Celle qui pleure (Notre Dame de la Salette)
APPENDICES
PIÈCE JUSTIFICATIVE
Le document qui suit, écrit de la main de Mélanie, fera connaître la source des calomnies sans cesse répétées, depuis trente ans, contre le Secret, la Règle de la Sainte Vierge, la Voyante et sa Mission.
« (Cusset, Allier), ce 28 février 1904[67].
[67] Mélanie est morte le 14 décembre de la même année. Cette lettre précieuse peut donc être considérée comme une sorte de testament. Il va de soi que le style de la Bergère a été scrupuleusement respecté.
A Monsieur l’abbé H. Rigaux,
Curé d’Argœuves
par Dreuil-les-Amiens (Somme)
Mon très-Révérend et très-cher Père,
Que Jésus soit aimé de tous les cœurs !
Je vous vous promis, cela plaisant à Dieu, de mettre par écrit mon voyage à Rome, ce qui l’a précédé, le Congrès tenu au nom du Saint-Père par son Éminence le Cardinal Ferrieri, Préfet de la Congrégation des Évêques et Réguliers, ce qui s’y est dit, mon audience privée auprès du Saint-Père et ce que nous avions dit, mon entrée chez les Salésianes (Visitandines), puis ma sortie et ce qui a suivi.
Jusqu’à présent, je n’ai pas pu écrire cela, par cause de maladie. Que le bon Dieu soit béni de tout !
I
En l’an de grâce 1878 et, je crois, en octobre, un matin après la Sainte Messe, le Révérend Père Fusco me dit avoir lu dans un journal l’intention de Mgr Fava, évêque de Grenoble, de venir à Rome pour faire approuver sa règle pour les Pères et pour les Sœurs de la Montagne de la Salette.
A cette nouvelle je dis : — Pour avoir ma conscience nette, je vais me hâter d’écrire la Règle de la Très-Sainte Mère de Dieu et l’envoyer au Saint-Père. — Je la porterai moi-même à Rome, dit le Père Pusco. — Et tout se fit comme nous avions dit.
Un mois environ s’était écoulé, quand un dimanche, mon saint Évêque, Mgr Pétagna, me fit savoir qu’il désirait me parler. Je me rendis à l’Évêché. En montant les escaliers, je rencontrais des bons vieux chanoines qui versaient des larmes et disaient : — Il aurait mieux fait de rester dans son diocèse et ne pas venir tuer notre Évêque. Si ce n’était sa soutane je l’aurais pris pour un gendarme hautain, impérieux. — D’autres chanoines me dirent : — Par charité, faites finir les cruelles instances de l’Évêque de Grenoble auprès de Mgr Pétagna déjà assez malade. — Je demandai la raison des ordres que l’évêque de Grenoble donnait à mon saint Évêque. On me dit : — L’Évêque de Grenoble, avec un air de puissante autorité, ordonne à notre saint Évêque de vous obliger, de vous contraindre d’aller dans son diocèse, etc., etc. — J’entre, et, pour la première fois, je voyais Mgr Fava.
L’Évêque de Grenoble était accompagné d’un prêtre, que je sus, plus tard, être le Père Berthier, un des missionnaires de la Salette.
Mgr de Grenoble me dit entre autres choses banales, indifférentes, qu’il avait entendu dire que j’étais ici et qu’il était venu de bien loin pour me voir. — Je le remerciai. — Mon saint Évêque, déjà malade, se sentait épuisé et avait besoin de repos et surtout de tranquillité d’esprit. Un domestique vint lui dire que sa chambre était préparée, s’il avait besoin de se reposer. Alors, mon saint Évêque me dit : — Mgr de Grenoble et le R. Père Berthier prendront leur repas chez vous, parce que, ici, depuis que je suis si souffrant, on ne prépare rien, on ne se met plus à table. — Je dis à mon saint Évêque, en lui exprimant mon regret pour son état maladif, que je le remerciais de l’honneur qu’il me procurait d’avoir Monseigneur et ce digne Prêtre chez nous, et le priai de me permettre de me retirer, afin que chez moi on pût préparer le nécessaire. — Mon saint Évêque remarquant le mutisme de Mgr Fava sur ce qu’on venait de combiner, crut qu’il n’avait pas compris. Il le répéta une deuxième fois, puis, une troisième fois, et je revins chez moi afin de tout préparer pour le déjeuner de midi.
A midi, arrive Mgr de Grenoble avec le P. Berthier. Sa première parole fut : — Je suis venu à Rome pour trois raisons : pour faire approuver ma règle pour les Pères et pour les Sœurs ; pour obtenir le titre de Basilique à l’Église de la montagne de la Salette ; et faire faire une NOUVELLE STATUE de Notre-Dame, semblable au modèle que j’ai apporté ; parce que, voyez-vous, aucune statue ne représente bien la Sainte Vierge, qui ne devait pas avoir un fichu ni un tablier ; et tout le monde murmure et désapprouve ce costume des femmes de la campagne. Le modèle que j’ai fait exécuter est bien mieux ! D’abord, elle ne portera pas de croix parce que, voyez-vous, cela attriste les pèlerins, et la Sainte Vierge ne devait pas avoir de croix[68]… — Je passe, ma plume se refuse à faire savoir, en détail, tout ce que sa Grandeur a dit. J’étais effrayée ; c’est à peine si j’ai pu lui dire : — Et, au bas de votre statue, Monseigneur, vous écrirez en grosses lettres : Vierge de la vision de Mgr Fava ! — On appela pour nous mettre à table.
[68] Je ne souligne pas ces dernières lignes. Mélanie ne les ayant pas soulignées elle-même. On est prié seulement de les remarquer.
Après le repas, l’Évêque de Grenoble ouvrit un balcon pour voir la campagne et surtout le Vésuve que nous avions en face. Sa Grandeur me demanda qui nous avions pour voisin à côté de nous. Je lui répondis que nous étions seules.
— Oh ! mais vous êtes princièrement logées ! — Et il se mit à parcourir les pièces. Il sortit sur la terrasse qui servait, quand il ne pleuvait pas, de lieu de récréation à mes élèves. Il contempla encore longtemps le Vésuve, la mer et le paysage… Après quoi il rentra, non sans avoir ouvert et examiné ma chambre de travail ; et, en voyant tant et tant de lettres sur mon bureau, il me dit : — Mais votre correspondance est bien plus nombreuse que la mienne ! D’où vous viennent toutes ces lettres ? — De toute l’Europe, Monseigneur. — Vous êtes logée dans un palais trop beau ! Sans sortir, vous avez de quoi vous promener…
Après environ trois quarts d’heure ou une heure, Monseigneur dit qu’il allait souhaiter le bonsoir à Mgr Pétagna, puis reprendre le train pour Rome : — Oh ! elle sera ravissante de beauté MA statue : toute en marbre, avec un beau manteau qui l’entoure ; pas de souliers, pas de crucifix, cela attriste trop ; la Sainte Vierge ne devait pas être accoutrée comme vous avez dit. — Eh ! bien, Monseigneur, lui ai-je dit, si le bon Dieu m’envoyait sa Providence, je ferais faire une peinture, où la Très-Sainte Vierge Mère de Dieu serait représentée au milieu de deux resplendissantes lumières, et vêtue telle qu’elle est apparue sur la Montagne de la Salette. — Et Mgr Fava s’en alla ainsi que le P. Berthier.
Dans l’après-midi avancée, à mon grand étonnement, une personne envoyée par mon saint Évêque vint me dire que mon saint Évêque avait quelque chose à me communiquer.
Je demandai à cette personne si Mgr de Grenoble était parti. — Heureusement il partait, répondit-elle, quand un messager a ouvert la porte et remis à Mgr Pétagna un pli venant de Rome pour vous être communiqué. Alors, cet Évêque Carbonaro est rentré, et il voulait absolument savoir le contenu de la dépêche. Il fait bien de la peine à notre Monseigneur. — Je partis avec la même personne pour l’Évêché.
