Celle qui pleure (Notre Dame de la Salette)
Oraison funèbre
de
Sœur MARIE de la CROIX, née Mélanie CALVAT,
Bergère de la Salette
prononcée à Messine et, au Service anniversaire, dans la
Cathédrale d’Altamura,
par le Chanoine Annibal-Marie de France.
publiée avec l’imprimatur de Monseigneur Letterio, archevêque de Messine.
« Cantabiles mihi erant justificationes tuæ in loco peregrinationis meæ. »
« J’ai chanté vos justifications dans le lieu de mon pèlerinage. » (Ps. 118, 54.)
Une créature angélique, un pur idéal d’innocence et de vertu, une existence humaine sans tache, très-suave, pleine des plus saintes aspirations de Dieu, de sa gloire et de son éternel Amour, est passée par cette vallée de larmes.
Quand une personne aimée de nous s’envole dans la mort, il en reste un vide que l’on voudrait combler par le souvenir de la chère mémoire et par des larmes répandues sur la tombe qui renferme la dépouille aimée. La religion sanctifie ce sentiment et l’élève au sublime. Elle nous convoque à des cérémonies funèbres, met sur nos lèvres des prières et des cantiques pour nos défunts, nous fait assister au grand Sacrifice de l’Expiation et écrit sur la tombe de ceux qui ne sont plus : Qui credit in me, etiam si mortuus fuerit, vivet.
Mais, quand se présente le cas exceptionnel que la personne défunte et regrettée a été l’une de ces âmes rares, consacrées aux plus hautes perfections, dans lesquelles se trouve un je ne sais quel air surnaturel et divin, quand ses affections ne se sont pas trouvées renfermées aux seules limites de la nature, mais ont présenté l’empreinte de l’éternelle Charité, quand les phases de sa vie et de sa mort sont accompagnées d’évènements et de circonstances qui sortent de l’ordinaire, oh ! alors la tombe de cette créature d’élection est un autel, sa mémoire une bénédiction, les cérémonies funèbres elles-mêmes, les notes plaintives de l’orgue et les voix lugubres des chantres se changent en un hymne de fête, ou bien forment l’écho de ces célestes cantiques dont les anges accompagnent cette âme accomplissant son pèlerinage au royaume de la Gloire.
Et telles sont bien les solennelles obsèques et les cérémonies dont nous offrons aujourd’hui le tribut à notre bien-aimée défunte, à Mélanie CALVAT, la célèbre bergerette de la Salette.
Des sentiments d’affection et de foi, une intime reconnaissance et une sainte vénération, voilà les émotions que nous ressentons, nous souvenant d’elle à la face de Dieu et des hommes. Elle nous a appartenu : il fut grand l’amour qu’elle eut pour nous, grand aussi l’amour dont nous l’avons aimée. Maintenant, nous cherchons un soulagement à notre douleur, nous voulons nous mettre en rapport avec cette chère âme, belle, innocente, tout imprégnée de l’amour de Jésus et de Maris, qui, néanmoins, palpite pour nous ; nous voulons l’invoquer sur la terre pour quelle nous entende du Ciel ; nous voulons demander sa médiation pour qu’elle le prie pour nous.
Vous, jeunes sœurs qui, avec vos orphelines, l’avez eue plus d’une année, comme votre Mère et votre Maîtresse de sublime vertu, vous éprouvez bien vif le besoin de témoigner à cette sainte âme, une fois de plus, combien sont grands vos sentiments de vénération, de tendresse et d’amour pour elle.
Ainsi donc, courage, contemplons-la dans la Foi, brillante et souriante, bien qu’invisible à nous dans ce saint temple (innixa dilecto suo), appuyée sur son Bien-Aimé, et commençons son éloge après avoir invoqué le nom de Jésus.
Mélanie de la Salette naquit à Corps, petit bourg de France, dans le diocèse de Grenoble, le 7 novembre 1831, de parents respectables. Son père était maçon et scieur de long et se nommait Pierre CALVAT. Sa mère se nommait Julie BARNAUD.
Les historiens de la célèbre apparition de la Très-Sainte Vierge à la Salette disent qu’avant ce grand évènement, MÉLANIE n’était qu’une pauvre petite bergère fruste et ignorante, incapable d’apprendre le Pater. Mais combien ils se trompent ! De grands mystères s’étaient déroulés entre Dieu et son âme, depuis son enfance. Son bon père, quand elle n’avait que trois ans, lui montra un Crucifix et lui dit : Vois, ma fille, comme Notre Seigneur Jésus-Christ a voulu mourir sur la Croix par amour pour nous ! La petite fille fixa des regards attentifs et, comme éclairée d’une lumière supérieure, sembla avoir pénétré en silence le sens intime de cette parole et de cette image. Depuis lors, une impulsion intérieure la poussait à l’amour de la Croix et du Crucifié. Avec une intelligence incomparablement au-dessus de son âge, elle disait : « Le Crucifix de mon père ne parle pas, mais il prie en silence, je veux l’imiter, je me tairai et je le prierai en silence. » C’est ainsi qu’elle se préparait à la contemplation. La mère de la petite fille, femme non méchante, mais colère, la grondait sans cesse et lui intimait l’ordre de sortir de la maison. La petite Mélanie souriait néanmoins et s’efforçait d’embrasser cette mère irritée. Un jour, elle avait près de cinq ans, sa mère lui ordonna de s’en aller et de ne plus revenir. La pauvre petite se retira dans un bosquet voisin et se plaignant de son triste sort, comme elle écrit dans quelques-uns de ses mémoires, elle s’assit au pied d’un arbre, lasse et oppressée, et s’y endormit. Un songe mystérieux se présenta à elle et fut comme le prélude de toute sa vie, de tout son pèlerinage terrestre. Il lui sembla voir l’enfant Jésus, du même âge qu’elle, vêtu d’une robe rose, qui, l’abordant, lui dit : « Petite sœur, ma chère petite sœur, où allons-nous ? » Poussée par un instinct divin, elle répondit : « Au Calvaire. » Alors, le céleste enfant la prit par la main et la conduisit sur la montagne sainte. Pendant ce voyage, le ciel se couvrit de nuages et s’obscurcit, et une grande pluie de croix de toutes dimensions lui tomba sur les épaules. Une foule de gens lui adressaient des injures et lui témoignaient leur mépris. Effrayée, elle serra la main de son guide céleste, dont elle avait perdu la vue agréable au milieu des ténèbres. Tout à coup, elle lâcha la main qui la conduisait et tomba dans une profonde désolation. Néanmoins, le voyage se termina et elle arriva sur le Calvaire. Là il se passa une scène horrible. En bas, il s’ouvrit un gouffre de feu, dans lequel des multitudes de gens se précipitaient ; l’âme épouvantée, et obéissant à une impulsion divine, elle s’offrit comme victime de toute souffrance pour le salut éternel des âmes, pour la conversion des pécheurs.
