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Celle qui pleure (Notre Dame de la Salette)

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III
En Paradis.

En Paradis ! Avant d’aller plus loin, ne conviendrait-il pas d’explorer en quelque manière, autant qu’il se peut, cette « région de paix et de lumière », ce « siège — cette capitale — du rafraîchissement et de la consolation béatifique », ce paradis terrestre dans les cieux ?

Ici l’indigence des mots humains est à faire pleurer. Tout ce qui n’est pas corps, espace ou durée, est inexprimable à ce point que le Verbe de Dieu lui-même, Notre Seigneur Jésus-Christ, n’a jamais parlé qu’en paraboles et similitudes[6]. C’est la destinée de l’homme de ne pouvoir arracher son cœur du célèbre Lieu de Volupté d’où il fut ignominieusement expulsé au commencement des temps. Il a besoin que le Paradis soit un lieu, un lieu très-haut ou très-bas et nous sommes forcés, dans le premier cas, de dire que la Sainte Vierge en est descendue pour pleurer à la Salette. Mélanie a raconté le paradis enfantin qu’elle construisit, le 19 septembre, avec Maximin, un peu avant l’Apparition : Une large pierre qu’ils couvrirent de fleurs. C’est sur ce paradis que la Belle Dame vint s’asseoir. La Reine du Paradis d’Hénoch et du Bon Larron, lequel est cet incompréhensible Sein d’Abraham où fut ravi, pour y entendre les irrévélables Arcanes, le Docteur immense des nations ; — cette Reine est attirée par l’extrême puérilité de ce paradis des petits bergers. « Elle a regardé dans le monde entier, disait Mélanie, et n’a pas trouvé plus bas. Elle a bien été forcée de me choisir. »

[6] Témoignage de l’Évangéliste saint Matthieu : chap. XIII, v. 34.

Le Paradis est tellement et de tant de manières au seuil du Miracle de la Salette, qu’il est aussi impossible de n’en pas parler que d’en dire un valable mot. Ce paradis, sans doute, c’est la Belle Dame elle-même, mais cela, c’est trop facile. Autant proclamer l’identité de Dieu avec l’un ou l’autre de ses attributs. Le fond du Paradis ou de l’idée de Paradis, c’est l’union à Dieu dès la vie présente, c’est-à-dire la Détresse infinie du cœur de l’homme, et l’union à Dieu dans la Vie future, c’est-à-dire la Béatitude. Le mode en est infiniment inconnu et indevinable, mais on peut, jusqu’à un certain point, contenter l’esprit par l’hypothèse fort plausible d’une ascension éternelle, ascension sans fin dans la Foi, dans l’Espérance, dans l’Amour.

Contradiction ineffable ! On croira de plus en plus, sachant qu’on ne comprendra jamais ; on espérera de plus en plus, assuré de ne jamais atteindre ; on aimera de plus en plus ce qui ne peut jamais être possédé.

Il est bien entendu que je m’exprime comme un impuissant. Secundum hominem dico. L’union à Dieu est certainement réalisée par les Saints, dès la vie présente, et parfaitement consommée, aussitôt après leur naissance à l’autre Vie, mais cela ne leur suffit pas et cela ne suffit pas à Dieu. L’union la plus intime n’est pas assez, il faut l’identification qui ne sera elle-même jamais assez, en sorte que la Béatitude ne peut être conçue ou imaginée que comme une ascension toujours plus vive, plus impétueuse, plus foudroyante, non pas vers Dieu, mais en Dieu, en l’Essence même de l’Incirconscrit. Ouragan théologal sans fin ni trêve que l’Église, parlant à des hommes, est forcée de nommer Requies æterna !

