier, par une amoureuse de Dieu :
« J’ai rêvé que je voyais passer beaucoup de monde que je ne connaissais pas. On entrait et on sortait. C’était un grand va-et-vient. Tout à coup une femme attirait mon attention ; elle avait quelque chose qui me touchait infiniment. Tout le monde étant parti, elle me dit ces mots extraordinaires : « On me croit SANS PÉCHÉ, je veux raconter mon passé. » Alors elle se mettait à chanter ou à parler, car ses paroles étaient comme un chant divin qui me pénétrait de douleur. C’était la plainte d’Ève. Je me suis réveillée toute navrée, toute abîmée dans la douleur et me demandant : — Où suis-je ? C’est la Salette, c’est Notre Dame de la Salette qui m’a parlé, c’est Ève qui pleure ! Ensuite le Discours de la Salette recommençait en moi, comme de lui-même. Je recevais le sens des mots, je déchiffrais avec facilité les paroles comme si j’en avais reçu la clef… De tout cela, il me reste peu dans l’esprit, l’état lucide s’est dissipé, et je n’ai plus que le souvenir d’une chose divine qui a passé à côté de moi… Avec son bras droit, Ève a cloué le Sauveur. — Avec son bras gauche elle le déclouera. — « Mon peuple », c’est tout le genre humain depuis le commencement. — C’est Ève qui parle en lançant son regard à travers les âges. — C’est elle qu’accablent les deux lourdes chaînes… »
Que pensez-vous de cet aspect nouveau du Miracle de la Salette, de cet élargissement surnaturel de notre horizon ? Mutans Evæ nomen. C’est Marie qui nous parle et c’est Ève qui nous parle. C’est la même source de vie, la même fontaine de pleurs. C’est pourquoi son vêtement, ou l’apparence de son vêtement, est si extraordinairement symbolique.
Oh ! ce vêtement ! Quand je pense à la si totale incompréhension d’un écrivain célèbre que nos catholiques ont cru précieux parce qu’il était venu vers l’Église d’un lieu très-bas, et qui tenta presque aussitôt de déshonorer la Salette, en ridiculisant ses images dont le symbolisme lui échappait, après avoir bafoué de ses adjectifs la Montagne elle-même qui l’avait assommé de sa grandeur ! Ce pauvre homme, qui croyait aimer Marie, est mort très-cruellement, peu d’années plus tard, en exécution, j’en ai peur, de la menace attachée au flanc du Commandement redoutable : Honora Matrem ut sis longævus super terram.
Il faut presque renoncer au sens des mots, lorsqu’il est question de tels objets. On ne peut plus savoir, par exemple, ce que c’est qu’un vêtement. Le tailleur d’images qui a fait les groupes de la Salette ne voulut être que l’écolier des deux enfants et, à cause de cela, son œuvre a, je pense, toute la valeur qu’elle pouvait avoir. Mais comment traduire, en marbre ou en bronze, un vêtement de prophéties, une robe ou une tunique de l’Esprit-Saint ? Car c’est bien cela que les bergers ont pu voir avec les yeux qui leur furent prêtés pour un instant.
Ils ont dit : « la Dame en feu ». Bossuet ou saint Augustin auraient-ils mieux dit ? On ne sculpte pas du feu, surtout du feu extra-terrestre. La face de la dame et le « bouquet de myrrhe » de Salomon pendu à son cou, le Crucifié vivant sur son sein, étaient comme enveloppés d’un feu essentiel que l’intensité de tous les volcans ensemble n’égalerait pas. Donc silence. L’or, le diamant, les pierres les plus précieuses, le soleil même, parurent à ces deux enfants comme de la boue.