Arrivée à la porte je lui dis : — Sans doute que Mgr l’Évêque de Grenoble sera resté : entrez, et dites à notre Mgr Pétagna que la personne l’attend. — Ainsi fut fait.
Mon saint Évêque vint à moi avec la dépêche et, à demi-voix, il me dit à peu près ceci : — Le Saint-Père désire vous parler. Voici la dépêche en ce qui vous concerne :
« Si Mélanie n’est pas malade et qu’elle paisse venir à Rome, Sa Sainteté voudrait lui parler. Si elle ne peut pas venir, qu’elle envoie tout ce qui se rapporte à la fondation du nouvel Ordre religieux des Apôtres des derniers temps. »
Je demandai à Monseigneur quand il voulait que je parte.
— C’est aujourd’hui dimanche, dit-il, et aussi trop tôt à cause de vos préparatifs. Il n’y a rien qui presse.
A ce moment l’Évêque de Grenoble s’amène et dit : — Monseigneur, je crois que vous avez dit à Mélanie toute la dépêche, vous pouvez bien me la dire à moi.
Et mon saint Évêque répondit humblement : — Excusez-moi, Monseigneur, il y a, dans la dépêche, des choses pour elle et pour moi. Ce qui n’est pas un secret, c’est qu’elle est mandée à Rome.
— Ah bien ! Et savez-vous pourquoi ? ce qu’elle va y faire, Monseigneur ?
Silence de mon saint Évêque.
— C’est très-bien, nous partirons ce soir ensemble.
Alors je dis : — Je ne voyage pas le dimanche.
Mgr de Grenoble : — Mais vous devez obéir au Pape !
— Le Saint-Père ne m’a pas dit de partir au reçu de la dépêche.
Regardant mon saint Évêque, il lui dit : — Il faut lui commander de partir ce soir avec moi, Monseigneur.
— Monseigneur, elle ne peut partir comme cela. Il faut bien, si elle a quelque chose à préparer, lui en donner le temps.
— Obéissez ! obéissez ! Vous savez que je suis l’Évêque de Grenoble ! et j’ai tant de choses à vous apprendre, à vous dire et à vous demander. Voyez, c’est ce soir, à dix heures, que nous devons prendre le chemin de fer pour Rome. Vous vous y trouverez, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas, Monseigneur.
— Ah ! mais il le faut !… Monseigneur, s’écria-t-il, obligez-la, commandez-lui de partir ce soir avec moi.
Mon saint Évêque, pâle comme la mort, lui répondit : — Je n’ai pas l’art de commander aux personnes qui obéissent au moindre signe. Pas plus que le Saint Père je ne puis savoir si elle a quelque préparatif à faire avant son départ.
Pour en finir, je dis que je me retirais. Il était nuit.
L’Évêque de Grenoble en me disant : « Au revoir, à dix heures ! » rentra dans le salon, et je pus parler et prendre l’obéissance de mon saint Évêque qui me dit : — Monseigneur de Grenoble me conduira dans la tombe. Si vous pouvez, partez ce soir pour me l’enlever d’autour de moi. Je vous donnerai le Père Fusco et votre compagne. Vous partirez quand vous pourrez, ce soir, et que le bon Dieu vous bénisse.
Arrivée chez moi, nous nous concertons, croyant que je ne resterais que deux ou trois jours à Rome. Comme j’y avais envoyé la Règle de la Mère de Dieu depuis environ un mois : — Je crois, dit le Père Fusco, que vous êtes mandée pour s’entendre au sujet de la fondation des Apôtres des derniers temps. Car l’Évêque de Grenoble nous a dit à l’Évêché, qu’étant allé à la Sacrée Congrégation des Évêques et Réguliers pour qu’on se hâte d’approuver sa Règle, le cardinal Ferrieri lui avait fait entendre qu’en ce moment il était très-occupé, et que Monseigneur pouvait, pendant au moins huit jours, passer son temps à visiter les monuments de Rome et des environs. Voila pourquoi l’Évêque de Grenoble est venu ici.
Nous combinâmes alors de prendre à Castellamare le train de neuf heures du soir.
A dix heures, nous étions à Naples. Nous dûmes attendre le train qui partait pour Rome. Permission de Dieu !… l’Évêque de Grenoble arrive tout essoufflé :
— Il y a une demi-heure que je vous cherche ! Eh bien, venez, nous allons prendre place.
Je remerciai Monseigneur et lui dis que nous voyagions toujours en troisième classe.
— Mais, dit-il, est-ce qu’il y a quelqu’un avec vous ?
— Un prêtre et ma compagne, Monseigneur.
— Ils peuvent se mettre dans un autre wagon, dit Monseigneur. Donnez-moi votre billet, j’y ferai ajouter un supplément de première classe.
Je lui dis que mon saint Évêque ayant eu la bonté de me donner ces personnes pour m’accompagner, je ne pouvais pas m’en séparer.
Presque fâché, Monseigneur dit : — Je paierai encore un supplément pour eux. Mais savez-vous pourquoi vous êtes mandée à Rome ?
Je répondis : — Non, et je ne m’en inquiète pas.
Nous partons. L’Évêque de Grenoble qui avait tant de choses à dire, ne me dit rien. Mais j’étais bien peinée de voir que le Père Fusco et ma compagne étaient regardés de travers, et on aurait dit avec colère.
Le P. Berthier n’avait pas l’air satisfait : il n’avait pas réussi, en fermant la portière, afin que mes compagnons ne pussent monter dans notre compartiment : aussitôt la porte s’était ouverte, et le P. Fusco, en entrant, avait dit :
— Excusez-moi, Monseigneur, si je prends la liberté d’entrer ici, c’est pour me conformer à notre Mgr l’Évêque de Castellamare, qui désire que je ne quitte pas Sœur Marie de la Croix.
Et l’Évêque de Grenoble n’avait rien répondu.
Lundi, à sept heures du matin, nous arrivions à Rome, et là, nous nous séparâmes. Monseigneur et le P. Berthier s’en allèrent au Séminaire Français, il me semble ; et nous fûmes dans une église, où le P. Fusco célébra la Sainte Messe. Après, nous fûmes loger dans un hôtel, où nous demeurâmes, je crois, plus de huit jours.
Dès le premier jour, je fis annoncer mon arrivée au cardinal Ferrieri pour me mettre à sa disposition. Son Éminence me fit dire qu’il m’avertirait d’avance pour le jour qu’il aurait besoin de moi.
Nous étions donc en liberté, tous les jours après la Sainte Messe ; et nous passions les après-midi agréablement en Dieu, en visitant les belles églises de la Maggiore, di S. Paulo hors les murs, l’Église qui a un grand tableau représentant Notre-Dame de la Salette, et les Catacombes. Mais nos premières visites furent aux personnages connus de nous pour être très-croyants, très-dévots à Notre-Dame de la Salette, par exemple, les cardinaux Consolini et Guidi, qui, gracieusement, m’offrirent leurs services dans n’importe quelles circonstances. Et je leur remis, à l’un comme à l’autre, une copie du Secret que je voulais publier avec l’Imprimatur de Mgr Pétagna, mon saint Évêque de Castellamare di Stabia.
L’Évêque de Grenoble, avec une bonté grande, envoyait tous les jours, souvent deux fois par jour, le P. Berthier pour prendre de nos nouvelles ; et surtout ce dernier s’informait beaucoup auprès du Maître d’hôtel, si nous nous absentions souvent, si nos absences étaient longues, s’il savait où nous allions, ce que nous faisions et si nous recevions des visites. Un jour, je crois, le troisième, le maître d’hôtel nous dit :
— Le prêtre qui vient tous les jours et qui est avec l’Évêque de Grenoble, est venu me dire de la part de cet Évêque, qu’il se chargeait de me payer toutes les dépenses que vous ferez ici, et pour tout le temps que vous resterez à Rome.
Pour ne plus y revenir, je dis ici que, lorsque je dus entrer chez les Salésianes et mes compagnes retourner à Castellamare, je priai le maître d’hôtel de vouloir bien faire tenir la note de notre dépense à l’Évêque de Grenoble. L’Évêque répondit qu’il ne connaissait pas cette note[69]. Le maître d’hôtel lui rappelle la promesse qu’il lui avait faite par deux fois. L’Évêque ne voulut rien entendre. Ce pauvre maître d’hôtel n’en revenait pas d’étonnement. Je pris alors la note et je payai, tout en consolant ce pauvre monsieur.