A ce moment, la petite fille s’éveilla ; le soleil apparaissait à l’horizon, ce songe avait duré toute la nuit.
De retour à la maison paternelle, elle ne raconta rien de ce qui s’était passé cette nuit, mais garda le silence pour imiter le Crucifix de son père. Une vie nouvelle de souffrance et de recueillement commençait pour elle. Le céleste enfant qu’elle avait vu en songe lui est toujours présent à la pensée, elle lui parle dans le plus intime secret de son cœur, elle lui offre ses travaux et ses souffrances, et il lui semble qu’il l’appelle toujours du doux nom de « petite sœur, ma chère petite sœur », au point que, chaque fois qu’on lui demandait quel était son nom, elle répondait avec une grande simplicité : « Petite sœur ».
Ainsi cachée et absorbée par les précoces contemplations d’une vie remplie d’immenses grâces du ciel (dont la révélation causera sans doute une grande surprise dans le monde religieux), cette créature d’élection, dès son jeune âge, buvait en silence le calice des humiliations et des mépris, chassée inhumainement plusieurs fois de la maison maternelle, et envoyée, çà et là, au service de plusieurs familles de paysans.
Un jour, sa mère irritée voulant, en quelque sorte, s’en défaire, la mit, par punition (elle nous l’a dit, il y a quelques années, en souriant), en service sur les montagnes alpestres de la Salette, dans une pauvre famille de paysans qui lui confièrent le soin de mener leurs vaches au pâturage.
Ces montagnes appartiennent à la grande chaîne des Alpes françaises, élevées de près de 2,000 mètres au-dessus du niveau de la mer. Là, l’hiver est très-rigoureux, mais quand une belle journée de printemps ou d’été y fait briller les rayons du soleil, elles offrent un spectacle sublime et enchanteur. Au loin, tout en haut, à l’horizon, une ceinture de montagnes escarpées, ici des vallées profondes et, tout autour, des collines et des plateaux revêtus de verts tapis d’herbe mêlée de petites fleurs sauvages. Ce lieu solitaire, où l’on ne voyait presque jamais un être humain, fit vite les délices de cette âme innocente, cachée, séparée du monde et comme intimement unie à son Créateur. Alors, elle goûtait les paroles du docteur de Clairvaux : « O bienheureuse solitude, ô seule béatitude ! »
Mais quels étaient les mystères du divin amour qui se déroulaient dans ces lieux solitaires entre cette âme choisie et son Dieu ? Il a été dit : « Je la conduirai dans la solitude et je parlerai à son cœur. » Elle prenait plaisir, pendant que ses vaches paissaient, à parler avec les fleurettes du bon Dieu, comme elle le disait, à les inviter à louer le Créateur, et à les plaindre de ne pouvoir l’aimer.
Le 19 septembre 1846, un samedi, survint, sur la montagne de la Salette, cette célèbre apparition de la Très-Sainte Vierge à l’heureuse bergerette et au petit Maximin, qui, pour huit jours, venait, lui aussi, sur cette montagne avec ses vaches.
La Sainte Mère de Dieu apparut avec les signes de la Passion, pleurant pendant tout le temps qu’elle parla aux deux bergers, menaça des châtiments divins à cause du mépris et de la profanation du Dimanche et confia deux secrets, l’un à Mélanie et l’autre à Maximin. Avant de disparaître, la Sainte Vierge avait dit : « Mes petits enfants, tout ce que je viens de vous confier, faites-le savoir à mon peuple. »
Cet ordre de la Très-Sainte Vierge fut le point de départ d’un autre genre de vie pour la jeune bergère. Elle fut comme arrachée à sa chère solitude, enlevée à l’oubli et au mystère de sa vie cachée, et investie d’une mission qui devait lui causer des douleurs et des larmes, des ovations et des mépris, la vénération et la calomnie, et de longues pérégrinations de pays en pays. « Cantabiles mihi erant justificationes tuæ in loco peregrinationis meæ. »
Ce ne fut que grâce à une continuelle assistance surnaturelle qu’elle put résister et persévérer jusqu’à la fin.
L’apparition de la Salette a été une manifestation de la Mère des Douleurs. La Très-Sainte Vierge était apparue pendant les vêpres qui précédaient la fête de Notre-Dame des Sept Douleurs. Elle avait un crucifix sur sa poitrine, ainsi que le marteau et les tenailles, symbole éloquent de la mère broyée et désolée.
A partir de ce moment, Mélanie fut appelée à participer plus intimement aux peines de Jésus et de Maris.