La foule déchaînée des Saints est comparable à une immense armée de tempêtes, se ruant à Dieu avec une véhémence capable de déraciner les nébuleuses, et cela pendant toute l’éternité… Les rêveries astronomiques peuvent-elles, ici, être utilisées ? L’inconcevable énormité des chiffres chargés de signifier les effrayantes hyperboles de la Distance ou de la Vitesse aiderait tout au plus à entrevoir l’impossibilité de comprendre « ce que Dieu a préparé à ceux qui l’aiment ». On pourrait même dire, puisqu’il s’agit de l’infini et de l’Éternel, qu’il doit y avoir une accélération continuelle de chaque torrent analogue à l’étourdissante multiplication de la pesanteur des corps tombants. Idée plausible et bien simple à présenter aux théoriciens de l’immobilité béatifique. Une Mystique paralysée qu’encourage une imagerie fort abjecte localise les Saints dans l’attitude hiératique promulguée par les Instituts, sous l’auréole immuable que ne déplacera jamais aucun souffle et parmi l’or ou l’argent des ustensiles de piété que ne rongera la rouille ni les vers. Car telle est l’idée que peuvent se former du Paradis et de la Félicité des Saints, des catholiques engendrés, le siècle dernier, par les acéphales échappés à la guillotine.

Mais combien vaines, lamentablement infirmes, sont les analogies littéraires ou conjectures métaphysiques d’un pauvre écrivain penché sur l’insondable et n’obtenant pas même l’énergie d’intuition qu’il faudrait pour discerner, un instant, au risque de mourir d’effroi, le vertigineux abîme de l’Inintelligence contemporaine !

Requiem æternam dona eis, Domine, c’est-à-dire : Donnez à ces âmes, Seigneur, d’entrer dans la bataille infinie où chacune d’elles, comme une cataracte retournée, vous assiégera éternellement.

Une chère âme pieuse demandait ceci : — Dans cette ascension universelle, que deviendront les médiocres, les pauvres hommes qui, n’ayant rien fait pour Dieu en ce monde, auront été, néanmoins, sauvés par l’effet d’une rencontre ineffable de la Justice et de la Gloire ? Que deviendront-ils, ceux qui, ayant aimé les belles choses de la terre, la Poésie, l’Art, la Guerre, la Volupté même, se trouveront tout à coup face à face avec l’Absolu, n’ayant rien préparé pour leur passage, mais sauvés quand même, les mains vides ? Il leur faudra donc, sous peine d’inanition éternelle, réaliser aussitôt et absolument tout ce qui leur manque, et la Sagesse y a pourvu. La Beauté, devenue un vautour, emportera sans fin, pour les dévorer toujours, ceux qui l’auront vraiment aimée sous une apparence quelconque.

Assurément il en sera ainsi et plus d’un poète s’étonnera d’avoir été, à son insu, tellement l’ami de Dieu. Mais faudra-t-il, à cause des commandements inobservés, qu’il soit confondu avec les médiocres ? Cette punition serait énorme et la pensée en est monstrueuse. La vérité, infiniment probable, c’est que les uns et les autres prendront d’eux-mêmes l’étage qui leur convient, avec un discernement admirable.

Et alors, ce sera un firmament de splendeurs différenciées, inimaginables. Les Saints monteront vers Dieu comme la foudre, en la supposant multipliée par elle-même, à chaque seconde, pendant les siècles des siècles, leur charité grandissant toujours, en même temps que leur éclat, Astres indicibles que suivront d’énormément loin ceux qui n’auront connu que la Face de Jésus-Christ et qui auront ignoré son Cœur. Pour ce qui est des autres, des pauvres chrétiens dits pratiquants, observateurs de la Lettre facile, mais non pervers et capables d’une certaine générosité, ils suivront à leur tour, n’étant pas perdus, à des milliards de chevauchées d’éclairs, ayant préalablement payé leurs places d’un inexprimable prix, joyeux tout de même — infiniment plus que ne pourraient dire les plus rares lexiques du bonheur — et joyeux précisément de la gloire incomparable de leurs aînés, joyeux dans la profondeur et dans l’étendue, joyeux comme le Seigneur quand il acheva de créer le monde !

Et tous, je l’ai dit, monteront ensemble comme une tempête sans accalmie, la tempête bienheureuse de l’interminable fin des fins, une assomption de cataractes d’amour, et tel sera le Jardin de Volupté, l’indéfinissable Paradis nommé dans les Écritures.

J’ai rappelé le paradis de Mélanie et de Maximin. Voilà le mien, tel quel. Puisse-t-il, comme le leur, faire descendre chez moi la Vierge Marie !

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