[69] Cet endroit, non plus que le précédent, n’a pas été souligné par Mélanie.
Il faut encore dire ici ce que je n’ai su de bonne source qu’après. Mgr de Grenoble ne perdit pas son temps après notre arrivée à Rome. Il se rendait dans les Sacrées Congrégations, chez des Cardinaux, des Évêques, pour savoir dans quel but, pour quelle raison la Bergère de la Salette « a été mandée à Rome ». Et s’il n’obtenait pas satisfaction, il allait s’informer ailleurs. Quelqu’un lui dit que le Cardinal Ferrieri avait la Règle que la Sainte Vierge a donnée à Mélanie, et que « le Secrétaire du Cardinal Ferrieri, Mgr Bianchi, doit être bien pour savoir ces choses ». Quand l’Évêque de Grenoble eut cette lumière, il chercha Mgr Bianchi, qui lui annonça qu’il y avait un congrès pour cette affaire. L’Évêque de Grenoble reconnut en Mgr Bianchi l’homme capable de l’aider pour combattre contre « la Règle de Mélanie ». L’Évêque de Grenoble chercha (ou acheta, m’a-t-on dit) d’autres prélats.
II
Vers la fin de la semaine, le Cardinal Ferrieri me fit dire le jour et l’heure que j’étais attendue. Nous arrivons dix minutes plus tôt. Nous restâmes pendant ce temps dans la salle d’attente. A chaque instant on sonnait : c’étaient toujours des Évêques, et la personne chargée de la porte leur disait :
— Son Éminence ne reçoit pas : il y a un Congrès extraordinaire…
Ce fut là, pour la première fois, que je sus que je venais à un Congrès. Il y eut deux ou trois Évêques, l’un après l’autre, qui insistèrent pour entrer, et l’un d’eux disait avoir été invité par l’Évêque de Grenoble. On ne les laissa pas entrer.
L’heure est passée, l’Évêque de Grenoble ne venait pas. Le Cardinal Ferrieri me fit entrer et m’asseoir à côté de lui ; tandis que son secrétaire, Mgr Blanchi, feuilletait des papiers.
Le Cardinal me dit :
— Y a-t-il longtemps que vous n’êtes pas allée sur la montagne de la Salette ?
— J’y suis allée en 1871.
— Les connaissez-vous, ces religieux et leur genre de vie ?
— Je ne connais pas leurs personnes : ils ne m’ont jamais adressé la parole ; pas même pour se renseigner sur la sainte Apparition. Quant à leur genre de vie, privée ou publique, par entendu dire, ils ne sont que des médiocres séculiers, sans foi, sans zèle, ne s’occupant qu’à amasser de l’argent, jaloux, calomniateurs et de cœur dur. Cela m’humilie, Éminence, parce que c’est bien plus fort que cela, ce que je ferais et serais, sans la Divine grâce.
— Avez-vous vu ? Avez-vous été témoin de quelque chose qui ne soit pas selon Dieu ?
— Je dirai, Éminence, ce qui m’a frappée, ce qui m’a péniblement impressionnée. C’était, je crois, en 1854. Pendant que l’Évêque de Grenoble cherchait le moyen de se débarrasser de moi par l’exil, il m’envoya pour environ un mois sur la montagne de la Salette. C’était en février. Malgré la neige et le mauvais chemin, tous les jours, quelques pèlerins arrivaient à dos de mulet. Un jour arriva une riche dame. Alors tous les Pères allèrent à sa rencontre avec force cérémonies ; et comme le muletier voulait entrer, aussi, parce qu’il était porteur des bagages de cette dame et que, d’ailleurs, il avait besoin de se reposer et de prendre quelque chose, un Père prit le bagage et ferma brusquement la porte au nez du pauvre muletier, qui était transi de froid. Il vint entendre la Messe à genoux. Vers la fin du Saint Sacrifice, cet homme tomba avec fracas. Je vais à lui pour l’aider à se relever et le fais asseoir. Or, ni les Pères, ni les personnes attachées à leur service ne se déplacèrent ; ni, après la messe, ne lui offrirent quelque chose à boire. Ah ! si j’ai regretté d’être trop pauvre, c’est ce jour-là, je n’avais pas un centime ! Je descends et rencontre Mme Denaz, qui me dit :
— Allez à la cuisine, vous y trouverez votre café.
J’y cours, je prends ma tasse et vite la porte à ce pauvre homme. Après, en me remerciant, il me dit :
— Vous m’avez remonté. Quand je suis parti de corps, c’était trop matin. Et puis, marcher dans la neige pendant trois heures, c’est fatigant. Cette Dame m’avait bien dit de demander quelque boisson aux Pères et à sa charge ; ils ne m’ont pas laissé entrer, et vous allez voir qu’ils se feront bien payer pour ce que je n’ai pas pris. C’est toujours comme cela que font ces Pères ; aussi ils ne sont pas aimés.
Je reporte ma tasse et Mme Denaz (elle était la belle-sœur d’un des Pères) me dit :
— Je suis sûre que vous n’avez pas pris votre déjeuner, que vous l’avez fait prendre au muletier. Si vous restez longtemps ici, la maison serait bien vite sans ressources et nous serions réduits à manquer de tout.
Quelques jours après, parmi les pèlerins qui arrivèrent, se trouvait un pauvre qui demandait l’aumône aux étrangers. Par cas, je me trouvais dans le magasin des Pères, quand le pauvre mendiant, avant de quitter la Sainte Montagne, voulut acheter une simple médaille de Notre-Dame de la Salette. La personne qui tenait le magasin met la médaille sur le comptoir : le pauvre la prend et la baise avec amour, et la personne prend le sol, mais s’aperçoit que ce n’est qu’un demi-sol ! Vite, vite, elle rappelle le pauvre, lance contre lui son demi-sol, et se fait rendre la médaille (les demi-sols étaient alors en circulation dans tous les commerces de France).
Le pauvre avait beau dire qu’il n’avait que ce demi-sol, la personne était inflexible. Pour en finir, je donnai le sol et pris la médaille que je donnai à cet homme. Là-haut, on ne sait pas, quand on donne aux pauvres, qu’on prête à Dieu.
Par cette occasion de me trouver dans le magasin des Pères, je voulus m’assurer si, comme ils me l’avalent dit, ils ne vendaient absolument que des objets de piété. J’y trouvai des bijoux pour ornements des dames, des tabatières, etc., etc.
Il me semble, Éminence, que sur ce lieu saint, où la Très-Sainte Vierge a versé tant de larmes, où elle nous a rappelé l’observance de la sanctification du dimanche, il me semble, dis-je, que si ces Pères étaient pénétrés de la hauteur de leur mission, ils sacrifieraient leur avarices et seraient les premiers à donner le bon exemple, en fermant leurs marchandises les saints jours de repos.
Voici Mgr de Grenoble qui arrive : il salue en militaire avec la main au front. Il y a une petite discussion à la porte : c’est le P. Berthier qui veut entrer. On ferme la porte, et tous, nous nous asseyons. Le Congrès commence.
Le cardinal Ferrieri dit :
— Eh bien ! Monseigneur, on dit que vous avez fait une Règle pour vos missionnaires.
— Oui, Éminence.
— Et saviez-vous que la Sainte Vierge en avait donné une à Mélanie ?
— Oui, Éminence, mais ma Règle est bien autre que celle de Mélanie.
— Et comment vous est-il venu en tête de faire une Règle, tandis que vous saviez que la Très-Sainte Vierge en avait donné une à Mélanie ?
(Silence de Mgr Fava.)
— Mais au moins, vous avez consulté Mélanie pour faire votre Règle ?
(Silence de Mgr Fava.)
Le cardinal s’adressant à moi me dit :
— Est-ce que Monseigneur ne vous a pas consultée quand il fit sa Règle ?