Chassée de France par Napoléon III, elle alla en Angleterre et fit sa profession parmi les Carmélites de Darlington.
Quand vint le moment de publier le secret de la Salette, elle fut relevée de ses vœux par Pie IX et, depuis ce jour, qui pourrait dire les multiples vicissitudes traversées par cette créature unique ?
Encore jeune, avec ses vingt-six ans, elle se trouve seule dans le monde, fugitive, errant à l’aventure, un peu dans un pays, un peu dans un autre. Mais son esprit comme son cœur se trouvaient toujours concentrés sur un seul point : l’accomplissement de la volonté divine. En quelque lieu qu’elle se portât, il semblait qu’autour d’elle l’atmosphère se purifiait et, à son aspect, chacun était frappé de sa modestie, de sa suavité et même de son silence. Quand elle se trouvait dans une église, son recueillement et son attitude humble faisaient entrevoir quelque chose de sa sainteté cachée. Elle restait ignorée partout où elle se rendait, mais lorsque, après un certain temps, elle était reconnue et devenait un sujet de vénération, la pure colombe du Seigneur prenait son vol vers d’autres régions.
En religion, elle avait pris le nom de Sœur Marie de la Croix et elle le conserva toujours. Dieu la voulait sans cesse crucifiée.
Douée d’une sensibilité exquise, d’un esprit sagace et pénétrant, profonde et intime dans ses affections, très-sensible dans sa compassion des misères humaines, très-généreuse pour le Zèle de la gloire divine et le salut des âmes, elle passa toute sa vie en une agonie spirituelle que l’on ne pourra comprendre qu’en Dieu. Ses journées et ses nuits furent remplies de ses pleurs continuels et de ses gémissements de mystique colombe. La plainte de la Très-Sainte Vierge sur la montagne de la Salette était toujours présente à son esprit, elle y associait ses larmes qui, à la fin, allèrent jusqu’à faire baisser sa vue. Mais les rayons vifs et pénétrants de ses yeux noirs pleins d’intelligence et contemplatifs ne furent pas amoindris.
C’est à l’école de la souffrance que se façonnent les trempes fortes et robustes de l’esprit. Mais quelle différence entre les héros de la religion et ceux du siècle ! La souffrance des Saints, c’est l’imitation de Jésus-Christ, le pur amour de Dieu, l’amour de la Croix, le triomphe de la grâce sur l’humaine faiblesse, c’est une souffrance qui se réjouit de donner une preuve d’amour à l’Aimé, qui s’enivre dans la souffrance elle-même et lui fait prendre part à cette soif Mystérieuse qui faisait crier au Divin Rédempteur sur la montagne du Sacrifice : « Sitio », J’ai soif !
La souffrance des âmes qui aiment Dieu a des motifs très-élevés et des fins sublimes. Le cœur, l’âme, les sens sont mis comme en un creuset parce que Dieu n’est pas aimé, parce que l’on craint de l’offenser, ou souvent parce que, dans le secret de l’esprit, le vivant Soleil de la Divine Présence se trouve comme obscurci, ou simplement parce que l’âme aimante voudrait comme s’anéantir afin que Dieu fût glorifié, ou parce qu’elle voudrait s’échapper du corps et voler vers les divines caresses, et que l’heure et la minute ne sont pas arrivées. C’est ce qui faisait crier au Prophète : Hélas, mon pèlerinage n’a pas encore assez duré !
Telle était la souffrance de cette créature privilégiée. Quelles ont été ses tribulations intérieures, d’un genre plus qu’ordinaire, ce n’est pas ici le lieu de les dépeindre. Elle a confié à une personne que, toute jeune encore, elle eut dix années d’enfer dans son esprit. Alors on la crut folle ou hallucinée, alors on la conduisit à la Grande Chartreuse. Néanmoins, chose merveilleuse que l’on ne rencontre que dans la vie des Saints, elle-même n’était jamais rassasiée de souffrir pour Jésus-Christ. Elle disait dans ses transports : « Je demande au Seigneur de me faire souffrir et de me cacher. » Véritable caractère d’une vertu solide et d’une profonde humilité.
Et ici, je ne dois pas passer sous silence un long et saint martyre que souffrit cette sainte privilégiée pendant toute sa vie.
Admettant, bien qu’avec une foi purement humaine, l’apparition de la Très-Sainte Vierge à la Salette, nous pouvons également admettre, en raison de diverses déclarations explicites de Mélanie CALVAT, que la Très-Sainte Vierge, dès qu’elle lui eut confié un secret, lui aurait ensuite révélé qu’il sortirait de la Sainte Église un insigne ordre religieux, dit des nouveaux Apôtres ou des Missionnaires de la Mère de Dieu, qui seront répandus par tout le monde et feront un bien immense à la Catholicité. Cette congrégation comportera un second ordre et un Tiers-Ordre. Ils seront enflammés, pour la gloire de Dieu et le salut des âmes, d’une ardeur semblable à celle des premiers Apôtres. Les paroles contenues dans le Secret de Mélanie et par lesquelles la Très-Sainte Vierge annonce la formation de ce grand ordre religieux n’ont, en vérité, rien de notre humanité ; elles respirent un souffle divin, elles sont la simplicité mise en harmonie avec le sublime. La Très-Sainte Vierge, après avoir annoncé cet évènement futur, donna à Mélanie la règle que devait suivre ce nouvel ordre religieux. Cette règle, Mélanie la conserva de mémoire dans son esprit pendant douze ans, sans l’avoir écrite. « Il semblait qu’elle était imprimée en moi », disait-elle. Plus tard, le moment marqué par la Très-Sainte Vierge pour la divulgation du Secret étant arrivé, Mélanie écrivit cette règle, mais alors il lui devint impossible de bien la conserver présente à la mémoire.
