Celle qui pleure (Notre Dame de la Salette)
VIII
Le Sacré-Cœur couronné d’Épines.
Marie est le Règne du Père.
« Son Cœur trop doux. » C’est lui-même qui a dit cela : Mitis Corde. L’excès divin, comme toujours. On dirait qu’il ne peut se décider à punir. Marie ne serait pas là que son Bras resterait tout de même suspendu, son Bras écrasant. Une visionnaire fameuse a dit que saint joseph avait le cœur trop tendre pour supporter la Passion et que c’est à cause de cela qu’il n’en fut pas le témoin. Le pressentiment seul du Vendredi-Saint suffisait pour le faire mourir de compassion. Quelque chose de tel doit exister ineffablement en Dieu. Il fallait la force de Marie à l’holocauste et il la faudra au châtiment, puisque la Victime, si valide pour l’Amour, semble infirme pour la Justice.
Il est difficile de dire combien les sentimentalités dévotes abaissent Marie et la découronnent. Les pieuses chrétiennes veulent d’une Reine couronnée de roses, mais non pas d’épines. Sous ce diadème elle leur ferait peur et horreur. Cela ne conviendrait plus au genre de beauté que leurs misérables imaginations lui supposent. Cependant la Liturgie sublime qu’elles ignorent veut expressément que le Sauveur ait été couronné par sa Mère[14] et où donc aurait-elle pu prendre ce diadème, sinon sur sa propre tête ? Ne fallait-il pas à Jésus-Christ la plus somptueuse de toutes les couronnes et quelle autre que celle de la Reine-Mère eût été digne du Roi son Fils ?
[14] Missa Spineæ Coronæ D. N. J. C. Introitus.
Mais j’ai parlé du Cœur, de ce Cœur « doux et humble » qui est sur les autels et que tous les catholiques adorent. C’est la dévotion des Derniers Temps — que ces derniers temps soient des années ou des millénaires. Jésus veut triompher par son Cœur, par son Cœur couronné d’épines. Car voici un mystère. On dirait que la Face du Maître qui enivrait les Saints a disparu, à mesure que se montrait son Cœur. Alors le signe de sa Royauté, le signe essentiel qu’il tient de sa Mère, il a bien fallu qu’il descendît sur son Cœur et comme c’était une couronne fermée, surmontée de la Croix, ainsi qu’il convient aux Empereurs, la Croix est descendue en même temps, plantée pour toujours dans ce Cœur dévorant et dévoré qui « possédera toute la terre parce qu’il est infiniment doux ».
Telle est l’image qu’on a été forcé d’offrir à la piété des fidèles, image d’aspect enfantin, la seule tolérable parce qu’elle ne veut être que symbolique. Les horribles statues représentant un Jésus glorieux et plastique, « en robe de brocart pourpré, entr’ouvrant, avec une céleste modestie, son sein et dévoilant, du bout des doigts, à une visitandine enfarinée d’extase, un énorme cœur d’or crénelé de flammes[15] » ; ces honteuses et profanantes effigies doivent, en une manière, ajourner la Communion des Saints, la Rémission des péchés, la Résurrection de la chair, la Vie éternelle…
[15] Léon Bloy. Le Désespéré, chap. XLVI.
On aura beau chercher, la représentation du Cœur très-sacré n’est possible qu’en armoiries ou en sceau. Il fut révélé à Marguerite-Marie que Jésus voulait son Cœur sur les étendards de France et en abîme au milieu des fleurs de lys. Louis prétendu le Grand méprisa ce désir divin qui ne put être accompli que deux siècles plus tard, dans l’obscurité la plus profonde, lorsque le trône étant devenu vacant et tous les théâtres de la gloire française étant fermés, un prince pauvre se présenta…[16]
[16] Léon Bloy : Le Fils de Louis XVI.
Pour les intelligences véritablement théologiques, la dévotion moderne au Cœur de Jésus est la plus forte preuve que Marie doit tout accomplir et que son temps est venu. Lorsque les chrétiens disent la si mystérieuse et si incompréhensive Oraison Dominicale, combien peu savent ou devinent que l’Adveniat Regnum tuum proclame cette Mère avec une précision absolue et l’appelle si fort que ces trois mots ont fini par la faire descendre tout en larmes. C’est Elle qui est le Règne du Père !…
Ah ! comme Elle nous prie de l’écouter ! Attendite et videte si est dolor sicut dolor meus. Elle sait si bien que tout est perdu si on ne l’écoute pas ! On l’a attendue dix-neuf siècles. On l’a appelée dans tous les pays et dans toutes les langues, matin et soir, avec des milliards de bouches. Des Apôtres, des Martyrs, des Confesseurs, des Vierges, des Prostituées, des Assassins, des Vieillards près de mourir et de tout petits Enfants qui savaient ou ne savaient pas ce qu’ils disaient, l’ont suppliée de venir et Elle est venue enfin, comme une malheureuse, réclamant le Septième Jour qui lui appartient et qu’on ne veut pas lui donner.
Elle ne nomme pas expressément le Cœur de Jésus, mais elle nomme celui de Napoléon III, ce qui est étrange et terrible. Comment veut-on que Marie prononce le mot cœur sans que se produise le Déluge, l’immersion, l’engloutissement d’Elle-même et de tous les mondes en ce gouffre de sang et de feu qui est le Cœur du Christ : « La fontaine sortie de la Maison du Seigneur pour irriguer le torrent des épines », ainsi que prophétisait Joël, 600 ans avant la Passion[17].
[17] Joël III, 18. Joël planus in principiis, in fine obscurior, a dit saint Jérôme parlant à des hommes qui ne pouvaient pas connaître le Sacré-Cœur.
Mais que de paroles, mon Dieu ! N’est-elle pas Elle-même le Cœur du Christ percé de la Lance et déchiré par les Épines, où s’implante la Croix folle ? Que croirait-on si cela n’était pas à croire ? Un point est indiscutable. Nous périssons pour ne pas l’avoir écoutée.