— Non, Éminence, jamais.
— Eh bien ! nous ordonnons que Mélanie aille sur la Montagne de la Salette, avec la Règle qu’elle a reçue de la Sainte Vierge, et qu’elle la fasse observer par les Pères et les Religieuses.
— Éminence, dit Mgr Fava, je n’accepterai la Règle de Mélanie que quand l’Église m’aura prouvé qu’elle vient de la Sainte Vierge.
Et Mgr Bianchi, secrétaire, qui, selon les lois et les Règles ecclésiastiques, n’était ici que pour écrire les demandes, objections et réponses, mais vendu, dit :
— Éminence, vous ne savez pas que les Religieuses sont comme cela avec Mélanie ?
En disant ces paroles, il mit ses deux index l’un vis-à-vis de l’autre, en les faisant battre.
Alors je dis :
— Je n’ai jamais parlé avec les Sœurs qui sont là-haut. Comment pouvons-nous être en désaccord. Je l’ignore.
Son Éminence me demanda ce que je pensais de ce que venait de dire Monseigneur de Grenoble.
— Je me soumets en tout aux décisions de la Sainte Église !
Je compris bien, après, que j’aurais dû dire : « aux décisions du Saint-Père ». Ma bévue a été grande.
Monseigneur, désireux de savoir pourquoi les prélats qu’il avait achetés comme avocats n’étaient pas venus, s’en alla, et, restée seule, je témoignais de mon étonnement, au cardinal Ferrieri, de la solennelle rébellion de Mgr Fava contre la décision du Saint-Père. Il me dit :
— Que voulez-vous, les Évêques français sont tous des Papes ! Nous sommes obligés de les ménager pour ne pas occasionner un schisme. Ils ne sont pas Romains Papistes. Nous les supportons pour éviter un plus grand mal… Ah ! si vous saviez combien nous avons à souffrir de leur part.
Pour faire comprendre ce qui suit de la relation du Congrès, je dois dire que, depuis quelques mois, deux ou trois bons prêtres, désireux de se dévouer à l’œuvre des Apôtres des Derniers Temps, vivaient en communauté dans le premier étage du même palais que nous. Nous habitions le second étage, dans une autre aile du palais. — Il est bien, il me semble, inutile de dire que tout se faisait avec la bénédiction de Mgr Pétagna, de glorieuse mémoire. — Et pendant deux ou trois ans, j’ai payé le loyer de cet étage, avec les subsides que j’avais reçus pour la fondation de cette œuvre de la Mère de Dieu.
Ces bons Pères vivaient dans la retraite, la pénitence, la prière et l’étude sacrée. Ils ne montaient chez nous que pour les repas. — Un de ces Pères vit encore : on peut le consulter si on a quelque doute. — De tout cela je n’avais rien dit, ni rien laissé suspecter à l’Évêque de Grenoble, lorsqu’il vint chez moi à Castellamare di Stabia ; mais je pense que le fin Père Berthier ne perdait pas son temps, pendant que je m’entretenais avec Mgr Fava, et qu’il aura fait des questions aux personnes de la maison, et aussi à d’autres personnes qui, avec la meilleure bonne foi, l’auront mis en lumière. C’est pourquoi Mgr Bianchi, dès que le cardinal Ferrieri eut terminé et qu’il se levait de son siège, dit :
— N’est-ce pas, Éminence, qu’il ne faut pas élever autel contre autel ? On dit que Mélanie a des prêtres, tandis qu’il y a les bons missionnaires sur la montagne de la Salette : elle élève autel contre autel.
— Oh ! non, dit simplement son Éminence.
Et je dis :
— Je ne crois pas, Monseigneur, élever autel contre autel. Les Pères de la Salette sont missionnaires de la Salette, tandis que ceux d’Italie sont les missionnaires de la Mère de Dieu, et ils observent sa Règle.
— C’est mal, c’est mal, il ne faut pas faire cela, dit Mgr Bianchi.
Et nous nous séparâmes : le Congrès prit fin.
En sortant, je retrouvai mes compagnons dans l’antichambre. Ils me racontèrent les vives instances du Père Berthier pour assister au Congrès, comme avocat de Mgr Fava, ainsi que la fâcheuse mine de ce dernier, quand, en entrant, il ne trouva pas les Évêques qu’il avait invités. Par deux fois il demanda si un tel et un tel Évêque n’était pas venu. On lui répondit que beaucoup d’Évêques étaient venus, mais n’étaient pas entrés. Comme s’il eût été furieux, il avait repris :
— C’est moi qui leur ai dit de venir ; ils l’avaient promis : ils étaient engagés.
Et s’adressant à la personne qui avait gardé la porte :
— Peut-être que les évêques sont venus. Pourquoi ne sont-ils pas entrés ?
— Parce que j’avais la consigne de ne laisser entre personne, Excellence.
III
Comme toujours, le Père Berthier vint à notre hôtel prendre de nos nouvelles.
Le jour après, l’Évêque de Grenoble m’envoya chercher par le Père Berthier : Sa Grandeur voulait me faire visiter le… je ne sais pas précisément si c’est le Collège ou le Séminaire Français : c’était là que logeait l’Évêque de Grenoble, et où les femmes n’entrent jamais. Mais Monseigneur se faisait fort contre tous les règlements.
Le P. Berthier croyait sans doute, et de bonne foi, que Lui, étant venu me chercher, je serais allée seule avec lui. Mes fidèles compagnons de voyage se trouvèrent à partir avec moi. Nous entrâmes dans le parloir, où Mgr de Grenoble attendait ; et son déplaisir, en voyant que je n’étais pas seule avec le P. Berthier, se manifesta sensiblement à nos yeux.
— Eh bien, me dit-il, vous voilà. Attendez un instant. Je vais solliciter la permission pour vous au supérieur ; puis nous visiterons le Séminaire.
Et il s’éloigna.
Pendant ce temps, je pensais :
— Monseigneur n’obtiendra pas la permission. Il me semble que c’est bien ici que se trouve ce Directeur (ou professeur) qui ne croit pas à la Salette ; il fait même du mal aux séminaristes.
Je vois revenir Monseigneur. A son allure, je vois qu’il n’est pas satisfait. Il dit quelques paroles à voix basse ; puis il vint à moi ; puis il me fit retirer à part, et me demanda ce que j’allais dire au Pape.
— Je n’en sais rien, Monseigneur, car cela dépendra de ce que le Saint-Père me dira ou me demandera.
— Mais vous devez bien savoir un peu ce que le Pape vous dira ?
— Non, Monseigneur. Je n’ai pas encore pensé de penser à ce que me dira le Saint-Père.
— Ah ! vous n’êtes donc pas instruite : vous ne savez donc pas que le Pape est une personne comme une autre : et l’on doit penser, préparer ce que l’on a à lui dire.
— Ne sachant pas sur quel sujet, ni sur quoi le Saint-Père daignera me parler, je ne puis penser ; je m’abandonne, tout à la sainte volonté du bon Dieu.
— Eh ! bien, écoutez-moi bien. J’ai ici quelques billets de cent francs pour VOS MENUS PLAISIRS. Si le Pape voulait vous faire faire quelque chose ; à tout vous répondrez au Pape : que vous ferez comme voudra l’Évêque de Grenoble et tout de la manière que voudra l’Évêque de Grenoble. Et si le Pape vous disait d’aller à tel endroit et faire telle chose ; vous lui direz : « Je veux aller là où l’Évêque de Grenoble me dira d’aller ; je veux dépendre en tout de l’Évêque de Grenoble, qui est mon Véritable supérieur. » Et ces billets de banque sont pour VOS MENUS PLAISIRS.
Je répondis :
— Monseigneur, je ne dirai au Très-Saint-Père que ce que ma conscience me dictera au moment même que j’aurai l’insigne faveur de lui parler. Vos raisonnements sont bons, Monseigneur, mais ils ne sont pas les miens.
Et l’Évêque de Grenoble qui m’offrait (mais il tenait toujours les billets de banque sur l’ourlet, sur le bord de son portefeuille), se mit à les renfermer soigneusement. Et nous nous séparâmes. Et il n’envoya plus à l’hôtel prendre de nos nouvelles.