Cette règle fut soumise au jugement d’une commission de cardinaux de la Sainte Église et jugée par eux irréprochable. Elle est comme un chapitre de l’Évangile et contient la quintessence de la perfection chrétienne mise en pratique avec la plus grande douceur et avec charité.
Or Mélanie souffrit pendant toute sa vie une agonie spirituelle, dans l’attente de voir l’accomplissement de la parole de la Très-Sainte Vierge et l’organisation des nouveaux Apôtres de la Sainte Église. Loin de là, elle fut témoin des persécutions que la dévotion à Notre-Dame de la Salette eut à supporter, par la volonté de Dieu, et au point qu’à chaque persécution, cette dévotion semblait devoir s’anéantir. Ses regards étaient toujours tournés vers Rome, attendant que la suprême autorité de l’Église couronnât de gloire et d’honneur la Salette, et qu’il en sortît enfin la fondation après laquelle elle soupirait. Mais la prudence du Saint-Siège en pareille affaire et la divine Providence qui règle et dispose tout avaient amené cette sainte créature à une continuelle et parfaite résignation à la volonté divine. Alors, elle aura dit avec Ezéchias : « Ecce in pace amaritudo mea amarissima ! » Souvent, elle se considérait elle-même comme un obstacle à l’accomplissement du plan divin, et alors elle s’anéantissait devant Dieu, se mortifiait de différentes manières et souhaitait la mort, soupirait après elle, la demandait dans ses prières.
C’est de cette manière que cette pauvre exilée sur la terre chantait le cantique de ses destinées. « Cantabiles mihi erant justificationes tuæ in loco peregrinationis meæ. »
Si celle qui apparut sur la montagne de la Salette fut la Très-Sainte Vierge Marie, la Mère immaculée de Dieu, si ce fut cette Mère incomparable qui confia son secret à Mélanie et à Maximin et donna une règle très-sainte pour un nouvel ordre religieux très-nombreux des derniers Apôtres, qui pourra douter que la promesse de la Reine du Ciel doit recevoir son entier accomplissement ? Dans ce cas, réjouis-toi, ô innocente bergère de la Salette, réjouis-toi en Dieu, ô âme choisie entre mille ; ton long martyre n’a été qu’une préparation à une grâce si ineffable ! Le sacrifice de ta vie simple, offerte en holocauste à travers les souffrances et les mortifications de toutes sortes, sera béni de Jésus et de Marie, et son fruit sera une génération d’élus. Et qui pourra les nommer ? Generationes ejus, quis enarrabit ?
Que Dieu est admirable dans ses œuvres ! La vie humble, cachée et pénitente de Mélanie sera devenue, en face de l’infinie bonté de Dieu, un titre à sa miséricorde en faveur de l’humanité ; la vie de Mélanie, qui commençait à être connue et admirée, maintenant qu’elle-même est séparée de ce monde, sera peut-être un motif pour hâter cette divine règle, dictée par la Très-Sainte Vierge et, par suite, les biens immenses qui pourront en découler.
Dieu connaît le chemin des cœurs. Il est écrit que belles sont les voies de la Sagesse : « Viæ ejus viæ pulchræ. » Lorsque dans la vie d’une sainte créature, à une solide vertu se trouve joint un ensemble de situations diverses, d’évènements et de fruits intrinsèques et extrinsèques, dans lequel le beau, le sublime, le pathétique frappent, attirent, envahissent le cœur et l’imagination, alors tout l’homme est conquis et gagné à la vérité.
J’ai cru découvrir quelque chose de semblable dans cette vie et dans les diverses péripéties traversées par cette élue du Seigneur, au point de ne savoir s’il fut, à notre époque, dans le monde, une autre qui pût lui être comparée. Les quelques mémoires qu’elle écrivit sur elle-même, par obéissance, mettront le comble à ces merveilles. Tout d’abord, c’est une petite fille qui habite dans les bois, souvent entourée d’animaux sauvages et d’oiseaux divers, se jouant avec les uns comme avec les autres : puis c’est une jeune bergère solitaire qui conduit les moutons et les vaches dans les endroits escarpés et sauvages et là, assise à l’ombre d’un arbre touffu, prie ou cause avec les fleurs.
Mais voici que les grandes splendeurs du surnaturel l’environnent, la transportent jusqu’au ciel. La Toute Belle, Celle qui est lumière, amour, grâce, poésie de l’infini, la Vierge Marie se montra à Elle, lui parla. Voici que le nom de la petite bergère inconnue vole de bouche en bouche et remplit le monde.
Oh ! combien ont envié son sort ! Combien ont désiré la voir ! la vénérer ! combien ont essayé de baiser au moins le bord de ses vêtements. Mais la voici devenue plus belle encore du soin continuel et plein d’humilité qu’elle prenait de se cacher ! L’heureuse bergère devient aussitôt une vierge sacrée, vouée à l’Époux Céleste.
Les habits de la pénitence, le silence des saints cloîtres donnent un nouvel éclat à sa beauté céleste. Elle était alors dans la fleur de ses vingt ans.
D’ici peu d’années, la bergère de la Salette, l’habitante des bois, la virginale colombe se trouve vouée au pèlerinage du monde, elle entre dans une nouvelle phase de son existence qui doit durer toute sa vie. Pendant cinquante ans environ, Mélanie de la Salette accomplit une mission ou un sacrifice auquel Dieu la destinait par ses fins impénétrables. Une vie nomade, errante, de pays en pays, toujours dans l’espoir d’en trouver un où elle pût se cacher à tous, et où les hommes n’offenseraient pas Dieu ! « Quelques-uns, me disait-elle un jour, croient que je me plais à voyager et à aller de çà, de là ! mais combien ils se trompent ! » Et combien elle avait de motifs pour justifier ses pérégrinations !
Mais une halte de la sainte élue du Seigneur dans ses divers pèlerinages nous vaut le doux, le suave souvenir de notre ville de Messine et de ce pieux Institut religieux de charité. Il est bien juste que nous évoquions cette sainte mémoire et que nous vous en entretenions quelque peu, puisque c’est pour Elle que nous sommes ici recueillis au pied du Saint Autel et que nous célébrons cette cérémonie funèbre.
Messine, la cité de Marie très-sainte, a reçu de tout temps les marques particulières de l’amour de Celle qui lui a promis sa protection perpétuelle. Il y a sept ans que Mélanie de la Salette vint demeurer ici, pendant un an et 18 jours. Son arrivée fut précédée de quelques signes qui tiennent du miracle.
Ce qui donna naissance à un si grand bien fut que notre Institut traversait alors une période de difficultés telle qu’il semblait devoir être supprimé. Depuis quelque temps, un séjour de peu d’heures à Castellamare di Stabia m’avait fait souvenir de ce que je savais par la renommée, c’est-à-dire, que la Bergère de la Salette se trouvait là ! Grand fut mon désir de la connaître, mais ce fut en vain ; parce que cette colombe fugitive avait porté ailleurs son nid. Elle se trouvait à Galatina, diocèse de Lecce. Il me resta un vide dans le cœur.
De retour à Messine, j’en écrivis à Mgr Zola, d’heureuse mémoire, alors évêque de Lecce, qui me donna gracieusement l’adresse de Mélanie, et bientôt j’entrai en correspondance avec la servante du Seigneur. Oh ! quel parfum de Sainteté me semblait s’exhaler de ses lettres. Je m’en trouvais transporté au Paradis ! Un jour elle m’écrivit qu’elle allait quitter Galatina, mais qu’elle ne ferait connaître à personne sa nouvelle adresse. Cela me surprit et je me décidai à aller la trouver pour l’inviter à venir à Messine dans notre Institut. Ce fut pour moi comme un voyage de dévotion vers la Sainte Vierge ; je souriais à la pensée de voir et d’entendre parler cette heureuse créature qui avait vu la Sainte Mère de Dieu et l’avait entendue parler.
J’ai vu Mélanie dans sa pauvre demeure, j’ai conversé avec elle, je l’ai entendue raconter la Grande Apparition de la Salette ; et saintes et profondes furent mes émotions. Je l’invitai à venir à Messine, mais elle ne se décida pas. Elle me parla avec affection de Messine, me dit qu’elle portait sur elle, imprimée, la lettre de la Très-Sainte Vierge aux habitants de Messine[93], et me la montra traduite en français. Finalement, elle ne se décida pas. De retour, je trouvai mon pauvre institut près de sa fin. Alors, je m’enhardis à exposer cette situation à l’Élue du Seigneur et lui renouvelai l’invitation, lui demandant de venir au moins pour une année. Immédiatement elle me répondit qu’elle acceptait, et qu’elle viendrait dans le but d’organiser et de former cette Communauté des Filles du Divin Zèle du Cœur de Jésus, qui sont préposées à l’éducation des orphelines recueillies, et qui ont embrassé la sainte Mission d’obéir, par vœu, au précepte du Divin Zèle du Cœur de Jésus, Rogate ergo Dominum.
[93] La ville de Messine se glorifie de posséder une lettre que la Sainte Vierge écrivit à ses habitants qui venaient de recevoir la foi chrétienne.
Oh ! mes filles en Jésus-Christ, quel bonheur pour vous ! Mélanie, la fille de prédilection de Marie Très-Sainte, la créature sage, noble et aimable, a été l’Éducatrice et en quelque sorte la fondatrice de votre humble Institut.
Vous ne pourrez jamais oublier quel jour heureux fut celui de sa venue parmi vous. C’était le 14 septembre 1897, le cinquième jour de la neuvaine de N.-D. de la Salette, le Saint jour de l’Exaltation de la Sainte Croix ; admirable mais inévitable coïncidence de la part de Celle qui, sur la montagne de la Salette, avait vu la Très-Sainte Vierge et devait changer son nom en celui de Sœur Marie de la Croix. Il était 10 heures du matin quand Sœur Marie de la Croix se présenta sur cette place du Saint-Esprit, je l’attendais au seuil de ce Saint Temple. En la voyant, je ne pus m’empêcher de m’écrier : D’où me vient tant d’honneur qu’une préférée de la Mère de Dieu vient me trouver ? Mais elle, se mettant de suite à genoux, demanda la bénédiction du prêtre, ensuite elle entra dans la maison du Seigneur et assista dans un profond recueillement au Très-Saint Sacrifice de la Messe. Vous toutes, mes sœurs, ainsi que vos orphelines, vous l’attendiez dans la grande salle du parloir. Vous étiez dans une sainte attente, comme si, à travers une créature terrestre, vous eussiez dû voir la Très-Sainte Vierge en personne. Et non seulement la voir, mais la posséder au milieu de vous ; quel guide maternel et quelle Maîtresse ! A son entrée, accompagnée de moi, vous êtes tombées à genoux, saisies de respect et d’affection et vous avez demandé sa bénédiction.
Mais l’humble servante du Seigneur, confuse, se prosterna elle-même à terre et demanda la bénédiction du ministre de Dieu pour elle et pour vous. Telle fut son arrivée dans notre pauvre Institut.