En nous en retournant à notre hôtel, mes compagnons me dirent :
— Pourquoi l’Évêque de Grenoble tenait-il en mains son portefeuille ouvert, tout le temps qu’il vous parlait ?
— C’est que son Excellence voulait m’acheter. Le marché n’a pas réussi : il a gardé ses billets de banque, et moi ma liberté de conscience.
Depuis ce jour, je ne revis plus l’Évêque de Grenoble, ni le Père Berthier.
IV
Ce fut, ce qu’il me semble, le trois Décembre, que j’eus la grâce d’une audience avec le Saint-Père Léon XIII.
Mes deux compagnons m’avaient sollicitée de demander à Sa Sainteté la faveur de lui baiser les pieds. Hélas ! Hélas ! l’entourage du Saint-Père était prévenu contre nous !… Le Saint-Père seul ignorait les intrigues, et de cela j’avais parlé à Son Éminence le cardinal Guidi, avant de me rendre chez le Saint-Père au Vatican.
Le Saint-Père me reçut avec bonté et me dit en bon français :
— Bien ! vous allez partir tout de suite pour la montagne de la Salette, avec la Règle de la Très-Sainte Vierge, et vous la ferez observer aux prêtres et aux religieuses.
(Ces paroles du Saint-Père confirmèrent ma pensée, que le Saint-Père n’avait encore rien su de ce qui s’était passé au Congrès.)
— Que suis-je, Très-Saint-Père, pour oser m’imposer ?
— Oui, je vous dis : Vous allez partir avec Monseigneur de Grenoble, et vous ferez observer la Règle de la Sainte Vierge.
— Très-Saint-Père, permettez que je vous dise que depuis longtemps, ces prêtres et ces religieuses vivent de la vie plus que séculière ; et qu’il leur sera très, très-difficile de se plier à une Règle d’humilité, d’abnégation. Il me semble plus facile de faire cette fondation avec des personnes séculières de bonne volonté, plutôt qu’avec toutes celles qui sont sur la montagne, et qui sont loin d’être de bons chrétiens.
— Écoutez. Vous allez aller là-haut avec la Règle de la Sainte Vierge, que vous leur ferez connaître. Et ceux qui ne voudront pas l’observer, l’Évêque les enverra dans quelque paroisse.
— C’est bien, Très-Saint-Père.
— Vous allez donc partir, et partir tout de suite. Mais comme, pour l’ordinaire, quand le bon Dieu daigne donner un règlement de vie monastique, il donne, il communique à la même personne l’esprit dans lequel doit être observé le Règlement, c’est pourquoi il faut que vous l’écriviez, quand vous serez à Grenoble, avant de monter sur la montagne de la Salette, et que vous me l’envoyiez.
— Oh ! Très-Saint-Père, de grâce, ne m’envoyez pas à Grenoble, sous Mgr Fava ; parce que je n’aurai pas ma liberté d’action.
— Comment, comment cela ?
— Mgr Fava m’ordonnerait d’écrire comme il veut, non comme veut l’Esprit-Saint.
— Mais non ! mais non ! Vous vous mettrez seule dans une chambre et vous écrirez. Quand vous aurez écrit bien des pages, vous me l’envoyez A MOI.
— Très-Saint Père, pardonnez si j’ose vous manifester mes difficultés ; quand j’aurai écrit deux pages, Monseigneur de Grenoble m’ordonnera de les lui remettre, et sous prétexte de mieux faire, il changera le tout, en m’ordonnant de copier ses explications sur le mode de pratiquer la Règle de la Sainte Vierge.
— Oh ! mais non. Voici ce que vous ferez : Quand vous aurez écrit partout dans une feuille, vous la mettrez vous-même dans une enveloppe, que vous cachetez bien, et vous mettez mon adresse comme cela : Sa Sainteté le Pape Léon XIII ; que c’est moi (sic), en mettant sa main sur sa poitrine.
— Très-Saint-Père, pardonnez si, de nouveau, j’ose manifester la répulsion que je sens en moi d’écrire sous l’autorité de Mgr de Grenoble. Sa Grandeur décachettera mon enveloppe, changera mes écrits, et fera copier sa réforme par une autre personne : de sorte que ce ne seront plus mes écrits qui parviendront à Votre Sainteté.
— Oh ! mais non. L’Évêque de Grenoble ne ferait pas cela !
— Très-Saint-Père, j’ai passé par ces voies : le vieux serpent ne dort jamais !
— Et comment faire ?
— Envoyez-moi, Très-Saint-Père, en tout autre pays, pourvu que je ne sois pas sous l’Évêque de Grenoble.
— Comment faire : j’ai donné ordre que vous iriez sur la Montagne de la Salette, pour faire observer aux prêtres et aux religieuses la Règle que la Très-Sainte Vierge vous a donnée, et qu’avant de monter, vous écriviez les Constitutions que vous m’enverriez ? Et vous savez que quand le Pape a donné un ordre, il ne peut pas revenir sur cela.
— Très-Saint-Père, Notre Seigneur vous a confié tout pouvoir sur la terre pour gouverner son Église ; or la terre est spacieuse pour aller et revenir.
— Écoutez. Priez bien cette nuit ; et demain je vous ferai dire ma décision.
— Très-Saint-Père, j’ai, dans la salle, le prêtre que mon saint Évêque de Castellamare a bien voulu me donner pour m’accompagner dans mon voyage, et une compagne : ils voudraient la faveur de votre bénédiction.
Aussitôt, l’Évêque Camérier, avec ennui, dit deux paroles au Saint-Père, qui paraissaient être un refus. Moi, ayant compris, je fis de nouveau ma demande. Enfin le Saint-Père dit de les faire entrer.
V
Nous rentrâmes à l’hôtel. Il était nuit. En peu de paroles j’écrivis à mon Saint Évêque, pour lui souhaiter la bonne fête : il s’appelait Xavier.
Le jour après, nous sommes allés de nouveau chez son Éminence le Cardinal Guidi, pour lui rendre compte de mon entretien avec le Saint-Père ; du mauvais effet que m’a donné tout l’entourage de Sa Sainteté le Pape Léon XIII ; des difficultés éprouvées pour que mes compagnons pussent se faire bénir par le Saint-Père…, et enfin, de la décision du Saint-Père, qui était que je restasse à Rome pour faire mes écrits, etc., etc.
Son Éminence Guidi se montra fort étonnée et peinée de ce que le Saint-Père n’avait pas reçu sa carte avec les quelques lignes qu’il lui avait adressées et envoyées par son secrétaire, afin de l’avertir, de le prémunir des pièges que les révoltés de la vérité de Notre Dame de la Salette pouvaient lui tendre.
— C’est incroyable, disait son Éminence, qu’ils aient arrêté mon écrit adressé au Pape. Et cependant, la personne qui a fait cela n’ignore pas la peine, la censure qu’encourt toute personne qui se permet de s’emparer d’une lettre venant d’un cardinal et adressée au Pape. C’est si vrai, que, même un cardinal, ne peut, en aucune manière, briser un cachet d’une lettre, ou d’un objet d’un autre cardinal. Ce qui m’est arrivé pour mon adresse au Pape est très-grave.
Mes compagnons racontèrent à Son Éminence ce qu’ils avaient vu avant mon audience, c’est-à-dire les billets de banque que Mgr de Grenoble voulait me donner, à condition que le ne dirais au Saint-Père que comme il allait me dire, lui, Évêque de Grenoble, et qu’après avoir été instruite, j’avais élevé la voix en protestant et disant que je ne parlerais ou ne répondrais au Saint-Père que selon ma conscience, et ce que le Divin Maître m’inspirerait dans le moment, puis l’air courroucé de l’Évêque de Grenoble.