Je ne veux pas vous rappeler davantage les merveilles qu’elle opéra ici. Mon Dieu ! nous avons assisté à des manières d’agir non communes ! Tout, dans cette créature, était nouveau et souvent mystique. Assurément la vertu qui était en elle et transperçait faisait souvenir des vies des Saints. Tout d’abord elle était d’une charmante innocence : c’était une colombe très-pure qui semblait avoir plané au-dessus de toutes les misères humaines sans avoir été effleurée d’une seule goutte. C’était un lis parfumé de virginité, c’était une toute petite enfant sortant des fonts baptismaux, mais cependant riche en prudence et en sagesse. Plus d’une fois, nous avons vu des oiseaux entrer dans le Monastère et jusque dans sa chambre, comme s’ils la cherchaient pour jouer avec elle.
L’esprit de mortification et de pénitence qui l’animait était remarquable. Elle prenait excessivement peu de nourriture, à peine quelques onces, et l’absorbait à petites bouchées. A Galatina, un kilogramme de pain lui durait quinze jours. Chez nous, elle en prenait à peine une once ou deux par jour. Elle buvait également fort peu, et jamais à pleines gorgées. Avant d’être parmi nous, elle restait par semaines trois jours consécutifs sans boire et disait : « Il y a de si grandes soifs par le monde ! » Le jour de Pâques, nous l’avons vue solenniser à table cette grande Fête, en prenant la moitié d’un œuf ! Jamais un fruit, jamais une douceur. Son sommeil ne dépassait pas trois heures et toujours sur la terre nue, comme vous avez pu le constater, mes sœurs. Combien de fois, dans le calme de la nuit, l’avez-vous vue passer, une lumière à la main, à travers les dortoirs ! Que dirons-nous des macérations de son corps virginal ? Que signifiaient ces linges couverts aux épaules de sang frais, que vous avez eu occasion de trouver en mettant ses vêtements à la lessive ? Que signifiait cette table toute hérissée de clous disposés en croix, qui donnait le frisson et que nous conservons avec des traces de taches de sang ?
Néanmoins, calme, sereine, tranquille, consommée dans la vertu et la souffrance, elle semblait extérieurement n’avoir rien ressenti ; gracieuse et délicate dans sa démarche, ses manières et son langage, et comme si en elle les contrastes s’étaient harmonisés, elle était recueillie et sociable, humble et imposante, aimable et réservée, forte et soumise, et celle qui était restée une toute petite enfant semblait supérieure à une personne adulte et mûre. Elle était, en réalité, simple comme la colombe et prudente comme le serpent.
Je voudrais avoir le langage d’un ange pour vous parler de notre Mélanie et vous donner une idée de son amour ardent pour Notre Seigneur Jésus-Christ et la Très-Sainte Vierge Marie. En vérité, sa vie fut une vie d’amour ! Elle aimait Dieu du pur amour, et les flammes de cet incendie mystique la consumaient tantôt plus, tantôt moins. Tous les sens, toutes les fibres, toutes les facultés de cette créature de Dieu tressaillaient d’amour. Vous vous souvenez avec quel transport d’amour elle se nourrissait, toute une journée, de Jésus au Saint-Sacrement. C’était son expression : « Ce que j’aime, je voudrais le manger ! »
Ah ! j’ai mis à une épreuve son amour pour le Saint-Sacrement un jour que, inopinément et sans qu’elle s’y attendît, je lui défendis de s’approcher de la Sainte Communion. Elle tressaillit, se trouva mal et tomba à terre comme morte. J’ai pu alors me faire une idée de ce qu’est un véritable esprit de vertu, quand, ayant repris ses sens, elle parut pendant tout le reste de cette journée aussi douce, aussi humble, aussi suave, et même davantage ; et moins que jamais, vous n’avez pu vous défendre de votre admiration habituelle. Mais le pur amour de Dieu engendre le zèle de sa gloire et du salut des âmes. Le zèle, a dit le Saint Évêque de Genève, est la flamme de la charité. Grand était le zèle qui brûlait dans le cœur virginal de Mélanie. Elle aurait voulu s’immoler à chaque instant pour que Dieu fût glorifié, Jésus connu et aimé en tous lieux, et toutes les âmes sanctifiées et sauvées. Sa foi vivante et son zèle ardent lui faisaient considérer les prêtres comme de nouveaux Christs, et lui faisaient désirer que le Monde fût rempli de vrais Ministres du Sanctuaire.
Je ne doute pas que, pour ce motif, elle n’ait vivement aimé notre humble institut, et que, depuis qu’elle l’a connu, elle ne l’ait porté toujours en son cœur, en faisant l’objet de ses ardentes prières, parce que nous avions pris pour notre devise et notre mission cette grande parole de l’Évangile, ce céleste précepte sorti du divin zèle du Cœur de Jésus : Rogate ergo Dominum Messis ut mittat operarios in Messem suam.
Oh ! mes Sœurs, cette prière que vous récitez dévotement tous les jours, combien elle l’avait à cœur ! elle voyait dans cette humble institution sortie de ses mains et dans cet esprit de prière comme le précurseur de sa chère fondation des nouveaux Apôtres ou des Missionnaires de la Mère de Dieu. Elle voulut même attacher à son vêtement le scapulaire du Cœur de Jésus portant cette parole sacrée, qui forme notre devise : « Demandez au maître de la moisson d’envoyer des ouvriers à son champ », et ce ne sera ni vous, ni moi, mes sœurs, qui donnerons un démenti à cette réflexion qu’elle me fit un jour, en français : « Je suis de votre Congrégation. »
Je renonce à décrire les merveilles dont vous ou moi avons été témoins pendant que Mélanie demeura parmi nous. Je ne dis rien de ses recueillements subits, dans lesquels elle semblait hors de ses sens et comme ravie en extase ; rien de cette sorte de divination des cœurs qui lui faisait lire les pensées cachées, rien des deux ou trois guérisons d’orphelines survenues à la suite d’un signe de Croix fait par elle, rien de son extraordinaire confiance en la Très-Sainte Vierge, grâce à laquelle elle semblait avoir toujours dans les mains, et à temps voulu, les objets, la nourriture ou l’argent, selon les besoins de la Maison. Faisons silence sur tout cela et ne préjugeons rien des jugements autorisés qu’il appartient à l’autorité de prononcer.