Je dis, entre autre chose, à Son Éminence, que j’avais commencé d’écrire les Constitutions, étant à Castellamare di Stabia ; et que je désirais avoir ce cahier ; comme aussi quelque lingerie ; parce que je ne savais pas combien de temps me prendront ces écrits, Son Éminence, avec une paternelle bonté, dit à ma compagne :
— Envoyez tout ce dont Mélanie a besoin. Et vous me l’enverrez bien fermé, bien cacheté, à mon adresse que voici.
Et, tous les trois, nous reçûmes son adresse.
Puis son Éminence ajouta :
— Mélanie, ayez soin, quand vous quitterez votre chambre où vous écrirez, de bien la fermer, de mettre la clef dans votre poche, toujours, toujours.
En sortant de chez Son Éminence, nous nous dirigeons chez un papetier, pour acheter du papier, plumes, encre et divers objets, que je mis dans un foulard.
Nous nous retirions à notre hôtel, quand nous rencontrâmes le cardinal Ferrieri, accompagné de son Secrétaire, Mgr Bianchi. Il venait me chercher pour me conduire chez les Salésianes, al monte Palatino. Nous rentrons à l’hôtel, et là, seule avec le bon cardinal Ferrieri, il me renouvelle de la part du Saint-Père, que « Sa Sainteté désire que je ne reçoive personne, la curiosité des Romains étant grande ; leurs incessantes visites au parloir m’empêcheraient d’écrire. Elle désire que je sois parfaitement libre, tant d’écrire des lettres et de les cacheter moi-même, que d’en recevoir sans qu’elles aient été décachetées par qui que ce soit ».
Après nous partîmes.
(Il faut que je dise que j’avais averti ma compagne que, si je voyais de nouvelles scélératesses, je ne le lui ferais savoir qu’en deux mots, en langue grecque, et c’est ce qui arriva.)
Pendant tout le trajet, Mgr Bianchi m’exhorta à ne pas me laisser influencer par personne : « qu’à Rome, on ne croit pas que je sois libre dans mes actions ; et que toujours on voyait ces deux personnes près de moi, pour me donner des ordres. Qu’elles ont trop d’influence sur moi, etc., etc. »
— Monseigneur, lui répondis-je, Mgr l’Évêque de Grenoble a eu la preuve que je ne me laisse pas influencer. Il a eu la preuve que je me laisse encore moins acheter, c’est-à-dire, acheter ma liberté de conscience ; et sans aucun mépris pour son caractère sacré, j’ai méprisé les billets de banque qu’il m’offrait, pour que je répète au Saint-Père la leçon qu’il venait de me donner. Je désire que Dieu l’éclaire ; qu’il entre dans la voie de la justice ; sinon il sera foudroyé par les maîtres qu’il aura servis.
Changeant la conversation, Mgr Bianchi me dit :
— Qu’est-ce que vous portez là, dans ce paquet ?
— Des choses qui me sont nécessaires.
Monseigneur me laissa. Nous arrivions au monastère.
Son Éminence le cardinal Ferrieri me dit :
— J’ai une lettre du Pape pour la Communauté : pour vous présenter et vous recommander à ces bonnes religieuses. Entres autres recommandations, Sa Sainteté leur dit que vous devez avoir toute votre liberté, et la liberté de votre temps.
Le parloir s’ouvre. Je remercie chaudement Son Éminence et j’entre.
Ma première visite fut au Très-Haut, dans son Sacrement d’amour. Puis je fus conduite dans ma cellule, vraie cellule de Visitandine, où les portes n’ont pas de serrure. Dedans, une petite table à écrire, deux chaises et un lit. C’est tout. Donc, je ne pouvais pas enfermer mes écrits sous clef, la sœur qui m’avait montré ma cellule s’étant retirée pour entendre la lecture de la lettre du Saint-Père.
VI
Trois où quatre jours après, je reçus une lettre du P. Bernard, missionnaire de la Salette.
Sans m’étendre, je dis seulement que c’était une lettre de récriminations : « de ma désobéissance aux ordres du Pape, etc., etc. »
J’entrevis là l’action de Mgr de Grenoble et de Mgr Bianchi.
Je rendis grâces à Dieu de m’avoir délivrée de leurs mains. — Et surtout lorsque je compris la manière dont l’Évêque de Grenoble voulait se débarrasser de moi, ayant, à Grenoble, le P. Berthier pour complice.
Après environ sept ou huit jours, je reçus de ma compagne le cahier, les papiers, la cire pour cacheter et un voile.
Ces diverses choses avaient été soigneusement enfermées dans une boîte en bois adressée à Son Éminence le cardinal Guidi qui attacha de nouveau la boîte avec de forts rubans rouges, et scella le tout, et à plusieurs endroits, avec son sceau sur cire.
Ce fut la Supérieure qui m’apporta la boîte, en plein jour. Or elle avait été ouverte et fouillée, les rubans étaient coupés et les cachets enlevés. J’en fis la remarque à la Supérieure qui me répondit humblement : qu’elle était arrivée comme je la voyais.
Déjà, j’avais remarqué que les lettres que je recevais avaient été ouvertes ; et de Castellamare di Stabia, on m’avait fait comprendre, en langue étrangère, que mes lettres envoyées de Rome avaient été ouvertes au cabinet noir de Mgr Bianchi.
Je dois dire pour ne pas laisser croire qui est innocent de bonne foi que la Supérieure n’était pour rien dans les trames de Mgr Blanchi et de l’Évêque de Grenoble. Elle était une machine inconsciente dont se servait Mgr Bianchi.
J’écrivis à Castellamare, et de là on écrivit au cardinal Guidi, qui envoya demander à la Supérieure si elle avait reçu, pour agir comme elle le faisait, un ordre supérieur. — Elle répondit négativement. — Il l’invita à « s’en tenir aux ordres du Pape ».
En attendant, j’écrivais de jour et une bonne partie de la nuit. Je désirais avoir terminé en deux mois.
Tantôt la Supérieure venait me dire d’aller faire quelques tours dans le vaste jardin ; tantôt elle me disait de tenir compagnie à une infirme ; tantôt d’aller visiter les caves, les souterrains du palais des Césars ; et tantôt de venir à la récréation. — Mgr Bianchi, qui, sans doute, voulait ma sanctification, donna de nouveaux ordres à la Supérieure. Il est inutile de prolonger cette narration… Quelques jours avant mon départ pour Castellamare, la Supérieure, qui déjà m’avait dit que Mgr Blanchi venait souvent demander de mes nouvelles, vint me faire presque des excuses : « Si, quelquefois, elle avait outrepassé la discrétion à mon égard. » — Je l’embrassai avec affection, en l’assurant qu’elle m’avait toujours traitée avec trop de bonté. — Elle m’ouvrit son cœur : entre autres choses, elle me dit :
— Le Saint-Père a envoyé, trois fois environ, le Cardinal Ferrieri pour savoir si vous écriviez ; si personne ne venait vous visiter, et si le temps ne vous dure pas, étant enfermée. — Son Éminence paraît vous estimer beaucoup. Il m’a demandé des nouvelles de votre santé, il m’a recommandé de bien vous soigner. — Mgr Bianchi est venu, très-souvent, me demander bien des choses sur votre conduite dans la Communauté. Il me semblait tout irrité quand je lui disais du bien ; et me reprochait de ne pas assez vous faire pratiquer les vertus. Il m’avait ordonné de lui faire tenir toutes vos lettres, et aussi celles qui vous étaient adressées ; et, afin que vous ne voyiez pas qu’elles avaient été ouvertes, de ne vous les remettre que le soir, quand vous étiez à table. Il m’a commandé de vous humilier, surtout en public, de vous contrarier, de vous contredire en tout : « Faites-la aller à vos offices. » Et dernièrement il me dit : « Tâchez qu’elle ne donne pas d’ambassade aux personnes qui viennent dans le Monastère. Quand elle se rend avec les religieuses, repoussez-la, dites lui d’aller passer par où passent les mondaines. Ne lui faites garnir sa lampe du soir, que pour une petite heure. »
Après que j’eus fini mes écrits, je les fis porter au Cardinal Ferrieri pour le Saint-Père, ainsi que ma lettre adressée au Pape, dans laquelle je lui disais que j’étais à la disposition de Sa Sainteté, pour aller où elle me dirait d’aller.