… Qu’il passa vite pour nous, le temps que nous gardâmes Mélanie de la Salette ! Vint le jour de son départ ; elle en était profondément attristée. Vous vous souvenez avec quelle humilité elle se prosternait en vous demandant pardon à grands cris ; et vous, avec des plaintes amères, mais hélas ! plus compréhensibles que les siennes, vous faisiez comme elle ! « Mère, lui disiez-vous, à travers vos sanglots, vous souviendrez-vous de nous ? nous recommanderez-vous au Seigneur ? » Et elle : « Oui, mes filles, toujours je vous porterai dans mon cœur ; toujours je prierai pour vous…, je vous laisse pour supérieure la Très-Sainte Vierge. »
De Messine elle alla à Moncalieri ; de Moncalieri en France. Elle fut à Diou ; elle fut à Cusset. Mais un jour elle dit : « Je ne veux pas rester en France ; je ne veux pas mourir chez les Francs-Maçons. » C’est alors qu’elle se résolut à retourner dans sa chère Italie, chercher quelque refuge isolé où personne ne la connût, où, dans le silence et la solitude, elle pût se préparer à la mort. Dès ce moment, les feux du divin amour étaient devenus en elle irrésistibles ; elle se sentait fortement attirée au Ciel.
Altamura, de la province de Bari, ville heureuse et bénie, fut le terme de ses pèlerinages terrestres. Elle y arriva en juin 1904. Elle avait alors 72 ans, et était comme à bout de forces. S. E. Mgr Cecchini, le très-digne Évêque des deux diocèses d’Altamura et d’Acquaviva, lui fit grand accueil : il savait quel trésor Dieu envoyait à sa ville épiscopale ! Sur les instantes prières de la Servante du Seigneur, il garda fidèlement le secret de sa venue. Il la confia, sans la nommer, à la noble et pieuse famille Gianuzzi qui ne tarda pas à constater l’extraordinaire sainteté de cette admirable étrangère, et se prit bien vite à l’aimer autant qu’à la vénérer ; mais Elle, qui, détachée de toute affection terrestre, chassée même de la maison de sa mère, avait passé dans le silence et le secret les premières années de sa petite enfance, Dieu la destinait à mourir dans une chambre étroite, dans un abandon total, loin de la présence, loin des secours de toute créature humaine.
C’est sa coutume, à Dieu, de révéler à ses chers serviteurs le jour et l’heure de leur mort. Avait-il réservé cette grâce à la favorite de la Très-Sainte Vierge ? nous l’ignorons. Il faut pourtant remarquer que Mélanie Calvat, trois mois avant sa mort, quitta la pieuse famille Gianuzzi en lui rendant humblement grâces pour sa cordiale hospitalité, et se retira dans un petit quartier de la ville, le plus écarté, là où elle pouvait le plus facilement se cacher à tous les regards. Tous les matins elle se rendait à la cathédrale pour y entendre la Sainte Messe et s’y nourrir de « son cher ami de l’Eucharistie ». Rien qu’à la voir, les fidèles étaient dans l’admiration devant le recueillement profond de cette inconnue.
Le 15 décembre de cette même année 1904, jour octave de la fête mondiale de l’Immaculée Conception, et veille de la neuvaine préparatoire de Noël, on ne vit pas venir à l’église la Servante du Seigneur.
Mgr l’Évêque se hâte d’envoyer chez elle son valet de chambre, s’informer si elle a besoin de quelque chose. On frappe à la porte ; pas de réponse. On refrappe, on refrappe avec bruit ; toujours le silence. On va vite prévenir Monseigneur qui, soupçonnant un accident grave, avise l’autorité civile. Celle-ci se rend sur les lieux, constate que personne ne répond, brise la porte et entre.
La Servante du Seigneur gisait sans vie sur la terre nue.
De la sorte sont morts de grands saints à qui l’Église a donné les honneurs des autels ; saint Paul l’ermite et sainte Marie l’Égyptienne, dans le désert ; saint François Xavier, sur une plage ; et dans une étable, sainte Germaine Cousin, cette bergère de France dont la vie a bien des ressemblances avec la vie de Mélanie.
Remarquons pourtant que la miséricorde de Dieu, cette Providence, pleine d’amour pour ceux qui l’aiment, avait déjà précédemment pris ses dispositions pour sa servante. En France, avant son départ pour Altamura, elle avait été sur le point de mourir, et, comme si elle eût été sur son lit de mort, elle avait reçu le saint Viatique et l’Extrême-Onction. Oh ! bienheureux ceux dont la vie est avec Jésus, dont la vie s’éteint dans l’amour de Jésus ! Beati mortui qui in Domino moriuntur… Elle avait vécu pauvre, solitaire, pénitente ; elle n’avait désiré que l’oubli : seule avec Dieu ! Elle voulait mourir comme elle avait vécu !
Mais saurons-nous les inventions délicates et pleines d’amour de son Bien-Aimé, de celui qui est fidèle et vrai, dans ces solennels moments ? Qui nous dira les secours pleins d’affection de l’Immaculée, de celle qui, sur la montagne de la Salette, s’était montrée à elle, si belle et si majestueuse ! Et cette assistance réconfortante des anges, ses frères ? Tout cela a été dérobé aux regards des hommes…
La mort de Mélanie a été comme l’image condensée de sa vie ![94]
[94] Mélanie fut souvent communiée par Notre-Seigneur lui-même et jouissait de la vue continuelle de son ange gardien. Or deux habitants d’Altamura ont affirmé avoir entendu dans l’appartement de la « pieuse dame française » à l’Angelus du soir, la nuit qu’elle est morte, des chants angéliques sur l’air de Pange lingua et le tintement d’une clochette comme lorsque l’on porte le Saint-Viatique.
Devant un auditoire qui connaissait ce témoignage, l’orateur s’est donc borné à l’insinuer, et la solennité d’une oraison funèbre exigeait cette discrétion. Quelqu’un lui écrivit de vouloir bien confirmer la déposition de ces deux témoins, ou la démentir formellement. Voici sa réponse :
« Je vous certifie qu’il est très-vrai que le gentilhomme Pascal Massari, d’Altamura, personnage respectable, digne de foi, et une dame, voisins de Mélanie, m’ont affirmé (et sont prêts à prêter serment) avoir entendu, le premier, le chant de Pange lingua qu’accompagnaient des voix angéliques, avec des tintements de clochette ; l’autre un bruit continu de clochette comme quand on porte le Saint-Viatique.
« J’ai recueilli ces dépositions en présence de deux prêtres de mes amis, dont l’un est Français, après avoir posé à ces personnes de minutieuses et précises questions. »
Mais ce serait se tromper que de voir dans cette mort sur la terre nue la simple conséquence imprévue d’une syncope. Non ! son lit, elle ne s’en servait pas, la servante de Dieu, innocente pénitente. Nous l’avons déjà dit, c’est sur la terre nue qu’elle prenait, pendant quelques heures de la nuit, son repos et son sommeil… N’est-ce pas le cas de s’écrier : Moriatur anima mea morte justorum ? Cette « Juste », puissions-nous mourir comme elle mourut ? Puisse la fin de notre vie ressembler à la sienne !
Adieu, âme si belle ! Adieu, créature d’amour, ouvrage complet de l’amour, du très-pur et très-saint amour de Jésus, le Souverain Bien ! Adieu, Vierge vigilante et prudente ! Quand, dans le calme de la nuit, la voix de l’Époux t’appela, sans retard, tu courus à Lui, avec la Lampe mystique, la lampe remplie d’huile et ruisselante de splendeur !… Pour toi sont finis les travaux, les longs et fatigants voyages, les pèlerinages épuisants, les profondes agonies d’amour, du saint Amour avec sa faim insatiable et son inextinguible soif de la Justice qui n’habite pas cette terre ! A cette heure, c’est le Très-Haut qui est ton héritage !… Oui, cette pensée nous est très-douce : les flammes expiatrices n’ont pas été pour toi, ou du moins ton passage y a été rapide, et te voilà, pour l’éternité, entrée dans la joie de ton Dieu ! Oui, ils sont réalisés dans le bonheur, ces ardents désirs de l’union sans fin avec le Seigneur, qui, si souvent, t’arrachaient ce cri : « Quand viendra l’heure ? Oh ! quand l’heure viendra-t-elle !… » Sois dans l’allégresse, dilate ton cœur dans la vision béatifique de ce Jésus, l’objet de tes soupirs, l’aspiration perpétuelle de ton âme pleine d’amour, ce Jésus que tu n’as pas craint de suivre sur sa voie douloureuse ! Sa croix, elle a été pour toi délices, sourire et joies, « fleur qui jamais ne se flétrit », écrivais-tu souvent ! Oh ! que de fois, semblable à l’Épouse du Cantique, tu as langui d’amour pour le Bien-Aimé ! C’était un feu qui s’élançait de ta poitrine !… Et quand, entrée dans le royaume de l’Éternelle Gloire, quand tu as vu la Reine sans tache, Celle qui avait comme affolé ton cœur d’un amour d’enfant, si tendre et si plein de confiance, ce cri : « Madonna mia ! Madonna mia ! » avec lequel tu acclamas la Grande Reine… tout cela, comment pourrais-je le dire !…
O Mélanie, de ce trône élevé sur lequel Dieu vous a assise au Ciel, vos regards s’abaissent-ils encore sur cette terre ? Nous aimez-vous toujours avec ce cœur qui nous a tant aimés en ces bas lieux de l’exil ? Mais que dis-je ? Est-ce que tout amour d’ici-bas ne se perfectionne pas au contact de Dieu ? Est-il possible que, dans le Ciel, les Bienheureux n’aiment pas ceux qui les aiment ? Oui ! En Dieu vous nous aimez… Un jour, pendant que vous étiez au milieu des pauvres orphelines, on vous disait : « Mère (on vous donnait ce doux nom), Mère, une fois partie, vous ne penserez plus à nous. — Ah ! répondiez-vous, vous ne connaissez pas mon cœur ! »
A cette heure où dans le Royaume de l’Éternel Amour vous nous aimez de la parfaite Charité, ah ! ne cessez pas de prier pour nous. Priez pour tous ceux qui vous vénèrent comme une créature céleste. Priez pour ces vierges, « les Filles du Divin Zèle », pour l’éducation religieuse desquelles vous avez dépensé une année de votre vie, avec des soins plus que maternels, avec une direction sage et éclairée, avec un zèle tout particulier pour les remettre dans la voie du Seigneur. Vous le savez, ces pieuses filles consacrées au Très-Saint Cœur de Jésus et vouées par vous-même à Marie, la Mère Immaculée, vous regardaient comme une déléguée de la Très-Sainte Vierge venue au milieu d’elles, il y a sept ans, et qui semblait avoir toujours été parmi elles.
Et sur moi aussi, sur moi qui apporte à votre mémoire ce faible tribut d’hommages, sur moi qui de votre noble cœur ai reçu tant de témoignages de votre pure et sainte dilection, sur moi aussi daignez répandre le puissant secours de vos prières à l’adorable Rédempteur Jésus-Christ et à Marie sa Mère immaculée !…