Quinze jours passèrent et je n’eus aucune nouvelle. Un mois passé, toujours pas de nouvelles. Mais Mgr Bianchi est venu ces jours derniers. Je l’ai connu au zèle de la Supérieure. Cette fois-ci, on veut me faire Visitandine, on veut me cloîtrer. Déjà j’avais reçu cette nouvelle d’un prêtre français, à qui Mgr Fava avait écrit : « Enfin, elle est enfermée dans un cloître, d’où elle ne sortira jamais plus ! » — On avait compté sans le Très-Haut. Il est vrai qu’on a usé de tout le possible et l’impossible. — J’écrivis de nouveau au Saint-Père, qui, probablement, n’a jamais reçu mes lettres.
Je tombe malade : je garde le lit quelques jours seulement ; mais les luttes continuaient bravement. La Supérieure était jeune, les plus anciennes religieuses étaient à leur aise avec elle. C’est pourquoi, lorsque la Supérieure entrait avec moi à la récréation, une sœur dit :
— Ma Mère, Mélanie est trop faible pour venir ici. Voyez, elle semble une déterrée.
Et voyant que la Supérieure ne prenait pas garde, elle dit :
— Ma Mère, on nous a confié Mélanie bien portante et voyez-la maintenant !
Un autre jour, la même sœur lui dit :
— J’aimerais beaucoup que Mélanie restât longtemps, et même toujours avec nous, mais pas aux dépens de sa vie ; et vous savez comme elle nous a été recommandée. C’est devoir de conscience d’avertir le Saint-Père du danger qu’elle court.
En attendant, la lutte augmentait. Et par surcroît, il m’arrivait des lettres de la ville, où l’on me traitait de désobéissante, d’entêtée, de révoltée à la volonté du chef de l’Église et presque d’une damnée !!!
Entre temps, la Supérieure vint me dire : « qu’il ne convenait pas que je fusse sans voile dans la maison, tandis que les sœurs le portent. » Aussitôt je mis sur ma tête un voile que je ne quittai plus. — Puis elle m’insinuait de me faire Visitandine. Je lui dis que le Saint-Père Pie IX avait dit à mon saint Évêque que, « pour remplir ma mission, je ne pouvais pas être cloîtrée ». — Une autre fois, la sœur Placide dit à la Supérieure :
— Ma Mère, devant Dieu, pour la paix de ma conscience, je me décharge de la responsabilité que la Communauté avait acceptée, du soin de Mélanie, pour vous la laisser tout entière : parce que ce n’est pas à nous de donner d’ordres à Mélanie : c’est aux personnes qui nous l’ont confiée.
— J’ai écrit, dit la Supérieure, j’ai écrit deux fois.
Enfin, le Cardinal Ferrieri arriva, et entre autres choses il me dit que le Saint-Père a décidé que je retourne à Castellamare : et que je pouvais écrire pour que quelqu’un vienne me prendre. Ce qui fut fait.
VII
Dès que je fus en route, hors du couvent, je demandai à ma compagne s’il y avait encore, à Castellamare, des croyants au divin Message.
— Oui, me répondit-elle, mais à Rome, Mgr Fava, Mgr Bianchi et le Père Berthier n’ont cessé et ne discontinuent de semer partout calomnies criminelles et erreurs.
Ce qui se dit contre moi, repris-je, mes péchés le méritent ; et c’est un exercice de patience pour me bien faire entrer dans ma nullité. Quant au divin Message, il écrasera les ennemis du Très-Haut. Dieu ne dit-il pas, par la bouche de Jérémie, que sa parole est un feu ardent, et un marteau qui brise les pierres ? C’est pourquoi, qui s’insurge contre la parole de Dieu ne fait autre chose que d’être cause de la répandre davantage.
A ce moment arrivait à nous le bon Père Trévis, qui venait à notre rencontre. Entre autres choses, je lui dis :
— Avant de quitter Rome, je voudrais voir la nouvelle statue de Notre-Dame de la Salette, que Mgr Fava est venu commander.
Nous y allâmes.
Entrés dans les ateliers, nous vîmes diverses statues ébauchées. Une seule était finie. Mais aucune ne paraissait représenter une Vierge quelconque. Je dis au Père Trévis :
— Mais où est donc la statue, modèle de Mgr de Grenoble ?
— La voici, me dit le monsieur qui nous faisait visiter son atelier.
— Mais non ! mais non ! Monsieur ; ça ne peut pas être Notre-Dame de la Salette ! Elle n’a rien qui lui ressemble.
— Cependant, dit le monsieur, elle est exactement faite sur le modèle que vous voyez là derrière, et que l’Évêque de Grenoble m’a donné. D’ailleurs il doit être bien renseigné comme Évêque du diocèse où l’Apparition eut lieu.
— Sa grandeur Mgr Fava, oui, devait être renseigné ; mais le fait est qu’il n’a jamais interrogé aucun des deux bergers. Son modèle est donc tout entier fantaisiste : et avec raison vous pouvez mettre sur le socle de sa statue : « Statue de la vision privée de Mgr Fava ! » Elle ne sera jamais la statue de Notre-Dame de la Salette, dont on ne voyait pas les cheveux, et qui portait une grande croix sur sa poitrine. La madone, par charité, par compassion, est venue nous enseigner en paroles et en exemple. Un jour Dieu vengera le mépris fait à sa divine Mère !
Nous nous retirions. Le monsieur, à voix basse, demanda à M. Trévis : « qui était cette dame à l’air renseigné sur le costume de Notre-Dame de la Salette ? »
Comme j’allais quitter Rome dans la soirée, M. Trévis lui dit :
— C’est la Bergère de la Salette…
Nous nous dirigeâmes à l’hôtel, et de là à la gare pour Naples. C’est alors que le Père Trévis et ma compagne dirent les intrigues, les calomnies que Messeigneurs Bianchi, Fava et le Père Berthier avaient répandues à Rome et en France par écrit. Tout cela ne me touchait pas : c’était tout à mon profit. Ce qui me bouleversait, c’était la fausse statue en marbre commandée par l’Évêque de Grenoble, et qui devait être couronnée, cette même année 1879, sur la Montagne de la Salette !!!
— Mon Dieu ! ne permettez pas que l’erreur de l’Évêque de Grenoble et du Père Berthier triomphe ! Vous, à qui rien n’est impossible, arrêtez les vains complots des ennemis de la vérité. Ayez pitié de votre peuple ; ayez pitié de l’aveuglement de beaucoup de vos oints ; convertissez-nous tous à vous, Seigneur Jésus !
Le soir, nous prîmes le train pour Naples-Castellamare di Stabia, et ce fut pendant ce voyage que mes compagnons m’apprirent la nouvelle guerre que les journaux noirs faisaient à la divine Apparition, qui disaient :
« Qu’en versant d’abondantes larmes, lorsque j’étais auprès du Saint-Père, je lui avais déclaré n’avoir rien vu sur la Montagne » ;
Qui disaient :
« Que le Pape ne croyait pas à l’Apparition ; et que c’est pour cette raison que le Pape fait faire une statue qui ne représentera pas Notre-Dame de la Salette » ;
Qui disaient :
« Le Pape ne veut plus qu’on mette les enfants devant les statues de Notre-Dame de la Salette » ;
Qui disaient :
« Mélanie n’a pas voulu obéir au Pape : elle est excommuniée » ;
Qui disaient :
« Le Pape a emprisonné Mélanie à Rome. Elle fait du tapage. Elle veut sortir, et le Pape ne veut pas qu’elle sorte, etc., etc. »
VIII
Nous voici arrivés à Castellamare. Une profonde tristesse me serre le cœur. Je ne retrouverai plus Monseigneur Pétagna, mon saint Évêque.
Il avait quitté la terre d’exil depuis quelques mois ; il était allé recevoir la noble et sublime récompense que Dieu réserve à ses plus dignes Ministres, à ceux qui ont combattu le bon combat pour la justice.
Quelques mois après, les journaux et les imprimés pleuvaient de tous côtés, annonçant avec pompe : « le couronnement de la statue en beau marbre blanc, exécutée sous les yeux du Souverain Pontife, selon le modèle que lui avait donné Monseigneur Fava !! »
Entre temps, je recevais de Rome une lettre, et le jour après, j’en recevais plusieurs de diverses personnes, de Rome aussi, qui, toutes disaient à peu près ce qui suit :
« Je ne sais, chère Sœur, si vous avez entendu parler du bruit qui court à Rome ? On dit que, depuis mai dernier, la nouvelle statue de Mgr de Grenoble n’a pas été travaillée : parce que le sculpteur est atteint d’infirmité à un bras. »
Une autre lettre :
« Savez-vous, ma très-chère Sœur, que le sculpteur de la Vierge de Monseigneur Fava a été frappé de paralysie au bras ? »
Une autre :
« On vient de nous apprendre que le couronnement de Notre-Dame de la Salette n’aura pas lieu cette année, à cause d’un accident arrivé au Maître sculpteur, qui a une paralysie dans les bras : il n’a pas pu faire à temps son travail. Ou, si le couronnement a lieu, on couronnera le modèle en craie (plâtre), en attendant que la statue en marbre s’achève… »
Ce qui est vrai, c’est qu’en septembre 1879, on a couronné, avec grande pompe, le modèle (en plâtre !) de Mgr Fava : par la raison que la reproduction en marbre n’avait pu être terminée. On n’en disait pas la raison vraie.
De plusieurs côtés on m’écrivait pour informations, et on me donnait les nouvelles qui circulaient en France et qui venaient de Mgr Fava et du P. Berthier. Tantôt c’était que « le sculpteur avait dû s’absenter ». Tantôt c’était qu’« il s’était trop fatigué. On lui avait ordonné un certain temps de repos, etc., etc. ».
Mais, dans mon cher pays des montagnes, où les journaux ne pénètrent pas : les chemins de fer les plus rapprochés étant à plus de quatre heures de voiture, on ne connaissait que ce que les Pères de la Salette disaient, c’est-à-dire : « La statue en marbre blanc sera très-ressemblante ; un chef-d’œuvre de l’art[70]. Le modèle a été fait par Sa Grandeur Mgr l’Évêque de Grenoble ; et sur ce modèle merveilleux, la statue sera faite à Rome, sous les yeux du grand Pape Léon XIII. Les bergers n’ont pas su rendre le costume de la Vierge. Notre grand Évêque Mgr Fava, a mieux compris et il a pu rendre l’exactitude de ce costume du Ciel dans son modèle qui est ravissant de beauté[71]. »
[70] Ce chef-d’œuvre de l’art est d’une ânerie et d’une laideur incompréhensibles pour quiconque ignore la profonde inintelligence esthétique des chrétiens modernes.
[71] Il faut être missionnaire de la Salette ou rédacteur de La Croix pour écrire une telle réclame, où TOUS les mots sont ridicules.
Le jour du couronnement, les foules étaient accourues. Je laisse la parole à un témoin oculaire qui m’a raconté le fait :
« La Basilique était parée. La nouvelle statue venue de Rome était sur le Maître-Autel ; mais cachée par un rideau. Tout le monde palpitait du désir de voir la vraie Notre-Dame de la Salette. Les personnes qui se trouvaient au bas de la Basilique montaient sur leurs chaises, pour la voir des premiers. On trouvait l’office trop long. Enfin on entend un bruit sourd. C’était la foule qui disait qu’on avait vu bouger le rideau. Enfin, voilà le rideau qui se baisse lentement. On ne voyait encore que la tête, quand les habitants de nos contrées s’écrièrent :
« — Ce n’est pas ça ! Ce n’est pas Elle ! Elle a ses cheveux éparpillés sur ses épaules !
« Le rideau continuait à descendre ; et toujours et à mesure qu’on voyait plus distinctement, les personnes disaient avec étonnement :
« — Oh ! ce n’est pas Notre-Dame de la Salette : elle n’a pas sa Croix !
« — Oh ! on lui voit les mains, et elle a un manteau comme les demoiselles de Paris : ce n’est pas Elle, ce n’est pas Elle.
« Et ce fut une générale désapprobation ; jusqu’à ce que le chant couvrît les murmures de tous ces braves gens[72]. »
[72] Le cardinal Guibert, délégué de Léon XIII, ne voulant, à cause de son grand âge, monter les marches du reposoir, un missionnaire prit le diadème et le plaça lui-même sur la tête de la statue de plâtre. On la mit au rebut, quand la statue de marbre fut achevée. Laquelle des deux est couronnée ? Ni l’une ni l’autre. 1o Le Saint-Père ne couronne pas une statue en plâtre ; 2o Il est essentiel que la couronne soit placée par le délégué : il peut se faire aider, mais il faut qu’il intervienne physiquement ; 3o La statue doit être celle qui sera honorée.
Le décret du couronnement de Notre-Dame de la Salette n’a donc pas été exécuté ! Quand on l’exécutera, on couronnera la vraie statue de l’Apparition. La prière de Mélanie : « Mon Dieu, ne permettez pas que l’erreur de l’Évêque de Grenoble et du Père Berthier triomphe, etc. » ne pouvait être plus complètement exaucée. Tout fut manqué, même le Discours. Mgr Paulinier, qui devait le prononcer, se trouva fatigué, Mgr Fava LUT des tirades contre les francs-maçons. Même la procession, on ne put la faire. Aucun ordre dans cette foule mécontente. — Aucun miracle n’a été accordé aux prières faites devant cette statue. Mélanie avait dit : « La statue du faux couronnement ne fera jamais de miracles. »
Je réponds, ici, à deux demandes qui m’ont été faites souvent :
1o Pourquoi les Médailles et les Images représentant Notre-Dame de la Salette ne sont-elles pas répandues en tous pays, comme le sont, ordinairement, toutes les autres médailles et images miraculeuses ?
2o Pourquoi ne trouve-t-on pas à acheter des médailles ou des images de Notre-Dame de la Salette, chez aucun des marchands d’objets de Piété ?
Cette question, je me l’étais faite à moi-même ; et je souffrais de cette privation. J’aurais voulu en acheter, pour répandre la dévotion à cette douce Mère partout où j’allais. Ce ne fut qu’en 1871 que je découvris le truc du vieux serpent.
J’étais venue en France voir ma regrettée mère ; puis à Lyon pour voir une de mes sœurs. Après être allées à Fourvières, nous entrâmes dans presque tous les magasins d’objets de piété, sans avoir pu trouver une seule médaille ou image de la Salette !…
Alors, je dis à ma sœur :
— Sais-tu où se frappent ces médailles ?
— Oui, me dit-elle.
— Conduis-moi.
Nous arrivons et je demande cinq ou six grosses. Le patronne me répond qu’elle n’en avait plus.
— Comment, lui dis-je. C’est bien ici que se frappent ces médailles qui se vendent sur la montagne de la Salette ?
— Oui, me dit cette dame, mais les missionnaires nous ont donné leur confiance, en posant la condition que seront exclus tous les autres négociants d’objets de piété. Vous pouvez trouver des médailles chez les Pères de la Salette.
Voilà comment j’ai appris, le cœur rempli de douleur, pourquoi, dans les autres magasins, les médailles de Notre-Dame de la Salette ne se trouvent pas.
Ne faut-il pas que ces pauvres misérables Pères aient perdu de vue le Très-Haut, leur âme, l’éternité des peines, pour oser substituer leur gloire, leur intérêt matériel, à la gloire de ce Dieu qui doit les juger ?… oh !… oh !… où en sommes-nous arrivés !… Et ces êtres osaient se dire les Missionnaires de la Salette, tandis que toute leur préoccupation était d’entasser trésors sur trésors, et qu’ils haïssaient les pauvres ! Ils ont laissé avoir faim le bon, le désintéressé, le vertueux Maximin, qui aurait fait pleurer de compassion les pierres !
Sœur Marie de la Croix, Bergère de la Salette
Pour copie conforme, le 18 mai 1904.
H. Rigaux,
Curé d’Argœuves.